Chronique lussassoise

Jérôme avait longuement réfléchi : s’il croisait Martine, un petit bonjour de loin et hop, l’esquive.

Mais il avait beau scruter les terrasses du déjeuner, pas de trace de la demoiselle.

Tant pis.

Le repas vite avalé lui pesait sur l’estomac, tandis que l’air se chargeait de mots évocateurs : luttes, mondialisation, réveil des consciences, réveil de la profession depuis la modification de son statut… Coincé dans la queue interminable de la salle 3, Jérôme subissait les coups de coude involontaires que lui prodiguait une spectatrice surexcitée, en pleine diatribe contre sa voisine.

– Il faut quand même reconnaître que traiter du Front National ou de grèves ouvrières, ça donne une légitimité qui a souvent peu à voir avec la pertinence d’une quelconque approche cinématographique.

La réponse, blême, ne s’était pas fait attendre.

– C’est grave de dire ça. On ne peut pas avoir la même demande vis-à-vis de tous les films : certains sujets passent au-dessus de toute question de style. Une parole  humaine et engagée peut produire de la pensée, malgré tout. Il ne faut pas être dans un esthétisme déplacé.

D’une voix timide, l’autre osa :

– Tu ne crois pas que ce sont plutôt les formes qui portent le germe d’une vraie résistance ? La télévision est la première capable d’aborder tous les sujets, en prémâchant tous les discours à la moulinette du formatage. Les choses se passent ailleurs que dans le sujet.

L’autre se mit à bondir, écrasant copieusement les pieds de Jérôme, qui endura silencieusement.

– Je suis désolée Solange, mais là tu me scies. On mobilise les gens sur un sujet, pas sur un style !

Jérôme eut une illumination. Il revit ses parents rentrer du cinéma, un soir de novembre 1982. Sa mère était triste : Demy avait défiguré les organisations syndicales. « Ça ne se passe pas comme ça dans la réalité ! », avait clamé la parole maternelle. Pourtant, vingt ans plus tôt, c’est peu dire qu’elle-même avait défendu les « passe-moi le sel » chantonnés d’une marchande de parapluies. Mais d’accord pour les histoires d’amour, pas touche aux luttes ouvrières.

En fait, pensa Jérôme, le problème c’est que ce film cinglé n’était pas récupérable pour ou par ceux qu’il représentait. C’étaient les signes de la grève qui avaient attiré Demy – les braseros, les postures, les masses compactes de la manifestation – comme autant de points d’ancrage d’une vision du réel plutôt fantasmatique ou hallucinée. Alors que le geste militant cherche à utiliser le cinéma pour sa cause, Une chambre en ville l’avait à son tour utilisé, presque instrumen-talisé. Sa maman n’avait pas supporté ça. Pourtant, comme tout personnage de cinéma, les ouvriers, les militants sont des « petites formes » (n’est-ce pas Herman ?), à ce titre ni inférieures ni supérieures aux autres.

Jérôme chantonnait mentalement « Police : milice ! Flicaille : racaille ! », lorsqu’il aperçut soudain Martine dans la foule, à quelques pas devant lui.

Gaël Lépingle