« Ce nous pas si facile à regarder »

Entretien avec Avi Mograbi à propos de August, a moment before the eruption

Dans August, a moment before the eruption, Avi Mograbi mêle trois types de récits : scènes filmées en extérieur sur le vif, scènes comiques où il se filme lui-même, et auditions d’actrices pour un casting. Entretien pour tenter de démêler l’écheveau de cette triple narration.

Après Comment j’ai appris à surmonter ma peur d’Ariel Sharon et Happy Birthday Mr Mograbi, pourquoi avoir fait August ?

J’ai fait August parce que la vie en Israël devenait insupportable, et ce, dès un an avant le début de l’intifada actuelle. L’atmosphère dans les rues était ahurissante de violence. M’étant moi-même trouvé plusieurs fois impliqué dans des incidents à la limite de l’agression, j’ai décidé de sortir dans la rue et de filmer ce que jy voyais. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais, je pensais que des choses se passeraient devant la caméra et qu’elles en viendraient à raconter une histoire.

Nous étions en août 1999. Finalement, je ne me suis pas servi de ces plans, seule une scène du film en est issue.

Un an après, en août 2000, j’ai décidé de recommencer. J’avais alors une idée plus précise : je cherchais à saisir des actes d’agressivité et à montrer que, pendant que le réalisateur sort dans la rue pour traquer la violence, celle-ci entre chez lui par la porte de derrière. Dans la rue, je n’ai pas rencontré de violence en tant que telle. Mais j’ai été constamment obligé de défendre mon droit à filmer, et j’ai essuyé de très nombreuses agressions contre ma caméra. Au lieu de saisir la violence, je finissais donc par filmer mes querelles avec des interlocuteurs qui m’accusaient à l’avance de vouloir déformer ce que ma caméra enregistrait. Finalement, j’ai mis des mois à comprendre que, malgré les apparences, je filmais bien ce que j’étais venu chercher, et que de mes plans émanait la sensation que quelque chose était sur le point d’exploser.

August a-t-il été projeté en Israël ? Comment le public a-t-il réagi ?

August a été diffusé en Israël en avril dernier. La chaîne câblée Channel 8, coproducteur du film, l’a diffusé avec …Sharon et Happy Birthday… au cours des trois soirées d’un week-end, ce qui m’a semblé très courageux. J’ai rencontré des réactions assez enthousiastes dans la rue mais, bizarrement, presque aucun écho dans la presse. Pourtant, en Israël, les journaux publient quotidiennement des critiques sur les programmes télévisés de la veille, et les documentaires font l’objet d’une grande attention. Le film est donc globalement passé inaperçu.

Vos trois premiers films sont faits de scènes filmées sur le vif et de scènes où votre propre corps apparaît à l’écran. Quelles perspectives vous ouvre ce mode de narration ? Et comment ce dispositif a-t-il évolué au cours de ces trois films ?

Ce dispositif est lié à mon approche de la vie publique. Celle-ci m’intéresse, et j’y suis très impliqué à titre personnel: j’essaie de ne pas faire de différence entre les événements publics et ceux de ma vie privée. Certes, nombre de mes compatriotes pensent comme moi que la situation politique – avec l’occupation des territoires palestiniens – est insupportable. Mais ils ne la laissent pas infiltrer leur vie, ils n’estiment pas devoir agir pour changer cette situation ou pour prendre leurs responsabilités vis-à-vis d’elle. A contrario, dans mes films, j’essaie de mêler le monde domestique et le monde extérieur.

Dans August, forcer mon personnage à affronter un problème politique me permet de pousser ce problème un peu plus loin et de le poser dans les termes concrets d’une situation quotidienne à résoudre. Je pense atteindre là un point où la question de la responsabilité se pose de façon plus directe et plus dure : dans les scènes de rue, mon personnage s’est lui aussi retrouvé victime d’agressions. Alors que je pointais ma caméra vers le monde, la caméra a fini par se retourner vers moi. Je me suis rendu compte que, plutôt qu’un film sur « eux », August était un film sur «nous ». En ce sens, il s’agit probablement d’un film plus personnel que les deux premiers.

La figure burlesque semble dominante dans votre dernier film. Est-ce pour vous la seule manière de filmer certains aspects du conflit israélo-palestinien ?

Je ne sais pas si c’est la seule manière de filmer le conflit aujourd’hui, d’autres réalisateurs s’y prennent autrement. La manière dont August a évolué a été assez involontaire. Au départ, je n’avais pas prévu de jouer les trois rôles – moi-même, ma femme et mon producteur. Je ne savais même pas ce qui allait se passer dans la maison du réalisateur dès lors qu’il s’absenterait. J’ai demandé à deux de mes amis de jouer les autres rôles mais, pendant longtemps, j’ai repoussé le moment de filmer ces scènes. J’avais peur de leur manque d’expérience – aucun des deux n’est acteur professionnel -, et puis je n’étais pas bien sûr de ce que je voulais mettre en scène. Finalement, j’ai réécrit la scène où le producteur surgit dans l’appartement, et j’ai décidé d’en faire un sketch en jouant les trois personnages à la fois.

Par ailleurs, les auditions de la femme de Baruch Goldstein sont en fait des chutes d’un film que je voulais réaliser quelques années plus tôt sur le massacre d’Hébron, mais que je n’ai jamais pu finir. Je souhaitais montrer les témoignages vidéo entendus par la commission d’enquête constituée après le massacre, sous la forme d’un « procès télévisé », sorte de film qui donnerait à voir les conditions institutionnelles de l’occupation. Un témoignage est resté gravé dans ma mémoire, celui de la femme du meurtrier. Elle raconte comme tout était calme la nuit précédant le massacre, comment ils avaient diné en famille, comment Goldstein avait pris ses enfants dans ses bras comme toutes les autres nuits, combien ce qui est arrivé l’avait bouleversée. Juste avant de conclure son témoignage, elle demande à la cour de lui donner l’arme de son défunt mari, qui lui revient de droit. Cette demande d’une arme si meurtrière m’a choqué, elle avait l’air de vouloir continuer l’œuvre de son mari. J’avais besoin d’intégrer cela à un film, sans savoir au juste lequel. Je l’ai finalement mis dans August.

Après avoir achevé le film, il m’a fallu plusieurs mois pour réaliser à quel point les trois différents aspects du film étaient complémentaires et à quel point, ensemble, ils formaient un tout.

Je ne sais pas si c’est ce que vous appelez « figure burlesque » mais, après avoir tenu mon rôle à part entière dans des agressions de rue, joué le rôle de trois personnages différents dans un drame domestique, auditionné enfin trois actrices différentes pour le rôle de la femme d’un meurtrier de masse, j’espère avoir réussi dans ce film à exprimer ce que nous, Israéliens, avons à faire. Or ce « nous » n’est pas si facile à regarder en face, même de mon propre point de vue.

Entretien préparé par Benjamin Bibas, Christophe Postic et Eric Vidal.
Traduit de l’anglais par Benjamin Bibas.