Résumé des épisodes précédents.
2000 : Jérôme initie Martine aux joies du documentaire à Lussas. Moralité, c’est elle qui lui fait comprendre que ça n’a rien à voir avec le cinéma hollywoodien. Là-dessus ils se fâchent, elle ne remet plus les pieds à Lussas, sauf l’année dernière, mais là c’est Jérôme qui n’est plus là. Bref, elle aime Antonioni, Rithy Panh et les plans longs où ça cause pas, il aime Perrault, Eustache et les films où ça cause tout le temps. Et ça fait des années qu’ils ne se causent plus.
2006. Jérôme sortit émerveillé de la projection de Quelques miettes pour les oiseaux.
Les 18e États généraux commençaient bien.
Dans l’encombrement de la foule déjà compacte qui s’échappait de la salle 1, il se fit happer par Olivier :
– Tu sais que Martine arrive demain ?
Jérôme ne cilla pas. Il se fit vite une mine, bof, oui, non, je savais pas. C’était le risque Lussas number one : croiser nécessairement les anciennes amours, indésirables et toujours désirées, dans ce monde en miniature. Deux rues, cinq salles et trois restaurants : l’impasse.
– Tu vas voir Marguerite cet apreme ? fit Olivier, qui n’était pas dupe du regard atterré de son ami.
« Je te raconte. C’est un jeune Anglais qui est là. Il a vingt ans. Il est orphelin. Et il est mort dans le ciel. » L’après-midi fut bercé par les mots de la vieille Sibylle, la Grande Sentimentale, la Prêtresse au col roulé, tellement moquée, tellement aimée.
Le soir venu et le Blue Bar réinvesti dans ses fonctions vitales, Olivier tenta de reprendre le chemin de cette émotion.
– Elle est là dans son fauteuil, comme infirme, elle dit que c’est impossible, mais en lui faisant décrire ce projet qu’elle pense ne pas faire, Jacquot, en douce, le fait exister. C’est très tendre, cette écriture à quatre mains. Et puis la contrainte de l’oralité, l’improvisation vocale pour tremplin comme pour une messe des morts, c’est le style Duras autorisé à sa quintessence, puisque c’est d’une histoire de sépulture qu’il s’agit.
Jérôme se laissa entraîner :
– C’est amusant de voir ça ici, à Lussas, dont la doxa ordinaire est assez loin de cette façon de remuer impunément les traces documentaires comme un matériau toujours appropriable. « J’écris à cause de cette chance que j’ai de me mêler de tout », c’est pas tellement tendance. Lussas, c’est plutôt le primat à la relation, à l’autre, qui « fait cinéma ». Il y a une éthique de la présence d’une lourdeur… Le lien filmeur / filmé est en train de virer au gnangnan à force de se justifier. Duras, c’est aussi un cinéma de l’absence, venant plutôt combler une relation déficiente, voire impossible…
– … et se substituant à la vie ! lança Olivier, qui connaissait son affaire.
– Peut-être oui, ce serait sa tristesse. Chez tous ceux que j’aime, Eisenstein, Sternberg, Ozu, Minnelli, et même Godard au bout d’un moment, la construction du sens obstinément écrite a priori canalise une hystérie possible, la crainte du vide, le manque de l’autre. Duras attrape cette histoire au vol, on dirait une question de survie.
– Est-ce qu’on n’est pas très loin du documentaire ?
– Aussi loin que possible. Avec elle on chope la fiction comme une maladie, un mauvais rhume, très vite. Il suffit de se découvrir un peu.
Gaël Lépingle