La configuration de la salle d’audience, plus modeste mais similaire à celle d’un quelconque tribunal, pourrait ressembler à celle d’un procès des plus ordinaires. Sauf qu’ici les accusés ont la peau blanche, qu’ils sont libres et même souriants alors que les victimes ont la peau noire et sont enchaînés depuis quarante ans à leur douleur. Excepté surtout que les verdicts rendus apparaissent comme un camouflet à l’idée même de justice. La Commission Réconciliation et Vérité (CRV), mise en place après l’arrivée de Nelson Mandela au gouvernement, n’avait en effet pas le pouvoir de condamner, mais simplement celui d’amnistier les cas qu’elle examinait.
Des aveux contre la liberté, telle fut la condition sine qua non à la création de cette instance, même si un tel contrat met du plomb dans un des plateaux de la justice sud-africaine. Mais ce qui se jouait là allait au-delà des jugements rendus, l’enjeu n’étant rien d’autre que l’avenir de la société sud-africaine, un avenir qui passait d’abord par le règlement du passif légué par le régime raciste. Et les sanctions rendues, si choquantes soient-elles en regard de la gravité des actes décrits, ne sont que le reflet de la puissance encore existante des hommes de l’ancien régime et de leur résistance au changement. Le prix à payer pour la démocratie ou tout le cynisme d’une certaine forme de realpolitik. Une telle chose aurait pourtant été inimaginable en 1994, lors des dernières élections qui laissaient craindre un règlement de compte sur fond de violence et de bain de sang. L’essentiel est alors dans ces mots de l’un des membres de la Commission qui explique que c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un pays se donne les moyens de régler ses conflits qui l’ont meurtri et divisé. D’une manière pacifiste, sinon juste, s’entend.
À travers les descriptions de meurtres, les tentatives de justification, c’est tout le mode de fonctionnement de l’apartheid qui est mis en lumière. Un régime qui avait fait de la violence la norme, structurant le psychisme d’hommes pour qui l’assassinat avait perdu tout caractère exceptionnel. Et à écouter les regrets émis sans conviction par les « accusés », d’un air détaché qui en dit long sur leur sincérité, on doute que cela ait beaucoup changé pour eux. Comment ne pas penser à leur propos à la notion de banalité du mal utilisée par Annah Arendt lors du procès d’Eichmann à Jérusalem.
Un parallèle qui s’impose également lorsque les criminels se retranchent sous le couvert de l’autorité, expliquant que leurs actes avaient l’approbation, tacite sinon écrite, de leur hiérarchie. En nous montrant l’interrogatoire de l’ancien président De Klerk, qui nie toute culpabilité, Van In met le doigt sur une des principales faiblesses de la Commission : les lampistes ont avoué, mais les principaux responsables – c’est-à-dire le gouvernement, le Parti National et le monde des affaires – s’en tirent à bon compte. Tout comme ont été laissés de côté d’autres aspects de l’apartheid liés aux spoliations de terre, à l’exploitation et aux déportations de population.
La Commission permit cependant aussi l’expression des victimes et Van In filme de nombreuses femmes comme si, à l’image des « folles de Mai » argentines, c’étaient elles les dépositaires de toute cette souffrance accumulée en silence.
« Je vais me lever, parler et je guérirai peut-être », dit l’une d’entre elles. En suivant les émissaires de la Commission chargés de recueillir les témoignages, c’est à la découverte d’une société malade que le réalisateur nous entraîne. Mais pour ces femmes, si la libération de cette parole refoulée est un pas dans la recherche de la vérité, celle-ci est insuffisante dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de la poursuite et de la condamnation des tortionnaires. Ce qui explique pourquoi de nombreuses familles ont refusé de participer aux audiences, dont celle de l’une des figures majeures de la résistance, Steve Biko. Un déni de justice qui restera comme l’un des principaux pavés sur le chemin de la réconciliation. Tout au moins à court terme.
Reste que dans ce pays en pleine reconstruction, la CRV, en se penchant sur un passé récent et douloureux, aura au moins eu le mérite de fournir le matériau nécessaire à une lecture de l’Histoire qui empêchera toute tentation d’amnésie. On ne peut en dire autant de nombreux autres pays. En rendant compte de cette démarche malgré tout historique, Van In supplée à l’absence d’images qui caractérise ce crime contre l’humanité – la ségrégation raciale ayant été reconnue comme telle – et son film, au fil de sa réalisation, devient lui-même une archive témoignant de cette tragédie.
Francis Laborie