Édito

Hors Champ, c’est quoi ? C’est, depuis 1995, le journal des États généraux du film documentaire de Lussas. D’abord quotidien, il est depuis 2020 un unique (et donc d’autant plus précieux) numéro. Les bénévoles de la rédaction aiment voir les films avec vous et semblent avoir pris la flemme des nuits blanches. Cette année, iels sont sept : Kiana Hubert-Low et Robyn Chien, nouvelles recrues, Baume Moinet-Marillaud et Caroline Châtelet, from le comité de sélection d’Expériences du regard, Céline Leclère de retour après une pause, Baptiste Verrey et Clémence Arrivé à la nouvelle coordination, Alix Tulipe pour le passage de relais, et Clémence Rivalier au graphisme. On a tous·tes un pied dans le cinéma. On est professionnel·les des festivals, artistes, réalisateur·ices, monteur·ses ou habitué·es de Lussas. On choisit plutôt de défendre des points de vue personnels et situés, aucun·e ne se place en expert·e. L’écriture est résolument collective. Avec un format de quelques pages, on prend du temps pour des films qu’on apprécie ou dont on aime les questions qu’ils nous posent. Forcément, il y a des lacunes, on travaille nos frustrations. Cette année, Hors Champ est augmenté d’une page Spéciale Été. Vous y retrouverez, entre autres, l’horoscope Planètes Lussas pour choisir au mieux vos films et une belle grille de mots fléchés. À siroter en attendant le début de la séance, bons visionnages !

Comment démonter un monument

Le collectif Faire-Part est à la fois un lieu d’échange, de collaboration et de réalisation de films entre Bruxelles et Kinshasa. Fondé en 2017 par quatre cinéastes, belges et congolais – Rob Jacobs, Anne Reijniers, Nizar Saleh et Paul Shemisi – il interroge les conditions dans lesquelles s’élaborent leurs films, dévoilant les ressorts néocoloniaux du cinéma lui-même.

En plein été, j’écris au collectif pour leur proposer un entretien. Rob joint à sa réponse leur manifeste : une simple retranscription de la discussion WhatsApp du collectif, mise à jour au fil du temps. Le texte qui suit regroupe des citations issues de ce document ainsi que des extraits d’un entretien réalisé avec Nizar Saleh quelques jours après ce premier échange. Nizar commence par me raconter la naissance du collectif :

Nizar : En 2015, Anne et Rob sont venus au Congo pour faire un film sur le monument de Léopold II, une copie conforme de celui érigé en Belgique. Paul et moi les avons accompagné·es à travers Kinshasa, à la recherche des archives du déboulonnement des statues au Congo dans les années 1970. C’est deux ans plus tard, en 2017, qu’est née l’idée de Faire-Part, le premier film du collectif. En cherchant son titre, les collègues belges nous ont dit : « Chez nous, quand il y a une fête, quand un enfant naît, on distribue des faire-parts ». Alors on a adopté ce nom pour que le film et le collectif deviennent une invitation ouverte à collaborer, à réfléchir avec nous.

Anne : Le projet de Speech for a Melting Statue vient de l’idée de Nizar de faire un film sur les deux [quartiers] Matongés, de Bruxelles et de Kinshasa. J’ai commencé à filmer en Belgique et Paul en RDC mais ensuite le COVID est arrivé, on s’est retrouvé·es à court de budget et nos vidéos respectives ne fonctionnaient pas ensemble. Finalement c’est Rob qui a trouvé une autre direction.

À l’image de son processus de réalisation, Speech for a Melting Statue commence par une hésitation. Un discours fragile, humble, sujet à la répétition, inventé par Marie Paule Mugeni pour parler d’un évènement qui n’a pas encore eu lieu : le déboulonnage de la statue de Léopold II à Bruxelles. La voix de la poétesse touche au cœur, son texte est solaire et ses mots sont importants. Dans le titre, « melting » désigne à la fois le mélange – celui des sculptures métissées, désirées pour notre époque – et la dégringolade, la chute des statues des tortionnaires qui hantent encore les places de nos villes. Le phénomène des déboulonnages ouvre une brèche historique dans laquelle le collectif Faire-Part circule déjà.

Nizar : Dix ans après l’indépendance, il y a eu cette crise d’identité où les Africain·es voulaient s’affirmer. Ils ne voulaient plus copier les blanc·hes, ne plus s’habiller comme les blanc·hes, se coiffer comme les blanc·hes, parler comme les blanc·hes… Les déboulonnements sont arrivés à ce moment-là. La Belgique a volé au Congo son passé mais depuis le Congo a avancé, alors que la Belgique est restée en retard sur certaines choses. Maintenant elle doit se rattraper, accepter qu’une partie de son futur est au Congo.

Speech for a melting statue ouvre un portail qui débouche sur un monde parallèle, capable d’accueillir des paroles restées trop longtemps silencieuses. Créer des espaces qui transfigurent le travail de mémoire est au cœur de la vision du collectif. Dans cet élan, Nizar Saleh et Paul Shemisi organisent des projections itinérantes dans les rues de Kinshasa, cherchant à développer une culture cinématographique propre à la ville.

Nizar : Avec Paul, on voulait projeter des films dans la rue pour tous les publics, pas seulement pour les artistes et les spectateur·ices averti·es, mais pour les enfants de la rue, les vendeur·euses ambulant·es. On a vu beaucoup de films sur l’Afrique mais très peu de films de l’Afrique : on ne sait pas ce que les Africain·es pensent d’elleux-mêmes. Les subventions des projets viennent de structures européennes comme l’Institut Français, l’Institut Goethe, le Centre Wallonie Bruxelles. Très souvent, elles produisent des Européen·nes qui viennent tourner deux semaines, avec un emploi du temps tout prêt, un projet déjà écrit et qui ne donne lieu à aucune projection en dehors des lieux partenaires.

Le problème néocolonial des modes de financement engendre des œuvres qui, selon Nizar, « créent à leur tour de nouveaux clichés sur l’Afrique, parfois véhiculés par les Africain·es elleux-mêmes. » En parallèle, de nombreux films essaient de poser des questions voisines à celles du collectif Faire-Part, une convergence de thématiques qui soulève l’enjeu d’un nouveau « genre décolonial ».

Nizar : Je viens de voir le film Colette et Justin (2) d’Alain Kassanda, un film sur Kalenji, un opposant à Lumumba. Cela m’a fait réaliser que je connaissais mal cette histoire et qu’il existe un mouvement décolonial dont on ne se rend pas forcément compte au Congo parce qu’on n’a pas accès aux mêmes informations. L’existence de ce genre de film est rendue possible parce que des personnes afrodescendantes travaillent dans les musées européens, parce que des descendant·es de colons ressentent une culpabilité, avec le travail politique de Black Lives Matter. Mais ce grand mouvement décolonial me fait peur aussi, parce que ça devient un cliché. Ça veut dire quoi « décoloniser » ? Est-ce que ce n’est pas une nouvelle forme d’objectivité, qui risque de figer ce à quoi doit ressembler une décolonisation ?

Nizar me parle du festival de performances SOKL, où le collectif invite des artistes et activistes à se mettre en scène sur une réplique de socle monumental. Le fait de filmer est-il encore un moyen efficace de se confronter au néocolonialisme, alors même qu’il peut en être le support ?

Nizar : Le cinéma est un point convergent, un carrefour. Dans un film, il y a la musique, la performance, la danse, les expressions, les non-dits et le langage non-verbal. C’est un médium très fort pour cette raison. Surtout qu’il a aussi été utilisé par les colons pour instrumentaliser l’image des Africain·es. Ils s’en servaient comme Jésus dans les églises, c’était des images universelles. En Afrique, on a des fétiches : pour moi une caméra c’est comme un fétiche. Ça te montre quelque chose du monde. La technologie a changé, mais elle garde cette puissance animiste. Pour cette raison, ce qui a été fait avec le cinéma doit être défait avec le même outillage. C’est comme démonter une statue : tu dois utiliser les mêmes clés, les mêmes vis, les mêmes pinces qui ont servi à boulonner le monument, afin de pouvoir le démonter un jour.

  1. Le titre est emprunté à une affiche réalisée par Decolonize this place pendant le mouvement Black Lives Matter, diffusée en France par les Éditions Burn~août. Decolonize this place, trad. Mama Road, Comment démonter un Monument, 2021, affiche, Éditions Burn~août.
  2. Voir l’article Par la racine de Clémence Arrivé

Planète·s Lussas

Sagittaire

AVENTURE
SPIRITUALITÉ
INSTINCT

  • Méandre ou la rivière inventée : « Le film tisse des liens entre les mondes immergés et submergés dont les prismes multiples engagent une rencontre réparatrice entre humains et non-humains »
  • Les Sœurs Pathan : « À mesure qu’elles grandissent, le passé les rattrape. »

Capricorne

OBJECTIVITÉ
ORGANISATION
CONSTRUCTION

  • En attendant les robots : « Otto plonge dans un monde robotique qui soulève la question de l’humanité.»
  • 4801 nuits : « À moins de tenter le tout pour le tout : un voyage, au-delà du cercle polaire pourrait changer le cours de mon existence. »

Verseau

RÉVOLUTION
ALTRUISME
INDÉPENDANCE

  • La Mère de tous les mensonges : « Une jeune femme à la recherche de la vérité. »
  • Juste un mouvement : « La jeunesse locale joue son propre destin à l’imparfait du présent »

Poissons

COMPASSION
MYSTÈRE
SACRIFICE

  • Darkness, Darkness, Burning Bright : « Vaste sentiers fleuris, fraîches ramures, Bosquets pleins de parfums, d’oiseaux et de murmures. »
  • La Langosta Azul : « El Gringo, arrive dans un village des Caraïbes pour enquêter sur l’apparition de homards radioactifs.»

Bélier

NAISSANCE
IMPULSION
COMBATIVITÉ

  • Les Prières de Delphine : « Peu à peu, au fil des confidences entre Delphine et la réalisatrice,se dessine le portrait d’une génération de femmes sacrifiées »
  • La Mécanique des choses : « Mon chat est tombé du huitième étage. Et il a survécu »

Taureau

COCOONING
MATÉRIALITÉ
STABILITÉ

  • Mascarades : « Ils se déguisent, chantent et rient pour appeler la pluie et lancent pétards et confettis pour la Terre-Mère »
  • Un syndicat du documentaire est-il possible ? : « Le meilleur moyen pour y parvenir serait de créer un regroupement le plus large possible des professionnel·les »

Gémeaux

DUALITÉ
ESPIÈGLERIE
COMMUNICATION

  • By The Throat : « Explore une frontière plus profondément marquée, bien qu’invisible, qui détermine les sons et les mots que nous prononçons »
  • Oiga Vea ! : « En marge de la societé du spectacle »

Cancer

SENSIBILITÉ
ROMANTIQUE
INTUITION

  • Unter : « Gouffres et montagnes. De l’eau… uniquement de l’eau ! Et rien pour éponger tout ça ! »
  • Je reviens dans 5 minutes : « Mon angoisse de sa mort est aussi sourde que la joie dans ce monde. »

Lion

SOLEIL
ASSURANCE
GENEROSITÉ

  • Autorretrato (Dormido) : « Nous savons tous qu’Andy Warhol a réalisé un film de plus de cinq heures sur un homme qui dort. Après l’avoir visionné, je me suis demandé ce qui se passerait si je supprimais les passages fastidieux de Warhol. »
  • La boucle documentaire liberté de création ? : « De plus en plus d’élu·es se donnent le droit d’écarter des projets de films qu’ils ou elles jugent politiquement sensibles. »

Vierge

PRÉCISION
PURETÉ
RAISON

  • Flowers Blooming In Our Throats : « Une description de l’équilibre fragile sur lequel repose notre quotidien domestique. »
  • Météorologies : « Quel temps fera-t-il aujourd’hui ? »

Balance

ÉQUILIBRE
HÉSITATION
UNION

  • Les Oubliés de la belle étoile : « Ils se réunissent enfin pour briser le silence. Une épopée bouleversante sur le chemin de la mémoire et de la justice.»
  • Where Do I Belong ? : « Deux femmes se rapprochent et repensent les traces et les traumatismes qui les lient au profit d’une libération de la parole »

Scorpion

MUTATION
SÉXUALITÉ
MAGNÉTISME

  • Nuestra Película : « Finalement on comprend que ce portrait est plus qu’une méditation classique sur la mort : c’est une émouvante revendication sur l’art de vivre. »
  • Chienne de rouge : « Une femme se réveille un matin avec ce désir, filmer du sang. »

Juge, Like, Commente

Un contre-point au séminaire : Filmer les procès, filmer la justice… L’image juste ?

Cette année, sur les réseaux, j’ai vu en boucle les images du procès opposant Johnny Depp et Amber Heard. Diffusé dans son intégralité et en direct à la télévision américaine, j’en ai vu surtout les fragments repostés sur TikTok. Reposant sur la diffusion virale, la plateforme encourage l’utilisateur·ice à créer son propre contenu à partir de vidéos existantes. Une même séquence tourne en boucle, subissant autant de doublages ou de remakes qu’il y a d’utilisateur·ices. Des versions alternatives, ainsi commentées, du procès Depp vs Heard se démultiplient à l’infini, dans une boulimie visuelle dont je me délecte. Dans ce procès parallèle mèmesque 1 qui se déroule sur les réseaux, ce sont surtout des fans de Depp, des militants antiféministes et anti-trans qui alimentent l’algorithme. Amber Heard y est moquée, taxée de pleurnicheuse et de manipulatrice – les féministes n’ont qu’à bien se tenir. La répétition parodique de ces images devient la condamnation populaire de Heard et s’introduit à l’intérieur même du procès. Elles ont constitué un appui de taille pour les avocats de Depp, qui sont parvenus à gagner l’adhésion de l’opinion publique à défaut du procès. Si les faits de violence de Depp sont déclarés « substantiellement vrais » et « prouvés » en 2020 par la justice britannique, ils n’entrent pas dans les chefs d’accusation qui ne concernent que les actes de diffamation réciproque du couple. Très peu commenté autrement que comme une actualité people, ce procès incarne pourtant le fameux backlash 2 antiféministe tant craint après les Me too.

Confier au public les images des procès signifie-t-il forcément la bascule vers une justice populaire ? Que peut le cinéma lorsqu’il filme l’exercice de la justice ?

David Perlov réalise en 1979 Memories of the Eichmann trial, dix-sept ans après le procès du criminel de guerre nazi condamné à mort en 1961 à Jérusalem. Dans ce film crucial de l’histoire des procès, on peut voir un proto-protocole TikTok, la simultanéité des commentaires en moins. Perlov s’invite dans l’intimité de ses témoins pour recueillir leur souvenir du procès face caméra. Certain·es étaient présent·es comme témoins, d’autres se rappellent l’avoir vu à la télé. L’une des femmes interrogées, Sara Neumann, se souvient que pour ses parents, l’enjeu du procès n’était pas tant la condamnation d’Eichmann, que dans « la possibilité de dire au monde ce qu’il s’est passé. » Le juge n’est plus là, le procès est fini, mais les archives conservent en elles la puissance énonciatrice du jugement. Le cinéma déployant le temps, il répète la parole que le procès ne donne qu’une fois et le dispositif de Perlov ouvre aux témoins la possibilité de dire une deuxième fois.

Chaque matin, dans la cour du père du réalisateur Abderrahmane Sissako à Bamako, un étrange tribunal à ciel ouvert prend place. La disposition est la même qu’ailleurs : une estrade en bois, des piles de dossiers et la robe du magistrat. Les témoins : une écrivaine, un instituteur, un chanteur, etc. se succèdent à la barre accompagnés de leur avocat. Chacun·e étoffe un point de vue supplémentaire sur le contentieux intenté par les pays d’Afrique à la Banque mondiale et au FMI. La mise en scène crée une tension comique entre documentaire et fiction. Ici, les habitant·es traversent l’audience pour étendre le linge, remplir une casserole, discuter. L’irruption de la vie quotidienne au milieu du procès convoque la sphère sociale au sein d’un écrin d’impartialité et de neutralité. Après visionnage, je n’arrive pas à définir la nature des images. Ce procès a-t-il vraiment eu lieu ? Si le droit permet une parole performative – une déclaration qui produit un acte par sa simple énonciation – la fiction d’un procès reproduit l’effet de justice, ne serait-ce que par le protocole de distribution de la parole qu’il produit. Le plaidoyer final de l’avocate des parties civiles (interprétée par l’avocate et femme politique sénégalaise Aïssata Tall Sall) est reçu comme un verdict irrévocable et cathartique. Il y a quelque temps, j’en avais d’ailleurs déjà vu des extraits sur les réseaux, où la nature du document (réelle ou fictive) devenait secondaire. L’existence de l’image du procès parvient à produire un effet de justice.

Pourtant, les audiences retransmises en direct par des mégaphones dans la ville, qui captivent d’abord les habitant·es de Bamako, les lassent peu à peu. Comme pour une chanson mille fois entendue, iels finissent par débrancher le système de retransmission. Le procès et sa comédie se referment sur eux-mêmes. Le cinéma fait peut-être ici le constat d’un échec : la théâtralité du procès fascine et dissimule son absence effective de justice. Si l’on en croit la loi du 22 décembre 2021, qui prévoit la possibilité de diffuser en direct certaines audiences publiques, le dispositif n’aurait qu’à être amélioré, à être rendu plus performant, plus transparent, plus démocratique pour restaurer la « confiance dans l’institution judiciaire ». Ainsi, la réforme Dupond-Moretti témoignerait de la volonté de l’institution d’être une meilleure version d’elle-même grâce à la circulation des images. Chaque personne ayant lu les comptes rendus des comparutions immédiates suite à l’assassinat de Nahel par les forces de police, produit par les bénévoles des Legal team anti-raciste est en droit d’en douter. Les procès ne montrent que l’injustice du système pénal au sein d’une société profondément raciste, sexiste et capitaliste. Les filmer ne peut que confirmer la nécessité de repenser le concept de justice et de le sortir des tribunaux. Le cinéma, en exposant ces images, rendrait-il désirable un abolitionnisme pénal révolutionnaire 3 ?

  1. Retour de bâton. Phénomène décrit dans Backlash : la guerre froide contre les femmes, 1991, Susan Faludi
  2. mème : élément de langage reconnaissable et transmis par répétition d’un individu à d’autres.
  3. Pour elles toutes, 2019, Gwenola Ricordeau.

Petite émission de magnétique frangine

Hayat appelle Leila et Leila appelle Hayat, leurs voix se brouillent. L’amour entre les deux sœurs comprime les espaces. On entend des histoires sur leur mère, le sexisme, le racisme, la naissance d’Inaya. Le récit qui suit est une transcription imparfaite des voix enfouies sous les grésillements.

Quand le bip se perd
À ciel ouvert
La seule étoile
Rose et floue
Augure un cap
Mer arctique
Murs de France

(pas de signal)

De ta mère reste
La malédiction
Si l’iceberg
Te cogne le flanc
La petite arrive
Vire à l’arrière

(mère-miroir)

Mokhenache, get us back
Tu attends, tu attends, tu attends
Elle a les yeux grands ouverts
Elle est vive
Reviens vite

(brouilla*e,
*a m* rend*e ma**de)

Briser le cycle
Avec le roulement
D’un tire-corde
En haut de la
Mission claire
Le souffle est court
L’éclat de rire

(sextan)

L’horizon sépare
La mémoire des odeurs
Et des condensations
Baisé le pied
Fini le sein

(zone blanche)

Que de jouer la dure, nanana
Qu’une femme d’un mètre soixante
Peut-être capitaine
Que tu es belle, tu es du Sud
Que si tu parles, c’est toi la folle
Que l’autre du syndicat
Te laisse seule

()

C’est imprimé dans mon sang
Comme un oiseau trouvé
Loin de son buisson
Soigné, nourri, aimé
Pour finir dans une boîte
(paperwork)

Siggi
Non à la bague
Pour une tente
Pour une cale
Pour un call

(Inaya)

Lunch Break

Cut-up feat. Leslie Kaplan, L’excès-L’usine, 1982

12h00

Sharon Lockhart filme la galerie souterraine d’un chantier naval, pendant la pause déjeuner des ouvrier·ères, la Lunch Break. A-t-elle jamais été aussi longue ? Quelle est sa durée habituelle ? Finira-t-elle ?

« Ni début, ni fin. »
« À l’intérieur de l’usine, on fait sans arrêt.»
« On est dedans, dans la grande usine univers, celle qui respire pour vous. »

12h27

Les ouvrier·ères sont assis. Certain·es mangent, d’autres lisent, se reposent. Parfois la lenteur les fond au décor, parfois elle les détache. On a le temps de les voir. Iels sont nommé·es dans le cast : Maurice, Todd, Doug, Chris, Andrew, Ed, Merle, Nathan. Et une Kasha. Est-ce elle que l’on a vu au début ?

« C’est une femme un peu lourde, elle a un chignon gris. On passe, on la regarde.
On voit ses formes. »

13h12

Sharon Lockhart ne laisse pas d’échappatoire, pas d’écart possible. On a tout le temps de s’installer dans le plan, d’en sentir l’oppression. Pas d’appel d’air.

« Quand on arrive devant une usine qu’on ne connaît pas, on a toujours très peur. »
« On a mis la blouse. Dans la poche, il y a des pièces pour la machine à café. Parfois on met la main dans la poche, pour sentir. »

35h57

Une heure vingt pour aller d’un bout à l’autre du couloir. Ce lent travelling requiert notre attention. On pense à ce qu’on sait de l’usine, du travail à la chaîne, on tente de déchiffrer un sticker sur un casier, un titre de journal. Alors qu’on traverse un espace collectif, le film nous laisse seul·es. Si on peut s’égarer dans nos pensées, la physicalité étouffante du trajet nous oblige toujours à être là.

« Le temps est ailleurs : seuls existent l’espace, dans la tête, infini, et toute vie maintenant, ramassée et pleine, comme un caillou mort. »

47h25

On entre dans une matière photographique en 35 mm. On pourrait croire à un décor de fiction. Les lumières semblent travaillées, la scénographie ciselée et rigoureuse.

« On passe dans la carcasse légère, mince et suspendue, de l’usine.
On est dans la matière qui se développe, la grosse matière, plastique et raide. »

73 : 45 : 57

Machines, moteurs, voix à vitesse réelle : la bande son aux allures bruitistes a été composée par Becky Allen et James Benning. Elle est un refuge pour notre attention, on tente d’en extraire des bribes de conversations. À la fois un repère et un nouvel espace de perdition, un fond bourdonnant qui nous épuise.

« L’espace est silencieux. Trous de bruits, trous de bruits partout. »

Le cinéma contre les fatalismes

— A propos du séminaire « Corps à corps »

L’histoire des formes irrecevables, à Lussas comme dans les circuits de production des images télévisées, est encore à faire. Dans la salle 5, lundi matin, le séminaire « Corps à corps : à propos de quelques regrettables tâtonnements », fut l’occasion d’interroger à nouveaux frais la question de l’inaudibilité que l’on prête facilement aux discours militants. À l’issue de la projection de Bon Pied, Bon Œil, et toute sa tête (Gérard Leblanc, Collectif Cinéthique), une spectatrice se demandait si l’on pou-vait, aujourd’hui, passer un film dont elle reconnaissait les tonalités maoïstes et qui se donnait, en son temps (1979), pour être très explicitement une « contribution à une politique culturelle marxiste-léniniste ». Peut-on faire aujourd’hui des documentaires qui soient, comme le voulait le collectif Cinéthique, présenté par David Faroult, le « résultat de l’analyse concrète d’une situation concrète », et pratiquer le cinéma comme une arme critique de conversion du regard sur les luttes sociales ?

Les deux premières séances du séminaire animé par Nicole Brenez sont apparues comme des réponses en acte à cette question. De fait, dans les débats, les résistances opposées aux attributs traditionnels du documentaire militant (didactisme du discours, omniprésence de la voix off, invitations à la lutte) traduisaient moins l’obsolescence des formes que notre distance à ces objets d’activisme cinématographique, qui furent en en leur temps, le symptôme « d’une époque d’intense questionnement ». La nôtre serait selon Nicole Brenez celle des films dont le point de vue est explicitement en retrait des réalités sociales que la caméra saisit : l’accueil pacifique du monde laisse alors le spectateur libre de son inter-prétation, de ses jugements et de son action. Les interventions de David Faroult et de Nicole Brenez ont rappelé que cette forme, qui fut extrêmement inventive dans les années 1990 et qui pourrait être dominante aujourd’hui (du moins dans certains lieux de production documentaire), contribue à perpétuer, en encourageant des postures contemplatives, l’état actuel des choses et des rapports sociaux. La salubrité du projet de Cinéthique réside justement pour nous dans la surprise créée par le « rapport de travail » – soit un appel à la réflexion et à l’action – que les films du collectif cherchent obstinément à instaurer avec leurs spectateurs. À cet égard, comme le souligne Davia Faroult, l’entreprise de déconstruction des discours compassionnels sur les malades mentaux, les accidentés du travail et les handicapés – discours invalidés par la mise en évidence de leurs fonctions conservatrices – est bel et bien effective dans « Bon Pied, Bon Œil, et toute sa tête ».

L’après-midi, la projection des films de Slim Ben Chiekh, Olivier Dury et Sylvain George, qui se sont tous trois intéressés, en des lieux différents de l’immigration clandestine, aux efjets des politiques migratoires européennes, apporta des réponses supplémentaires à la question posée le matin. Si cet ensemble de films contribue à constituer, comme le formulait Nicole Brenez, une « ethnologie des corps de la déportation économique », ils soulèvent également la question de l’intervention possible du cinéma dans les luttes sociales contemporaines. Pour Sylvain George, la caméra est un instrument d’exploration et de démontage de la réalité, et le cinéma un moyen de faire apparaître et de renouveler les représentations qui président à la compréhension du monde. À partir de cette position, défendue fermement par les films et par les interventions de l’après-midi, on a pu nourrir à bon droit l’hypothèse d’une voie possible pour l’entreprise contemporaine de transformation, par le cinéma, des cadres d’interprétations disponibles – appuyée tout à la fois sur l’analyse et la description des situations concrètes et sur la déconstruction radicale, et multidirectionnelle, des formes dominantes.

Nathalie Montoya

Le fil documentaire

« À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? », Jean-Luc Godard

À Lussas, on oublie les livres. On en a pourtant rempli sa valise, espérant glaner quelques moments entre les séances pour se retrouver seul face aux mots. Mais rien à faire, l’attraction des écrans est ici trop forte. Nourri, presque gavé d’images, on a laissé le premier ouvrage entamé près de son lit, posé à l’envers sur une des premières pages. Ici, notre lecture n’ira pas plus loin. Pourtant, au fil des projections, les films n’auront de cesse de nous rappeler ce qu’ils doivent à la littérature et à la poésie. Le Journal de David Perlov commence comme une leçon de cinéma : « Voici mon premier plan. Et voici mon second plan… » Les images ne suffisent pas. Ce qui est donné à voir requiert un commentaire. Qui voit-on ? Où sommes-nous ? Pourquoi ai-je choisi de filmer cette scène, cette ville, cette femme ? Les mots viennent alors supporter les images. Des phrases se construisent, un récit est né, qui nous renvoie à quelque chose d’ancien, de connu : les Journaux de Stendhal, de Gide, de Virginia Woolf…

Comment échapper aux modèles narratifs classiques qui nous ont construit ? Difficile, même au cinéma, de raconter une histoire sans commencer par le début. Difficile de ne pas se tourner vers les écrivains pour leur emprunter quelques procédés : l’image, elle aussi, se délecte de métaphores et de métonymies. Difficile de ne pas être confronté aux mêmes interrogations qu’eux : statut du narrateur, séquençage, fragmentation… Difficile de se libérer de toute syntaxe : n’est pas Godard qui veut.

Parfois les écrivains s’introduisent dans les films : ils abandonnent leur plume ou leur clavier et se mettent à filmer, ou se laissent filmer. À Lussas, on a vu, dans Haru – The Island of the Solitary, l’écrivaine Tove Jansson passer ses étés sur une île battue par les vents. Mais surtout on a entendu sa voix et ses mots, si beaux et si simples qu’ils ne peuvent venir que d’un écrivain, venir apaiser ces vents. On a retrouvé, dans Senghor, je me rappelle, la poésie déjà presque oubliée de l’ancien président poète. On a voulu suivre les traces de Julio Cortazar et de sa compagne Carol Dunlop sur les aires d’autoroute dans Lucie et maintenant. On a été un peu déçu, n’ayant croisé que l’ombre de ces derniers, phagocytée par l’omniprésence un peu agaçante du jeune couple parti lui aussi sur leurs traces. On a à peine entendu leurs mots qu’on aimait tant. Regrets.

Un grand roman ne fait pas nécessairement un bon film. Un documentaire sur un grand écrivain non plus. Faudrait-il que littérature et cinéma restent éloignés l’un de l’autre, n’ayant plus rien à s’apprendre, ayant tout à perdre à se mêler ? Et s’il ne s’agissait pas plutôt pour le cinéma de se libérer d’une filiation un peu lourde, d’en finir avec ce rapport utérin avec la littérature, de s’émanciper une bonne fois pour toutes ? Le jour où la littérature viendra puiser son inspiration dans le cinéma, c’est que ce dernier sera devenu adulte, enfin.

Les États généraux vont s’achever et les salles éphémères de Lussas vont fermer pour quelques mois. Ce soir, je vais pouvoir reprendre mon livre…

Isabelle Péhourticq

Le fil du commentaire

Il n’est pas fréquent qu’une séance de projection soit dédiée à la présence des spectateurs dans la salle. Il n’est pas rare par contre que l’on dise de certaines œuvres qu’elles sont difficiles, que leur beauté se mérite, et que la peine et les efforts que leur vision requiert sont le gage d’une expérience esthétique rare – et féconde.

A 14h45, jeudi après-midi en salle 5, la dernière séance consacrée à Manuel de Oliveira fut dite « difficile » et dédiée, pour cette raison, aux spectateurs présents dans la salle, crédités d’un certain « courage » – celui de se confronter à des films « beaux » et « déconcertants ».

La dédicace fut rapide et liminaire. Les éconduits de la projection du film de Nicolas Humbert et Werner Penzel, dont j’étais, avait beau jeu de résister à une dédicace si peu méritée et si flatteuse. Notre printemps politique fut riche en sorties anti-intellectualistes promettant de beaux-jours aux philistins de tous ordres. Alors quand vient l’été, les États généraux et le précieux sentiment de pouvoir y voir, à plusieurs, des films que l’on ne verrait pas ailleurs, on voudrait croire, ne serait-ce que furtivement, aux vertus de ces expériences.

Qu’à Lussas, chaque projection soit une occasion de compter ses forces et de fortifier les troupes contre toutes formes d’utilitarisme et de conservatisme, voilà qui rend à la fois suspecte et salutaire la formation soudaine de nos rêves d’ascètes – désirs d’œuvres arides et belles ». Suspecte parce qu’un hédonisme prudent est toujours tenté d’y lire l’héritage de dévotions plus anciennes qui ne concevaient pas de plaisir et de joie qui ne fut mérité par une longue peine. Salutaire parce qu’en ces temps où la réactualisation des luttes politiques ou syndicales (comme celles des « Lip » par exemple, retracées dans Fils de Lip de Thomas Faverjon) fait de plus en plus figure de gentille utopie, temps où les combats symboliques semblent toujours joués d’avance, l’inscription de l’expérience spectatrice dans une forme de combat – avec soi-même, avec l’œuvre, avec les autres – encourage à croire aux vertus de la lutte.

Saguenail rappela aussi que dans les années quatre-vingt certaines affirmations d’Oliveira (comme celle qui définissait le cinéma comme « du théâtre filmé ») évoquaient un « fascisme à la Godard ». L’autoritarisme avec laquelle certaines œuvres chercheraient à exister ferait pendant aux efforts qu’elles exigent de leurs spectateurs. « Faire une expérience » c’est tout à la fois « éprouver », « se laisser toucher par un objet extérieur », et essayer ». L’ambivalence de l’idée de « difficulté » des œuvres se nourrit de cette même polysémie : elle désigne d’abord une forme de relation aux films, ou plutôt une façon de la concevoir, de la tisser à partir d’une série de désaccords.

On sait que la trinité « présentation – projection – discussion » fut sanctifiée par les hautes heures des ciné-clubs – on dit qu’André Bazin présentait des séances « comme d’autres célèbrent la messe »1 . On voudrait suivre la métaphore religieuse : s’il est une foi en cette sainte trinité et en son pouvoir de transformation, celle-ci se construit à partir d’une expérience collective qui prend le film comme objet de lutte, de désaccords et de discussions.

Il arrive que la prière précède la foi – croire à la « difficulté » des œuvres comme on croit à au pouvoir de la dynamique et de la confrontation, aux vertus des expériences et des luttes.

Nathalie Montoya

  1. Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968

Le fil du commentaire

Il pleut, il fait froid, l’humeur est mauvaise. Râlons un peu.

Daney dans Persévérance disait que son amour du cinéma est né pour une part des pratiques de spectateur qu’il autorise, du plaisir qu’il y a à ne pas être tenu quand on y va, comme c’est le cas au théâtre, d’arriver à l’heure, de rester jusqu’à la fin. On imagine qu’elle a (aurait) été sa pratique de festivalier : sans astreintes horaires, n’obéissant qu’à son désir, fuyant l’ennui à tâtons dans le noir, entrant dans une salle pendant la projection comme on ouvre un livre au hasard de ses pages. À Lussas, ça n’est pas possible. Après l’heure c’est plus l’heure. Par cette règle, contre quels risques se prémunit-on ? Désagréable impression pour le festivalier d’être d’emblée soupçonné de mauvaise éducation : on ne saurait pas se faire discret pour les autres. Ici, pas d’ouvreuse : les allées et venues des belles jambes de la bénévole dans le halo de sa lampe risquerait de détourner l’attention des novices chez qui la cinéphilie n’a pas encore éteint la libido. Et tant pis si le retardataire est un Truffaut en puissance (1). Le bon spectateur est ponctuel. Il respecte l’intégrité de l’œuvre, se plie à l’idée qu’il n’a rien vu s’il n’a pas tout vu. D’ailleurs l’enjeu n’est plus tant pour lui de voir que d’assister à la projection. Il n’est pas mu par une pulsion scopique incontrôlée mais par une soif de culture. Il a le sens du sacré. C’est un peu triste : la sacralisation du cinéma le charge d’une gravité qui évacue le plaisir. Un grand engouement pour le film : Le silence des Nanos. Difficile à comprendre. Ce serait sa forme innovante ? « Autoproduit, autoréalisé » (sic) et autoproclamé « premier film cybernétique ». C’est quoi un film cybernétique ?: on tape « nano video » sur google et on se laisse guider. Pour Julien Colin réaliser c’est surfer. Ce qui donne un joyeux brassage d’interviews, d’extraits de show télé, de conférences, de films publicitaires, de trailers de série télé. Éclatement des références et du propos. Un clic de souris sur un lien lance la séquence. D’où une mise en abîme des cadres : celui du programme de lecture dans celui de l’écran d’ordinateur dans celui de la projection. Moyen pour l’auteur d’indiquer que si c’est sa réalisation, il n’y est cependant pour rien. Alors la force du film serait d’actualiser par son dispositif les catastrophes qu’il annonce : l’abolition de l’éthique ? (Ici, la conscience du réalisateur n’a rien à assumer : c’est pas lui, c’est internet). Le devenir robot de l’humain ? : le réalisateur délègue la création à l’ordinateur. Sa réduction par la science au statut de « machine informationnelle » : le titre du film indique que la démarche est informative, qu’il s’agit de faire du bruit sur un événement passé sous silence. Peu importe que l’identification de l’événement soit tautologique : les nanos technologies c’est intéressant parce que tout le monde s’y intéresse : politiques, industriels, universitaires.

Tout ça pour en venir à ce qu’on sait déjà : le problème c’est pas les nanos, mais l’insubordination de la production tech- nique à l’éthique, le renoncement des peuples souverains à décider.

Ce film est une confuse et tonitruante annonce de l’apocalypse. Les nanos, chargés de tous les maux, avaient au moins le mérite, avant qu’on les agite, d’être silencieux.

Que dit la météo pour demain ?

Antoine Garraud

  1. Revoir L’Homme qui aimait les femmes.