Revoir Liberté, la nuit, revoir Emmanuelle Riva, oiseau fragile, abandonné, dévoré par la souffrance de l’amour, par la guerre d’Algérie qui rugit au loin, revoir Maurice Garrel, l’homme sévère, le père inquiet, portant le deuil de son amour assassiné, replonger dans les frémissements du film de Garrel et seize ans après, pleurer toujours.
À Lussas, il est question de documentaire, de témoignage, d’engagement. Et de la guerre : celles qui se passent loin de chez nous, celles qui s’y sont passées, celles qui s’y passent encore, celles qui nous concernent tous. Pourquoi cette impression que le cinéma de Garrel est presque le seul en France, à ne jamais oublier ? On a tellement parlé à son propos de nombrilisme, d’hermétisme, de sa posture d’artiste érigée en icône, qu’on a travesti l’essentiel : que son cinéma est un cinéma au moins autant pour voir que pour vivre, pour apprendre à vivre ici et maintenant, avec tout ce que cela implique de l’homme et de ce qui l’entoure, d’un héritage à accepter, d’une histoire à transmettre.
Posture de guerre, oui : de résistant. En marge de ces films nous assenant des vérités supérieures depuis un improbable au-delà, celui de Garrel inscrit pour nous, en mineur, la trace d’un manque, l’écho d’un danger redoutable : celui de sa propre destruction. Un bref instant, la pellicule se voile sur Mouche (Riva) assise devant sa machine à coudre, puis sur le visage de Jean (M. Garrel) : personnages menacés de disparition, car en constante exposition. Parce qu’ils sont vivants, parce qu’ils prennent le risque de vivre – de lutter pour leur amour, pour leurs idées – ils prennent aussi celui de mourir. Menace perpétuelle (tremblé du cadre), devenir fantôme (effacement chimique par la surexposition), le récit s’anéantit lui-même dans la dilatation infinie des plans muets sur Mouche, Jean, et bientôt Gémina : où la durée gomme l’acte, l’action, pour ne garder que la présence, ou plutôt une présence/absence. Comme s’il fallait absolument les regarder jusqu’au bout, le plus possible, parce que ce qu’ils sont, ce qu’ils vivent (l’amour de Gémina) ne reviendra plus.
Rien n’est définitif, rien n’est acquis : au loin, hors champ, il y a une guerre. On en parle peu, on n’en voit rien (une mallette, deux revolvers, un groupe d’hommes). Au refoulé des guerres – la guerre d’Algérie était nommée à l’époque comme « les événements », une action de pacification –, il y a toujours un prix à payer. Surtout lorsqu’on les croit finies : mais quand le sont-elles vraiment ? Il n’y a pas de dates, pas de repères historiques dans Liberté, la nuit : la guerre continue toujours, elle ne se règle pas dans la bonne conscience ou dans un oubli consensuel. D’où le fait que les deux vengeances de l’OAS nous paraîssent si brutales quand elles surviennent, alors même que la fragilité d’être (la trace plutôt que la certitude) de tous les personnages les avait annoncées.
Ici, comme toujours chez Garrel, la fiction n’est pas sublimation du réel, mais au contraire retour inlassable, obsessionnel, sur celui-ci. Sur les acteurs (la saisie d’un corps), sur l’instant du tournage, retranscrit tel quel sur la pellicule (la fameuse prise unique par plan), et sur sa propre démarche, qu’elle soit mise en abîme dans un récit ou simplement mise en avant par le constant émerveillement dont le cinéaste témoigne à l’égard du plan (cette sensation parfois qu’il filme moins une fiction de cinéma que le cinéma lui-même). De la réalité de la vie, de sa vie d’homme-cinéaste, il est toujours question : témoins ces figures récurrentes du père (monologue de Maurice Garrel : « et toi enfant qui me lis, écoute bien cette histoire »), de l’artiste (ici Lazlo Szabo est marionnettiste) et de la femme aimée (de Riva, la mère, à Boisson, la jeunesse incarnée), qui résonnent comme autant de réponses à l’opacité de la vie. Une trinité qui ramène au penchant ciné-christique de Garrel : posture terriblement hors saison, anachronique. Mais c’est justement là qu’il y a le plus de résistant en Garrel : la sacralisation juvénile du plan, le refus de trop toucher (par la clôture du récit, par la maîtrise) à une expérience qui tient de la révélation, confèrent à son film un inachèvement, un amateurisme (et l’on ne dira pas au meilleur sens du terme, puisqu’en son sens il est plus beau que tout), une fragilité redoutables. Et en premier lieu, redoutables pour nous, spectateurs d’un film qui nous bouleverse tant ses chuchotements y sont plus forts que bien des cris d’alarme, et jusque dans ses manques, dans cette place à prendre, béante, ouvrant tout droit sur la vie.
Gaël Lépingle