Édito

Hors Champ, c’est quoi ? C’est, depuis 1995, le journal des États généraux du film documentaire de Lussas. D’abord quotidien, il est depuis 2020 un unique (et donc d’autant plus précieux) numéro. Les bénévoles de la rédaction aiment voir les films avec vous et semblent avoir pris la flemme des nuits blanches. Cette année, iels sont sept : Kiana Hubert-Low et Robyn Chien, nouvelles recrues, Baume Moinet-Marillaud et Caroline Châtelet, from le comité de sélection d’Expériences du regard, Céline Leclère de retour après une pause, Baptiste Verrey et Clémence Arrivé à la nouvelle coordination, Alix Tulipe pour le passage de relais, et Clémence Rivalier au graphisme. On a tous·tes un pied dans le cinéma. On est professionnel·les des festivals, artistes, réalisateur·ices, monteur·ses ou habitué·es de Lussas. On choisit plutôt de défendre des points de vue personnels et situés, aucun·e ne se place en expert·e. L’écriture est résolument collective. Avec un format de quelques pages, on prend du temps pour des films qu’on apprécie ou dont on aime les questions qu’ils nous posent. Forcément, il y a des lacunes, on travaille nos frustrations. Cette année, Hors Champ est augmenté d’une page Spéciale Été. Vous y retrouverez, entre autres, l’horoscope Planètes Lussas pour choisir au mieux vos films et une belle grille de mots fléchés. À siroter en attendant le début de la séance, bons visionnages !

Comment démonter un monument

Le collectif Faire-Part est à la fois un lieu d’échange, de collaboration et de réalisation de films entre Bruxelles et Kinshasa. Fondé en 2017 par quatre cinéastes, belges et congolais – Rob Jacobs, Anne Reijniers, Nizar Saleh et Paul Shemisi – il interroge les conditions dans lesquelles s’élaborent leurs films, dévoilant les ressorts néocoloniaux du cinéma lui-même.

En plein été, j’écris au collectif pour leur proposer un entretien. Rob joint à sa réponse leur manifeste : une simple retranscription de la discussion WhatsApp du collectif, mise à jour au fil du temps. Le texte qui suit regroupe des citations issues de ce document ainsi que des extraits d’un entretien réalisé avec Nizar Saleh quelques jours après ce premier échange. Nizar commence par me raconter la naissance du collectif :

Nizar : En 2015, Anne et Rob sont venus au Congo pour faire un film sur le monument de Léopold II, une copie conforme de celui érigé en Belgique. Paul et moi les avons accompagné·es à travers Kinshasa, à la recherche des archives du déboulonnement des statues au Congo dans les années 1970. C’est deux ans plus tard, en 2017, qu’est née l’idée de Faire-Part, le premier film du collectif. En cherchant son titre, les collègues belges nous ont dit : « Chez nous, quand il y a une fête, quand un enfant naît, on distribue des faire-parts ». Alors on a adopté ce nom pour que le film et le collectif deviennent une invitation ouverte à collaborer, à réfléchir avec nous.

Anne : Le projet de Speech for a Melting Statue vient de l’idée de Nizar de faire un film sur les deux [quartiers] Matongés, de Bruxelles et de Kinshasa. J’ai commencé à filmer en Belgique et Paul en RDC mais ensuite le COVID est arrivé, on s’est retrouvé·es à court de budget et nos vidéos respectives ne fonctionnaient pas ensemble. Finalement c’est Rob qui a trouvé une autre direction.

À l’image de son processus de réalisation, Speech for a Melting Statue commence par une hésitation. Un discours fragile, humble, sujet à la répétition, inventé par Marie Paule Mugeni pour parler d’un évènement qui n’a pas encore eu lieu : le déboulonnage de la statue de Léopold II à Bruxelles. La voix de la poétesse touche au cœur, son texte est solaire et ses mots sont importants. Dans le titre, « melting » désigne à la fois le mélange – celui des sculptures métissées, désirées pour notre époque – et la dégringolade, la chute des statues des tortionnaires qui hantent encore les places de nos villes. Le phénomène des déboulonnages ouvre une brèche historique dans laquelle le collectif Faire-Part circule déjà.

Nizar : Dix ans après l’indépendance, il y a eu cette crise d’identité où les Africain·es voulaient s’affirmer. Ils ne voulaient plus copier les blanc·hes, ne plus s’habiller comme les blanc·hes, se coiffer comme les blanc·hes, parler comme les blanc·hes… Les déboulonnements sont arrivés à ce moment-là. La Belgique a volé au Congo son passé mais depuis le Congo a avancé, alors que la Belgique est restée en retard sur certaines choses. Maintenant elle doit se rattraper, accepter qu’une partie de son futur est au Congo.

Speech for a melting statue ouvre un portail qui débouche sur un monde parallèle, capable d’accueillir des paroles restées trop longtemps silencieuses. Créer des espaces qui transfigurent le travail de mémoire est au cœur de la vision du collectif. Dans cet élan, Nizar Saleh et Paul Shemisi organisent des projections itinérantes dans les rues de Kinshasa, cherchant à développer une culture cinématographique propre à la ville.

Nizar : Avec Paul, on voulait projeter des films dans la rue pour tous les publics, pas seulement pour les artistes et les spectateur·ices averti·es, mais pour les enfants de la rue, les vendeur·euses ambulant·es. On a vu beaucoup de films sur l’Afrique mais très peu de films de l’Afrique : on ne sait pas ce que les Africain·es pensent d’elleux-mêmes. Les subventions des projets viennent de structures européennes comme l’Institut Français, l’Institut Goethe, le Centre Wallonie Bruxelles. Très souvent, elles produisent des Européen·nes qui viennent tourner deux semaines, avec un emploi du temps tout prêt, un projet déjà écrit et qui ne donne lieu à aucune projection en dehors des lieux partenaires.

Le problème néocolonial des modes de financement engendre des œuvres qui, selon Nizar, « créent à leur tour de nouveaux clichés sur l’Afrique, parfois véhiculés par les Africain·es elleux-mêmes. » En parallèle, de nombreux films essaient de poser des questions voisines à celles du collectif Faire-Part, une convergence de thématiques qui soulève l’enjeu d’un nouveau « genre décolonial ».

Nizar : Je viens de voir le film Colette et Justin (2) d’Alain Kassanda, un film sur Kalenji, un opposant à Lumumba. Cela m’a fait réaliser que je connaissais mal cette histoire et qu’il existe un mouvement décolonial dont on ne se rend pas forcément compte au Congo parce qu’on n’a pas accès aux mêmes informations. L’existence de ce genre de film est rendue possible parce que des personnes afrodescendantes travaillent dans les musées européens, parce que des descendant·es de colons ressentent une culpabilité, avec le travail politique de Black Lives Matter. Mais ce grand mouvement décolonial me fait peur aussi, parce que ça devient un cliché. Ça veut dire quoi « décoloniser » ? Est-ce que ce n’est pas une nouvelle forme d’objectivité, qui risque de figer ce à quoi doit ressembler une décolonisation ?

Nizar me parle du festival de performances SOKL, où le collectif invite des artistes et activistes à se mettre en scène sur une réplique de socle monumental. Le fait de filmer est-il encore un moyen efficace de se confronter au néocolonialisme, alors même qu’il peut en être le support ?

Nizar : Le cinéma est un point convergent, un carrefour. Dans un film, il y a la musique, la performance, la danse, les expressions, les non-dits et le langage non-verbal. C’est un médium très fort pour cette raison. Surtout qu’il a aussi été utilisé par les colons pour instrumentaliser l’image des Africain·es. Ils s’en servaient comme Jésus dans les églises, c’était des images universelles. En Afrique, on a des fétiches : pour moi une caméra c’est comme un fétiche. Ça te montre quelque chose du monde. La technologie a changé, mais elle garde cette puissance animiste. Pour cette raison, ce qui a été fait avec le cinéma doit être défait avec le même outillage. C’est comme démonter une statue : tu dois utiliser les mêmes clés, les mêmes vis, les mêmes pinces qui ont servi à boulonner le monument, afin de pouvoir le démonter un jour.

  1. Le titre est emprunté à une affiche réalisée par Decolonize this place pendant le mouvement Black Lives Matter, diffusée en France par les Éditions Burn~août. Decolonize this place, trad. Mama Road, Comment démonter un Monument, 2021, affiche, Éditions Burn~août.
  2. Voir l’article Par la racine de Clémence Arrivé

Planète·s Lussas

Sagittaire

AVENTURE
SPIRITUALITÉ
INSTINCT

  • Méandre ou la rivière inventée : « Le film tisse des liens entre les mondes immergés et submergés dont les prismes multiples engagent une rencontre réparatrice entre humains et non-humains »
  • Les Sœurs Pathan : « À mesure qu’elles grandissent, le passé les rattrape. »

Capricorne

OBJECTIVITÉ
ORGANISATION
CONSTRUCTION

  • En attendant les robots : « Otto plonge dans un monde robotique qui soulève la question de l’humanité.»
  • 4801 nuits : « À moins de tenter le tout pour le tout : un voyage, au-delà du cercle polaire pourrait changer le cours de mon existence. »

Verseau

RÉVOLUTION
ALTRUISME
INDÉPENDANCE

  • La Mère de tous les mensonges : « Une jeune femme à la recherche de la vérité. »
  • Juste un mouvement : « La jeunesse locale joue son propre destin à l’imparfait du présent »

Poissons

COMPASSION
MYSTÈRE
SACRIFICE

  • Darkness, Darkness, Burning Bright : « Vaste sentiers fleuris, fraîches ramures, Bosquets pleins de parfums, d’oiseaux et de murmures. »
  • La Langosta Azul : « El Gringo, arrive dans un village des Caraïbes pour enquêter sur l’apparition de homards radioactifs.»

Bélier

NAISSANCE
IMPULSION
COMBATIVITÉ

  • Les Prières de Delphine : « Peu à peu, au fil des confidences entre Delphine et la réalisatrice,se dessine le portrait d’une génération de femmes sacrifiées »
  • La Mécanique des choses : « Mon chat est tombé du huitième étage. Et il a survécu »

Taureau

COCOONING
MATÉRIALITÉ
STABILITÉ

  • Mascarades : « Ils se déguisent, chantent et rient pour appeler la pluie et lancent pétards et confettis pour la Terre-Mère »
  • Un syndicat du documentaire est-il possible ? : « Le meilleur moyen pour y parvenir serait de créer un regroupement le plus large possible des professionnel·les »

Gémeaux

DUALITÉ
ESPIÈGLERIE
COMMUNICATION

  • By The Throat : « Explore une frontière plus profondément marquée, bien qu’invisible, qui détermine les sons et les mots que nous prononçons »
  • Oiga Vea ! : « En marge de la societé du spectacle »

Cancer

SENSIBILITÉ
ROMANTIQUE
INTUITION

  • Unter : « Gouffres et montagnes. De l’eau… uniquement de l’eau ! Et rien pour éponger tout ça ! »
  • Je reviens dans 5 minutes : « Mon angoisse de sa mort est aussi sourde que la joie dans ce monde. »

Lion

SOLEIL
ASSURANCE
GENEROSITÉ

  • Autorretrato (Dormido) : « Nous savons tous qu’Andy Warhol a réalisé un film de plus de cinq heures sur un homme qui dort. Après l’avoir visionné, je me suis demandé ce qui se passerait si je supprimais les passages fastidieux de Warhol. »
  • La boucle documentaire liberté de création ? : « De plus en plus d’élu·es se donnent le droit d’écarter des projets de films qu’ils ou elles jugent politiquement sensibles. »

Vierge

PRÉCISION
PURETÉ
RAISON

  • Flowers Blooming In Our Throats : « Une description de l’équilibre fragile sur lequel repose notre quotidien domestique. »
  • Météorologies : « Quel temps fera-t-il aujourd’hui ? »

Balance

ÉQUILIBRE
HÉSITATION
UNION

  • Les Oubliés de la belle étoile : « Ils se réunissent enfin pour briser le silence. Une épopée bouleversante sur le chemin de la mémoire et de la justice.»
  • Where Do I Belong ? : « Deux femmes se rapprochent et repensent les traces et les traumatismes qui les lient au profit d’une libération de la parole »

Scorpion

MUTATION
SÉXUALITÉ
MAGNÉTISME

  • Nuestra Película : « Finalement on comprend que ce portrait est plus qu’une méditation classique sur la mort : c’est une émouvante revendication sur l’art de vivre. »
  • Chienne de rouge : « Une femme se réveille un matin avec ce désir, filmer du sang. »

Juge, Like, Commente

Un contre-point au séminaire : Filmer les procès, filmer la justice… L’image juste ?

Cette année, sur les réseaux, j’ai vu en boucle les images du procès opposant Johnny Depp et Amber Heard. Diffusé dans son intégralité et en direct à la télévision américaine, j’en ai vu surtout les fragments repostés sur TikTok. Reposant sur la diffusion virale, la plateforme encourage l’utilisateur·ice à créer son propre contenu à partir de vidéos existantes. Une même séquence tourne en boucle, subissant autant de doublages ou de remakes qu’il y a d’utilisateur·ices. Des versions alternatives, ainsi commentées, du procès Depp vs Heard se démultiplient à l’infini, dans une boulimie visuelle dont je me délecte. Dans ce procès parallèle mèmesque 1 qui se déroule sur les réseaux, ce sont surtout des fans de Depp, des militants antiféministes et anti-trans qui alimentent l’algorithme. Amber Heard y est moquée, taxée de pleurnicheuse et de manipulatrice – les féministes n’ont qu’à bien se tenir. La répétition parodique de ces images devient la condamnation populaire de Heard et s’introduit à l’intérieur même du procès. Elles ont constitué un appui de taille pour les avocats de Depp, qui sont parvenus à gagner l’adhésion de l’opinion publique à défaut du procès. Si les faits de violence de Depp sont déclarés « substantiellement vrais » et « prouvés » en 2020 par la justice britannique, ils n’entrent pas dans les chefs d’accusation qui ne concernent que les actes de diffamation réciproque du couple. Très peu commenté autrement que comme une actualité people, ce procès incarne pourtant le fameux backlash 2 antiféministe tant craint après les Me too.

Confier au public les images des procès signifie-t-il forcément la bascule vers une justice populaire ? Que peut le cinéma lorsqu’il filme l’exercice de la justice ?

David Perlov réalise en 1979 Memories of the Eichmann trial, dix-sept ans après le procès du criminel de guerre nazi condamné à mort en 1961 à Jérusalem. Dans ce film crucial de l’histoire des procès, on peut voir un proto-protocole TikTok, la simultanéité des commentaires en moins. Perlov s’invite dans l’intimité de ses témoins pour recueillir leur souvenir du procès face caméra. Certain·es étaient présent·es comme témoins, d’autres se rappellent l’avoir vu à la télé. L’une des femmes interrogées, Sara Neumann, se souvient que pour ses parents, l’enjeu du procès n’était pas tant la condamnation d’Eichmann, que dans « la possibilité de dire au monde ce qu’il s’est passé. » Le juge n’est plus là, le procès est fini, mais les archives conservent en elles la puissance énonciatrice du jugement. Le cinéma déployant le temps, il répète la parole que le procès ne donne qu’une fois et le dispositif de Perlov ouvre aux témoins la possibilité de dire une deuxième fois.

Chaque matin, dans la cour du père du réalisateur Abderrahmane Sissako à Bamako, un étrange tribunal à ciel ouvert prend place. La disposition est la même qu’ailleurs : une estrade en bois, des piles de dossiers et la robe du magistrat. Les témoins : une écrivaine, un instituteur, un chanteur, etc. se succèdent à la barre accompagnés de leur avocat. Chacun·e étoffe un point de vue supplémentaire sur le contentieux intenté par les pays d’Afrique à la Banque mondiale et au FMI. La mise en scène crée une tension comique entre documentaire et fiction. Ici, les habitant·es traversent l’audience pour étendre le linge, remplir une casserole, discuter. L’irruption de la vie quotidienne au milieu du procès convoque la sphère sociale au sein d’un écrin d’impartialité et de neutralité. Après visionnage, je n’arrive pas à définir la nature des images. Ce procès a-t-il vraiment eu lieu ? Si le droit permet une parole performative – une déclaration qui produit un acte par sa simple énonciation – la fiction d’un procès reproduit l’effet de justice, ne serait-ce que par le protocole de distribution de la parole qu’il produit. Le plaidoyer final de l’avocate des parties civiles (interprétée par l’avocate et femme politique sénégalaise Aïssata Tall Sall) est reçu comme un verdict irrévocable et cathartique. Il y a quelque temps, j’en avais d’ailleurs déjà vu des extraits sur les réseaux, où la nature du document (réelle ou fictive) devenait secondaire. L’existence de l’image du procès parvient à produire un effet de justice.

Pourtant, les audiences retransmises en direct par des mégaphones dans la ville, qui captivent d’abord les habitant·es de Bamako, les lassent peu à peu. Comme pour une chanson mille fois entendue, iels finissent par débrancher le système de retransmission. Le procès et sa comédie se referment sur eux-mêmes. Le cinéma fait peut-être ici le constat d’un échec : la théâtralité du procès fascine et dissimule son absence effective de justice. Si l’on en croit la loi du 22 décembre 2021, qui prévoit la possibilité de diffuser en direct certaines audiences publiques, le dispositif n’aurait qu’à être amélioré, à être rendu plus performant, plus transparent, plus démocratique pour restaurer la « confiance dans l’institution judiciaire ». Ainsi, la réforme Dupond-Moretti témoignerait de la volonté de l’institution d’être une meilleure version d’elle-même grâce à la circulation des images. Chaque personne ayant lu les comptes rendus des comparutions immédiates suite à l’assassinat de Nahel par les forces de police, produit par les bénévoles des Legal team anti-raciste est en droit d’en douter. Les procès ne montrent que l’injustice du système pénal au sein d’une société profondément raciste, sexiste et capitaliste. Les filmer ne peut que confirmer la nécessité de repenser le concept de justice et de le sortir des tribunaux. Le cinéma, en exposant ces images, rendrait-il désirable un abolitionnisme pénal révolutionnaire 3 ?

  1. Retour de bâton. Phénomène décrit dans Backlash : la guerre froide contre les femmes, 1991, Susan Faludi
  2. mème : élément de langage reconnaissable et transmis par répétition d’un individu à d’autres.
  3. Pour elles toutes, 2019, Gwenola Ricordeau.

Petite émission de magnétique frangine

Hayat appelle Leila et Leila appelle Hayat, leurs voix se brouillent. L’amour entre les deux sœurs comprime les espaces. On entend des histoires sur leur mère, le sexisme, le racisme, la naissance d’Inaya. Le récit qui suit est une transcription imparfaite des voix enfouies sous les grésillements.

Quand le bip se perd
À ciel ouvert
La seule étoile
Rose et floue
Augure un cap
Mer arctique
Murs de France

(pas de signal)

De ta mère reste
La malédiction
Si l’iceberg
Te cogne le flanc
La petite arrive
Vire à l’arrière

(mère-miroir)

Mokhenache, get us back
Tu attends, tu attends, tu attends
Elle a les yeux grands ouverts
Elle est vive
Reviens vite

(brouilla*e,
*a m* rend*e ma**de)

Briser le cycle
Avec le roulement
D’un tire-corde
En haut de la
Mission claire
Le souffle est court
L’éclat de rire

(sextan)

L’horizon sépare
La mémoire des odeurs
Et des condensations
Baisé le pied
Fini le sein

(zone blanche)

Que de jouer la dure, nanana
Qu’une femme d’un mètre soixante
Peut-être capitaine
Que tu es belle, tu es du Sud
Que si tu parles, c’est toi la folle
Que l’autre du syndicat
Te laisse seule

()

C’est imprimé dans mon sang
Comme un oiseau trouvé
Loin de son buisson
Soigné, nourri, aimé
Pour finir dans une boîte
(paperwork)

Siggi
Non à la bague
Pour une tente
Pour une cale
Pour un call

(Inaya)

Lunch Break

Cut-up feat. Leslie Kaplan, L’excès-L’usine, 1982

12h00

Sharon Lockhart filme la galerie souterraine d’un chantier naval, pendant la pause déjeuner des ouvrier·ères, la Lunch Break. A-t-elle jamais été aussi longue ? Quelle est sa durée habituelle ? Finira-t-elle ?

« Ni début, ni fin. »
« À l’intérieur de l’usine, on fait sans arrêt.»
« On est dedans, dans la grande usine univers, celle qui respire pour vous. »

12h27

Les ouvrier·ères sont assis. Certain·es mangent, d’autres lisent, se reposent. Parfois la lenteur les fond au décor, parfois elle les détache. On a le temps de les voir. Iels sont nommé·es dans le cast : Maurice, Todd, Doug, Chris, Andrew, Ed, Merle, Nathan. Et une Kasha. Est-ce elle que l’on a vu au début ?

« C’est une femme un peu lourde, elle a un chignon gris. On passe, on la regarde.
On voit ses formes. »

13h12

Sharon Lockhart ne laisse pas d’échappatoire, pas d’écart possible. On a tout le temps de s’installer dans le plan, d’en sentir l’oppression. Pas d’appel d’air.

« Quand on arrive devant une usine qu’on ne connaît pas, on a toujours très peur. »
« On a mis la blouse. Dans la poche, il y a des pièces pour la machine à café. Parfois on met la main dans la poche, pour sentir. »

35h57

Une heure vingt pour aller d’un bout à l’autre du couloir. Ce lent travelling requiert notre attention. On pense à ce qu’on sait de l’usine, du travail à la chaîne, on tente de déchiffrer un sticker sur un casier, un titre de journal. Alors qu’on traverse un espace collectif, le film nous laisse seul·es. Si on peut s’égarer dans nos pensées, la physicalité étouffante du trajet nous oblige toujours à être là.

« Le temps est ailleurs : seuls existent l’espace, dans la tête, infini, et toute vie maintenant, ramassée et pleine, comme un caillou mort. »

47h25

On entre dans une matière photographique en 35 mm. On pourrait croire à un décor de fiction. Les lumières semblent travaillées, la scénographie ciselée et rigoureuse.

« On passe dans la carcasse légère, mince et suspendue, de l’usine.
On est dans la matière qui se développe, la grosse matière, plastique et raide. »

73 : 45 : 57

Machines, moteurs, voix à vitesse réelle : la bande son aux allures bruitistes a été composée par Becky Allen et James Benning. Elle est un refuge pour notre attention, on tente d’en extraire des bribes de conversations. À la fois un repère et un nouvel espace de perdition, un fond bourdonnant qui nous épuise.

« L’espace est silencieux. Trous de bruits, trous de bruits partout. »

Édito

Cette seizième édition des États Généraux, la dixième pour Hors Champ, s’ouvre un an après le dur conflit des intermittents, conflit dont on mesure à peine les conséquences dramatiques, notamment sur le plan humain. Sur le front de la création documentaire en tant que telle, les nouvelles ne sont pas franchement meilleures. Malgré quelques succès incontestables en salle, les difficultés à produire des œuvres documentaires qui sortent des sentiers esthétiques (re)battus sont, elles, bien « réelles ». Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les « cases documentaires » proposées ces dernières années par les différentes chaînes publiques ou privées et d’évaluer l’étendue du désastre. Pour une fragile Lucarne en effet,

Hors Champ

combien de fenêtres insipides ? De fait, sans une université d’été comme Lussas, sans les festivals avec compétitions nationales et internationales, un certain nombre d’œuvres inédites ou hors normes (par leurs formes, leurs durées, leurs choix plastiques) resteraient quasiment invisibles. Inaudibles, aussi. Quelle télévision prendrait aujourd’hui le risque, pourtant minime, de diffuser des œuvres aussi sensibles ou percutantes que celles de Guy Gilles, d’Antti Peippo ou encore de José-Maria Berzosa, pour n’en citer que quelques-unes ? Dans ce contexte s’affirme ici et ailleurs, l’impératif collectif et individuel de sortir de « l’entre soi » pour lâcher prise et nous ouvrir à des états de matières, de couleurs, d’images et de sons qui reformulent sans cesse notre expérience de spectateur.

Éric Vidal pour l’équipe

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Ce texte est une proposition de position commune qui sera discutée et corrigée avec toute l’équipe qui assure, souvent bénévolement, le fonctionnement de ce festival, aujourd’hui à 13 h, au local prêté aux coordinations d’intermittents et précaires (la Maison du doc’).

Lussas, le 22 août 2003, 16h00

État d’urgence – contribution

Les coordinations d’intermittents du spectacle, le groupe du 24 juillet (composé de réalisateurs, techniciens et producteurs) et la direction des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas ont décrété l’état d’urgence :

Le mouvement des salariés intermittents et des précaires a mis en lumière la dégradation des politiques sociales et culturelles. Le mépris dans lequel sont tenues les personnes et la culture participe d’une même logique qui affecte tout autant les professionnels du spectacle que les archéologues, les chercheurs, les enseignants, les chômeurs en fin de droit, et tous les autres précaires…

Au moment où la standardisation devient le modèle dominant, la signature du protocole révisant le régime d’assurance-chômage porte un coup fatal à ceux qui font vivre la création.

Dans le cadre des États Généraux Du Film Documentaire de Lussas, des groupes de réflexion se sont mis en place pour constituer une force de proposition Cependant, nous posons l’abrogation sans condition du protocole agréé par le gouvernement le 6 août, comme préalable à toute forme de négociation ou d’assises nationales du spectacle vivant.

Cette logique d’attribution de subventions discrétionnaires, et cette division, par secteurs, de l’audiovisuel et du spectacle vivant, ne peuvent se substituer à la question fondamentale des droits sociaux collectifs et à la définition d’une véritable politique culturelle. Nous nous engageons à tout mettre en œuvre pour obtenir ce retrait.


Tribune ouverte aux salariés et bénévoles des États Généraux du Film documentaire

Suite à l’assemblée générale des salariés et bénévoles des États Généraux du documentaire, il a été proposé l’appel suivant. L’assemblée générale n’ayant pu se prononcer sur ce texte, nous prenons l’initiative à titre individuel de le reprendre ici et nous vous invitons à le diffuser largement.

Appel de Lussas pour le maintien des annexes 8 et 10

Malgré la grève dans le spectacle vivant et l’annulation de nombre de festivals, – dont le plus prestigieux, celui d’Avignon –, le gouvernement a donné son agrément à l’accord du 26 juin 2003 concernant la « réforme » des annexes 8 et 10.

C’est pourquoi, nous, intermittents du spectacle, salariés ou bénévoles, œuvrant à l’organisation des États Généraux du documentaire de Lussas, réaffirmons notre opposition totale et indéfectible à la remise en cause de nos droits.

Nous exigeons :

  • Le retrait de l’agrément de l’accord du 26 juin
  • L’annulation du doublement de nos cotisations

De plus, nous adressons un appel à Messieurs Jean-Marc Blondel et Bernard Thibault pour qu’ils demandent à être reçus à Matignon, afin de réaffirmer nos revendications. Il en va de notre survie et de celle de la culture. Il en va du respect de nos droits de salariés et du code du travail.

Nous appelons tous nos collègues, salariés intermittents à signer cet appel que nous irons porter, en délégation, à la direction de la CGT et CGT-FO.

Nous prenons ici l’engagement solennel de poursuivre notre mobilisation jusqu’à satisfaction de nos revendications.

États généraux de Lussas, le 22 août 2003
Pascal Montagna, chef monteur, bénévole aux États généraux du Documentaire
Roland Biessy, technicien du spectacle vivant, salarié aux États généraux du Documentaire

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

Les intermittents et précaires portent plainte pour faux

« La Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France annonce qu’« une plainte contre X… avec constitution de partie civile pour faits de faux en écriture privée » a été déposée, mardi 12 août, auprès du Tribunal de grande instance de Paris. Cette plainte repose sur deux avenants du protocole d’accord du 26 juin, qui définit le régime d’indemnisation des intermittents. « Le 8 juillet, plusieurs avenants ont été signés », explique Me Dominique Noguères, avocate de la coordination. « Deux ont été enregistrés à la DDTEFP – direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle – sous le même numéro, mais un article, qui porte sur la franchise, et une signature ne sont pas les mêmes. Tout laisse penser que l’un des avenants pourrait être postérieur au 8 juillet. » Il reviendra au juge d’instruction, qui devrait être nommé en septembre ou en octobre, de mener l’enquête. Si les résultats confirmaient les faits, « cela pourrait remettre en cause la validité de l’accord – ce qui ne manquerait pas de créer un joyeux bazar », conclut l’avocate des intermittents. »

Article paru dans Le Monde du 21 août


« Le cinéma est un instrument de classe, michel ! »

dit un membre du groupe Medvedkine à son collègue et ami Michel dans le magnifique film Lettre à mon ami Pol Cèbe.

Certains collègues et amis des coordinations d’intermittents et précaires considéraient avec nous que l’acceptation par la direction du festival de diffuser gratuitement et dans sa plus grande salle les films du groupe Medvedkine était peut-être le seul geste politique significatif des États généraux depuis leur ouverture. Mais cet acte était bien précaire, puisque sa rediffusion le jeudi 21 fut payante. Non pas que la direction du festival soit revenue sur ce choix, mais simplement parce que ses organisateurs n’y avaient pas pensé, tant ils étaient fatigués par le travail énorme, et souvent bénévole, qu’ils fournissent pour assurer le spectacle d’un bout à l’autre de ce festival.

La beauté des films du groupe Medvedkine ne vient pas d’une esthétique mais d’une pratique. Leurs films procèdent d’un désir, non pas de consommation de produits culturels, mais de pratiques quotidiennes, selon une nécessité appelée expérience, expérience immédiatement partageable par tous.

Ici, payer pour voir des films est la règle, la pratique naturelle. Même s’il s’agit de films agissant pour l’accès de tous à la culture, à la création, à la beauté. Comme si le désir de cinéma se limitait à la consommation de films de qualité.

Or n’est-il pas contradictoire de diffuser des films en lutte tout en défendant un art réservé à une élite solvable ? Tout en dénigrant sans cesse une sous-culture télévisuelle soi-disant réclamée par la majorité, afin de redéfinir et de défendre ce pré carré appelé exception culturelle.

Les films du groupe Medvedkine sont des gestes de beauté, des actes politiques, c’est-à-dire libres et gratuits, presque enfantins. Mais à quoi bon les diffuser si nous ne remettons pas en cause nos pratiques, notamment de consommation et de diffusion de la culture.

A bientôt, j’espère. Bruno Thomé et Olivier Derousseau, précaires en lutte(s)

État d’urgence, tribune ouverte aux coordinations d’intermittents

« Nous ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis, nous sommes la branche »

Depuis son ouverture s’installe un festival proposant d’un côté les films, de l’autre des commissions de réflexion. On nous dit que l’annulation du festival aurait été la pire des choses (dixit J.P. Thorn, soirée inaugurale) qui aurait fait fuir le public. Le public. Il y a donc nécessité de ne pas l’effrayer. La lutte et les revendications doivent être séduisantes pour le public. Comme le critiquait Serge Halimi (dans le film sur les Chorégies d’Orange), pour être visible, la lutte doit être attractive : c’est un produit qu’il faut vendre, qui se jauge dans « l’opinion publique » (soit les médias télévisuels et les journaux) en termes de visibilité.

Pour être visible ici, la lutte va d’un commun (?) accord prendre la forme d’une réflexion collective, ouverte et Large (sic) : cinéastes, intellectuels, militants et festivaliers y sont conviés. Ainsi cette année, les festivaliers pourront goûter, en plus des films et séminaires de la programmation, aux comptes-rendus en assemblée plénière des réflexions menées à haut niveau par un panel représentatif de la lutte menée (re-sic).

Mais que voulez-vous de plus ? Le festival ne peut faire mieux que d’organiser en son sein les moyens de la lutte, nous dit-on (« On VOUS donne une salle pour VOTRE coordination et une autre pour projeter VOS films.. »)

Alors ?

Il y a dans chaque mouvement qui se développe deux points qui, moi, me semblent essentiels. Les objectifs et revendications du mouvement, qui dans le meilleur des cas débordent largement les simples vues corporatistes des uns et des autres et lui permettent d’intégrer un nombre plus large de participants diffusant plus globalement leurs idées. Le deuxième point peut-être plus important encore concerne les moyens que l’on utilise pour faire aboutir ces revendications. Parmi ces moyens, ce qui prédomine, c’est la structure que prend le mouvement, comment il s’organise, donc tout d’abord, et principalement quelles relations s’instaurent entre les participants.

La lutte permet, idéalement, au-delà des revendications, la possibilité pour chacun de s’éveiller à la parole et au dialogue, de grandir à l’intérieur d’elle, en s’écartant des rapports de domination qui sont ceux du monde du travail mais dont on sait qu’ils ne se créent pas uniquement à travers les rapports hiérarchiques, mais aussi par le langage. La dialectique du vous et du nous utilisée depuis le début du festival par l’organisation et par les membres de la coordination re-crée délibérément ou inconsciemment une forme de rapport hiérarchique, une distance entre ceux qui travaillent et ceux qui luttent. Les festivaliers étant eux invités à consommer (mais jamais à créer) du sens, de la parole et de l’événement. Pourtant, festivaliers, direction, bénévoles et membres des coordinations, sommes tous dans le même bateau.

Espérons que les événements des jours prochains permettent de réfléchir sur la notion même d’état d’urgence, sur les rapports nouveaux qui peuvent naître à l’intérieur d’états généraux.

Nicolas 2.50.1, alter mutant de Parisis


Appel pour la Chaise-Dieu le mercredi 20 août 2003 – rassemblement massif

Le Festival de la Chaise-Dieu est clairement une vitrine culturelle et politique. En touchant ce festival, nous voulons sensibiliser les élus et les membres du gouvernement qui ont participé à la validité de cet accord alors que beaucoup d’entre eux ont reconnu qu’il n’était pas satisfaisant.

Cette démarche culturelle et politique hermétique crée peu d’emplois et abuse du bénévolat.

« Haute-Loire, Terre des Festivals », « Haute-Loire, la Fête des Festivals », tels sont les titres des nombreuses brochures de l’Office du Tourisme. Nous ne pouvons pas être à la fois l’alibi touristique et économique des régions et les fossoyeurs. Nous défendons nos métiers, une culture pour tous, tous les jours, puisque nous vivons et travaillons en région.

C’est un festival coûteux et douteux : un abonnement à 1200 euros, prix moyens des places de 60 à 80 euros, et des places à bon marché, à l’abbatiale de la Chaise-Dieu, « de très inégale qualité d’écoute sans vue directe » (cf. programme.)

Oui, nous voulons continuer à faire entendre nos voix tant que le gouvernement fera la sourde oreille. Nous continuerons jusqu’au retrait du protocole et jusqu’à l’ouverture de nouvelles négociations.

Par notre présence à la Chaise-Dieu, le 20 août, nous voulons faire pression sur le gouvernement : J. Barrot, député, président du Conseil Général et président du groupe parlementaire UMP à l’Assemblée Nationale, et V. Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional.

Depuis trois jours, sans violence, nous perturbons le bon déroulement des concerts du festival. Depuis trois jours, les forces de l’ordre sont de plus en plus nombreuses. Est-ce normal que les lieux culturels soient gardés par des CRS ?

Il est très important d’être présents sur le concert d’inauguration (mercredi 20 août à 16h à l’abbatiale). Nous appelons à un rassemblement massif à 12h à la Chaise-Dieu.

Appel de la Coordination Auvergne des professionnels du spectacle en lutte