Les tentatives pour expliquer la guerre se réduisent souvent à l’assemblage d’une quantité d’informations, pour décrire l’enchaînement d’événements dans une logique la plus rationnelle. Il y a quelque chose de vain à vouloir expliquer la guerre de la sorte. La guerre ne s’explique pas, elle implique. Et on ne peut la penser que si elle nous implique, pas uniquement en y prenant part, ou d’un point de vue partisan, mais au sens d’y être mis en cause ou de s’y mettre en cause. Il y a quelque chose de malaisé à parler de la guerre de l’extérieur et il faut longtemps chercher les mots qui l’approchent et qui l’entourent. Pour parler des films de, sur, autour, contre… la guerre, mais d’abord pour en parler, raconter l’état de guerre, l’état dans lequel nous sommes. Ce caractère physique traverse le livre de Jean Hatzfeld et s’énonce d’entrée dans son titre : L’Air de la guerre. C’est un récit imprégné où à aucun moment l’auteur, journaliste à Libération, ne cherche à expliquer mais plutôt à exposer le lecteur, comme on le dit d’une photographie. La précision de ses descriptions crée comme de minuscules et infinis plans d’une scène, des détails anodins qui composent une puissante force d’évocation. Jean Hatzfeld semble perméable à la matière, et sait faire flotter chez le lecteur, les sons, les odeurs, les mouvements, les paroles. L’Air de la guerre est bâti sur les notes prises dans son carnet, Sur les routes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine (c’est le sous-titre du livre). Des notes qui étayeront les articles de l’auteur au fil des jours, mais qui seront aussi source de ce récit différé. Et celui-ci nous conduit au fil des rencontres et des solitudes d’Hatzfeld, qui nous mène et nous ramène à des lieux, des visages, des histoires pour construire l’écheveau de « sa guerre ». Mais le trouble engendré par le récit ne vient pas uniquement de sa force d’imprégnation des chairs et des affects. Il tient aussi de sa distance aux événements, celle de l’observateur impliqué, un mélange de détachement et d’attirance – Hatzfeld semble parfois comme convoqué au témoignage de la guerre. Sa posture est singulière voire ambiguë sans que sa position vis-à-vis de la guerre ne le soit. Jamais son implication ne met en cause la qualité de son regard et de son discernement, jamais il ne sombre dans aucune fascination : « À diverses occasions au cours de cette guerre je me féliciterai d’avoir été le témoin de cette matinée. Cela constituera un privilège par rapport à des confrères qui ne sont jamais entrés dans la ville (Vukovar). Cette visite extraordinaire n’est pas une vaccination à l’horreur, bien au contraire. Ni une contamination par la morbidité de la guerre. Elle est une initiation sans filet à l’invraisemblance de la guerre. » (p. 108)
La photo de Luc Delahaye en couverture du livre pourrait symboliser cette coexistence, cette duplicité. Ici dans un paisible et familier paysage qui d’entrée attire le regard pour ne laisser surgir qu’en second, par un mouvement de recul, ce premier plan noirci, le cadre d’une fenêtre, brisé, déformé, comme une métaphore du récit d’Hatzfeld.
D’une certaine façon, le film de Pierre Beuchot prolonge cette expérience. Le Temps détruit possède ce pouvoir d’évocation, à la frontière de l’image et de l’écrit. Il nous livre à la correspondance de trois hommes avec leur femme, pendant « la drôle de guerre ». Les voix qui nous content ces écrits se superposent aux images. Les premiers mouvements du film nous conduisent lentement, avec douceur, sur les lieux aujourd’hui déserts et silencieux, où la lecture de brefs communiqués officiels nous informe que l’histoire, pour chacun de ces hommes, a pris fin. Le récit du quotidien va hanter tout le film, transformant l’image d’un paisible paysage en un champ de bataille infernal. Le film inscrit la disparition comme préambule et les correspondances comme la trace la plus sensible de ces trois destins mêlés. Ici aussi, la minutie des descriptions, l’attachement au quotidien, le soucis des détails, nous transportant sur les lieux, nous rendent ces écrits et leur auteurs intensément présents. La juxtaposition de l’univers de ces trois hommes avec les images et actualités de l’époque ne s’inscrit pas dans un rapport illustratif mais contextualise ces expériences. Ces allers et retours d’une représentation à l’autre humanisent les images d’archives. Ce passé incarné au présent installe une proximité que renforce l’intimité de ces relations épistolaires.
Le ton ironique et lucide de l’écrivain Paul Nizan, celui plus grave mais pas moins critique du musicien Maurice Jaubert (dont les musiques accompagnent le film), celui inquiet et attentif de Roger Beuchot, le père du réalisateur – son sujet d’implication personnel – témoignent de ces instants fragiles et incertains. Le temps suspendu et différé de la correspondance – accentué ici par l’absence des réponses de leur compagne – est aussi celui de la solitude et de l’éloignement, de l’attente, du sursis de quelques « heures pacifiques » où « c’est une grâce, même si elle ne doit pas durer toujours d’avoir trouvé (son) équilibre au sein de ce désordre, de sentir (sa) vie présente se raccorder à l’autre ». Mais ce temps suspendu s’éternise, on pressent un bruit sourd et sec d’une grande violence. On imagine ce courrier officiel dissemblable, méconnaissable, qui rompt les correspondances et les vies qu’elle reliaient. Les sentiments de ces hommes nous reviennent comme des bouffées d’absurdité.
Autre époque, autre lieu, autre guerre. Dans Mission dans le Sinaï, plus Frederick Wiseman nous éloigne de la guerre, plus son absurdité nous revient avec force. Le film nous mène dans une zone tampon, espace intermédiaire, entre-deux guerre ici géographique où l’ONU fait appel à une entreprise privée américaine, sous contrat avec l’État, pour mener une mission de paix. Il nous faut parfois faire preuve de beaucoup d’insistance pour se persuader qu’il ne s’agit pas d’une vaste mise en scène, répétition d’un film de science fiction, territoire tragique devenu terrain de jeu d’une équipe de fiers « équipiers de la paix ». Cependant, la mise en scène administrative de la gestion de cette bande de transit est, elle, tout à fait réelle. La surveillance de la traversée des convois, le comptage du nombre de véhicule et de bidons transportés, les procédures de passage, l’entretien des capteurs le long des routes, tout cela donne lieu à des scènes d’un grotesque abouti. Mais surtout, et au-delà de l’incongruité du quotidien de ce camp (bronzage, soirée de beuverie…) en autarcie au milieu du désert, ce que nous annonce cette mission, c’est une forme de privatisation et de banalisation de la guerre. Un phénomène qu’accompagne l’émergence aujourd’hui de termes les plus déresponsabilisants pour qualifier des actions qui n’en sont pas moins guerrières.
Et cette phrase de Chris Marker, dans Immemory, de nous revenir en écho : « Il est toujours intéressant de vérifier, même à une échelle infime le pouvoir des images à conjurer le malheur. »
Regarder en face un reflet que parfois l’on se cache, mais dont ces images rendent peut-être les contours plus distincts.
Christophe Postic