« Ce nous pas si facile à regarder »

Entretien avec Avi Mograbi à propos de August, a moment before the eruption

Dans August, a moment before the eruption, Avi Mograbi mêle trois types de récits : scènes filmées en extérieur sur le vif, scènes comiques où il se filme lui-même, et auditions d’actrices pour un casting. Entretien pour tenter de démêler l’écheveau de cette triple narration.

Après Comment j’ai appris à surmonter ma peur d’Ariel Sharon et Happy Birthday Mr Mograbi, pourquoi avoir fait August ?

J’ai fait August parce que la vie en Israël devenait insupportable, et ce, dès un an avant le début de l’intifada actuelle. L’atmosphère dans les rues était ahurissante de violence. M’étant moi-même trouvé plusieurs fois impliqué dans des incidents à la limite de l’agression, j’ai décidé de sortir dans la rue et de filmer ce que jy voyais. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchais, je pensais que des choses se passeraient devant la caméra et qu’elles en viendraient à raconter une histoire.

Nous étions en août 1999. Finalement, je ne me suis pas servi de ces plans, seule une scène du film en est issue.

Un an après, en août 2000, j’ai décidé de recommencer. J’avais alors une idée plus précise : je cherchais à saisir des actes d’agressivité et à montrer que, pendant que le réalisateur sort dans la rue pour traquer la violence, celle-ci entre chez lui par la porte de derrière. Dans la rue, je n’ai pas rencontré de violence en tant que telle. Mais j’ai été constamment obligé de défendre mon droit à filmer, et j’ai essuyé de très nombreuses agressions contre ma caméra. Au lieu de saisir la violence, je finissais donc par filmer mes querelles avec des interlocuteurs qui m’accusaient à l’avance de vouloir déformer ce que ma caméra enregistrait. Finalement, j’ai mis des mois à comprendre que, malgré les apparences, je filmais bien ce que j’étais venu chercher, et que de mes plans émanait la sensation que quelque chose était sur le point d’exploser.

August a-t-il été projeté en Israël ? Comment le public a-t-il réagi ?

August a été diffusé en Israël en avril dernier. La chaîne câblée Channel 8, coproducteur du film, l’a diffusé avec… Sharon et Happy Birthday… au cours des trois soirées d’un week-end, ce qui m’a semblé très courageux. J’ai rencontré des réactions assez enthousiastes dans la rue mais, bizarrement, presque aucun écho dans la presse. Pourtant, en Israël, les journaux publient quotidiennement des critiques sur les programmes télévisés de la veille, et les documentaires font l’objet d’une grande attention. Le film est donc globalement passé inaperçu.

Vos trois premiers films sont faits de scènes filmées sur le vif et de scènes où votre propre corps apparaît à l’écran. Quelles perspectives vous ouvre ce mode de narration ? Et comment ce dispositif a-t-il évolué au cours de ces trois films ?

Ce dispositif est lié à mon approche de la vie publique. Celle-ci m’intéresse, et j’y suis très impliqué à titre personnel : j’essaie de ne pas faire de différence entre les événements publics et ceux de ma vie privée. Certes, nombre de mes compatriotes pensent comme moi que la situation politique – avec l’occupation des territoires palestiniens – est insupportable. Mais ils ne la laissent pas infiltrer leur vie, ils n’estiment pas devoir agir pour changer cette situation ou pour prendre leurs responsabilités vis-à-vis d’elle. A contrario, dans mes films, j’essaie de mêler le monde domestique et le monde extérieur.

Dans August, forcer mon personnage à affronter un problème politique me permet de pousser ce problème un peu plus loin et de le poser dans les termes concrets d’une situation quotidienne à résoudre. Je pense atteindre là un point où la question de la responsabilité se pose de façon plus directe et plus dure : dans les scènes de rue, mon personnage s’est lui aussi retrouvé victime d’agressions. Alors que je pointais ma caméra vers le monde, la caméra a fini par se retourner vers moi. Je me suis rendu compte que, plutôt qu’un film sur « eux », August était un film sur « nous ». En ce sens, il s’agit probablement d’un film plus personnel que les deux premiers.

La figure burlesque semble dominante dans votre dernier film. Est-ce pour vous la seule manière de filmer certains aspects du conflit israélo-palestinien ?

Je ne sais pas si c’est la seule manière de filmer le conflit aujourd’hui, d’autres réalisateurs s’y prennent autrement. La manière dont August a évolué a été assez involontaire. Au départ, je n’avais pas prévu de jouer les trois rôles – moi-même, ma femme et mon producteur. Je ne savais même pas ce qui allait se passer dans la maison du réalisateur dès lors qu’il s’absenterait. J’ai demandé à deux de mes amis de jouer les autres rôles mais, pendant longtemps, j’ai repoussé le moment de filmer ces scènes. J’avais peur de leur manque d’expérience – aucun des deux n’est acteur professionnel –, et puis je n’étais pas bien sûr de ce que je voulais mettre en scène. Finalement, j’ai réécrit la scène où le producteur surgit dans l’appartement, et j’ai décidé d’en faire un sketch en jouant les trois personnages à la fois.

Par ailleurs, les auditions de la femme de Baruch Goldstein sont en fait des chutes d’un film que je voulais réaliser quelques années plus tôt sur le massacre d’Hébron, mais que je n’ai jamais pu finir. Je souhaitais montrer les témoignages vidéo entendus par la commission d’enquête constituée après le massacre, sous la forme d’un « procès télévisé », sorte de film qui donnerait à voir les conditions institutionnelles de l’occupation. Un témoignage est resté gravé dans ma mémoire, celui de la femme du meurtrier. Elle raconte comme tout était calme la nuit précédant le massacre, comment ils avaient dîné en famille, comment Goldstein avait pris ses enfants dans ses bras comme toutes les autres nuits, combien ce qui est arrivé l’avait bouleversée. Juste avant de conclure son témoignage, elle demande à la cour de lui donner l’arme de son défunt mari, qui lui revient de droit. Cette demande d’une arme si meurtrière m’a choqué, elle avait l’air de vouloir continuer l’œuvre de son mari. J’avais besoin d’intégrer cela à un film, sans savoir au juste lequel. Je l’ai finalement mis dans August.

Après avoir achevé le film, il m’a fallu plusieurs mois pour réaliser à quel point les trois différents aspects du film étaient complémentaires et à quel point, ensemble, ils formaient un tout.

Je ne sais pas si c’est ce que vous appelez « figure burlesque » mais, après avoir tenu mon rôle à part entière dans des agressions de rue, joué le rôle de trois personnages différents dans un drame domestique, auditionné enfin trois actrices différentes pour le rôle de la femme d’un meurtrier de masse, j’espère avoir réussi dans ce film à exprimer ce que nous, Israéliens, avons à faire. Or ce « nous » n’est pas si facile à regarder en face, même de mon propre point de vue.

Entretien préparé par Benjamin Bibas, Christophe Postic et Eric Vidal.
Traduit de l’anglais par Benjamin Bibas.

« Trouble Everyday »

Entrevue avec Lionel Soukaz à propos de Ixe

Film culte pour certains, maudit pour d’autres, perdu puis redécouvert pour la plupart d’entre nous, Ixe ressort dans son dispositif d’origine en copie neuve restaurée par le service des archives du film du CNC (dont on salue ici la courageuse initiative). L’occasion pour nous de rencontrer un réalisateur toujours déterminé à lutter contre toute forme de censure et d’intolérance. Un cinéaste qui archive dans son appartement un journal filmé entamé en 1991. Avis donc aux cinéphiles, programmateurs et historiens du cinéma.

Hors Champ : Quelle est la genèse du film et tes préoccupations à l’époque ?

Lionel Soukaz : Je suis né en 53 et en 74, la majorité est à vingt et un ans. Giscard va changer cela mais la loi reste discriminatoire puisqu’elle n’est pas la même pour les hétérosexuels et les homosexuels. Jusqu’en 1982, l’homosexualité est considérée comme un fléau social. Je suis donc un jeune qui se découvre homosexuel dans une société qui ne l’admet pas. Je me tourne alors vers des gens comme Jean-Louis Bory ou Guy Hocquenghem. En 1979, je réalise Race d’Ep qui est classé X. Un an avant, j’avais organisé un festival à La Pagode qui avait été interdit par les ministères de l’Intérieur et de la Culture alors que les dérogations étaient presque automatiques. Au bout d’une semaine, ils s’étaient aperçus que c’était un peu dangereux : on présentait des candidats aux élections législatives et La Pagode était devenue un centre d’agitation. Beaucoup de monde venait pour débattre. Ils ont donc interdit le festival, envoyé les R.G. pour saisir les films et comme si ça ne suffisait pas, un groupe de jeunes fascistes est venu nous casser la gueule. On a ensuite occupé le ministère de la Culture et on a été arrêtés. Quand Race d’Ep a été classé X, il a fallu pétitionner et se battre. À bout de fatigue et d’énervement, j’ai fait Ixe comme une provocation contre la censure. Race d’Ep, diffusé dans trois salles à Paris, a fait presque cent mille entrées en France. Il n’a coûté que cinquante mille francs et a été remboursé en une séance. Je l’ai réalisé avec deux caméras seize millimètres et monté ici, à la maison, le son étant fait après. Voilà la genèse de Ixe. C’est un pamphlet adressé au régime politique dans lequel je vis.

Comment as-tu pensé la relation entre espace public et espace privé ?

À la mort de ma mère, je suis passé d’une adolescence de fils unique solitaire à cet éclatement post-soixante-huitard. J’ai donc fait comme tous les adolescents à problèmes : m’enfermer dans les salles de cinéma. J’arrivais à la Cinémathèque à la première séance, en sortais à la dernière et ma sexualité passait un peu par le cinéma. Il y avait des films comme Salo de Pasolini que j’ai vu à La Pagode en 1978. C’est à cause de ce film, qui n’avait été autorisé que dans une seule salle en France, que j’ai fait le festival à La Pagode. Le contexte était très répressif pour un jeune homosexuel gauchiste, un jeune tout court. Je me suis alors tourné vers les aînés qui avaient créé le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R.), Guy Hocquenghem et toute sa constellation d’amis. Ce sont eux qui jouent dans Race d’Ep, dépensant bénévolement leur énergie et leur temps pour participer à ce qui est une lutte pour leur reconnaissance et leur liberté. C’est des grands mots, mais c’était vraiment ça. Sur Race d’Ep tout le monde allait coller la nuit les affiches du film dans son quartier. Le jour de sa sortie il y en avait partout. Ces jeunes payés par la production pour coller, je les ai retrouvés dans Ixe et on a décidé de tous vivre ensemble. Il y avait des bisexuels, des hétérosexuels, des homosexuels, des je-ne-sais-quoi-sexuels, peu importe. On s’est retrouvé autour de la drogue parce que la drogue, qui est vue avec justesse comme une chose privant de liberté, pouvait passer dans une époque de répression pour une preuve de liberté. Nous étions sous l’influence des écrivains comme Burroughs ou Ginsberg. On s’y est donc jeté comme une expérience de joie, de jouissance, à la recherche d’une extase qui nous sortirait de ce monde, nous empêchant de vivre nos aspirations et nos envies.

Tu te saisis de la caméra sans avoir fait d’école. Tu aurais pu prendre un stylo, un appareil photo…

J’ai pris aussi un stylo. J’écrivais dans des revues aujourd’hui disparues et j’étais pigiste à Libération où j’étais devenu le spécialiste des films homosexuels. Je photographiais depuis toujours. Mes premiers films, je les ai faits en huit millimètres vers quinze ans. Je n’avais pas de caméra, je l’empruntais aux copains. Ils avaient des huit millimètres par les parents et j’ai participé au premier festival Super 8 qui a eu lieu en France au Ranelagh où j’étais projectionniste. Là, j’ai rencontré Chris Marker, venu un soir avec son film Super 8 tourné à Paris sur le coup d’état contre Allende. Il l’a monté. C’est moi qui faisait les collures, puis on le projetait tout de suite dans cette salle pleine à craquer. J’ai baigné là-dedans. Je ne venais pas d’une famille riche, je n’avais pas fait d’école de cinéma. Quand ma mère est morte, avec l’assurance-vie j’ai fait une école d’audiovisuel. J’appelais cela les « idiotsvisuels ». Le cinéma que l’on voulait m’enseigner était un cinéma industriel et j’ai refusé d’être formaté. Je hantais la Cinémathèque où j’étais projectionniste puis j’empruntais une caméra et faisais mes films. Les premiers sont perdus mais j’ai pu retrouver Lolo Mégalo qui date de 1973. La caméra est donc comme une partie de moi.

La forme d’Ixe est-elle venue spontanément ? Étais-tu influencé par d’autres films ? On a le sentiment d’être en permanence dans le battement, des cils ou du cœur.

C’est exactement ça. Là, les influences sont nombreuses. On a parlé tout à l’heure de Kenneth Anger. Ma génération s’est inspirée des cinéastes américains qui eux-mêmes s’étaient inspirés d’Eisenstein, de Cocteau, des Surréalistes, des Lettristes. J’ai vu Warhol, Brakhage, Smith, etc. C’était un choc extraordinaire. Voilà : on a une pellicule, une caméra et il faut aller à l’essentiel.

Dans cette forme que tu choisis, la question de la représentation du corps masculin se pose avec des scènes de sodomie, des scènes d’amour – même si aujourd’hui quand on voit un homme et une femme faire la même chose, on dit que ce sont des scènes d’amour et pas des scènes de sodomie. Tu as conscience de cela, j’imagine.

Tu l’as très justement dit. J’ai fait un inventaire de tout ce qui était interdit et qui pourrait choquer la Commission de Contrôle. J’ai la lettre de la Commission disant que ce film, avec ses séries de flashs, est une provocation. Elle a décidé une interdiction totale pour le parti pris de dérision et la multiplication de scènes de sodomie, de fellation, de zoophilie frappantes pouvant entraîner, je cite : « des effets tout à fait imprévisibles au niveau inconscient ». Ixe est une agression contre cette Commission. La censure, on n’en voulait plus dans le cinéma. Il fallait faire quelque chose qui rende la commission ridicule à jamais et qu’on n’en parle plus. En plus elle était chancelante. Il y avait quand même des films pornos partout, et dans le fait d’interdire Ixe, ce qui gênait n’était pas le sexe puisque que le porno était classé X pour pouvoir faire du fric dessus, tuant dans l’œuf une création qui aurait pu être tout à fait intéressante.

Tu dis que ce ne sont pas seulement les scènes de sexe qui choquent. Les scènes de drogue alors, de shoot ?

Oui. Et puis il y a cette attaque contre le pape qui descend en hélicoptère blanc pour condamner les homosexuels.

Il y a des scènes où tu filmes les images de la télévision. C’était courant à l’époque ?

Ça venait des américains. J’ai toujours été un grand spectateur de télévision, et encore maintenant je décrypte la société où je vis à travers elle, sachant que c’est du formatage et de la propagande. Dans Ixe, les images du réel détruisent l’imagerie officielle.

Par contamination…

Tout ça était inconscient, ça venait comme on respire. Je n’avais pas théorisé quoi que ce soit. Mais dès qu’on a vu les images, ça nous a plu. On les voyait ensemble, toute cette bande de jeunes gens. C’était un travail collectif dans la mesure où chacun se dépensait sans compter, participait au montage et donnait son avis. J’ai porté le chapeau parce que j’étais celui qui faisait des films et qui voulait les enregistrer. Quand je suis à l’écran, c’est l’un d’eux qui prend la caméra. Ça s’est fait naturellement, dans un rapport amoureux. C’était une grande partouze sexuelle et sentimentale.

C’est à la fois un document sur cette époque, un autoportrait et un journal de bord.

Et c’est vraiment la réalité qui est reine. C’est elle qui devient fiction de révolte et d’insoumission. La vie réalité était là et je prenais la caméra pour filmer ou pour que l’on me filme pendant que cela arrivait. On vivait vraiment ce qui se passe dans le film. C’est un documentaire qui tend vers ses limites dans la mesure où c’était aussi un état limite de la conscience.

Vingt ans après, comment vois-tu ce film ? Quel est son statut pour toi ?

Nicole Brenez l’a passé deux fois à la Cinémathèque et le film a été vu par des jeunes cinéastes qui venaient de l’Etna. Tout d’un coup, j’ai trouvé un nouveau public. Ça a été très étonnant de voir un jeune public se reconnaître dans ces éruptions formelles, politiques, dans ce côté rebelle et amoureux.

Un public homosexuel ?

Non, un public très large dans lequel tu retrouvais les dix pour cent d’homosexuels. Ixe a longtemps été catalogué comme un film de drogués et de pédés. On le décode comme « le film d’avant le sida », mais comment pou-vais-je avoir une idée du sida en 1979 ?

C’est une des forces du film : la mort est omniprésente mais la vie aussi. On lit le mot « Vivre » sur une banderole, on voit des gens faire l’amour…

Oui, et à la fin c’est l’explosion atomique plus le rire sardonique. Il faut se replacer en 1979-80. On était dans une espèce de nucléarisation du monde. La fin du film c’est, entre guillemets, la mort du héros, celle du cinéaste, parce que la prise d’héroïne et le flash qui l’accompagne est proche de la fission nucléaire. J’ai fait une fois une projection circulaire sur huit écrans. Tout était entouré. Tu étais au centre du monde, le monde était autour de toi, renvoyant ces images de guerre, de drogue, de sexe, de religion. Un jour Eric Leroy m’a dit : « on va restaurer vos films ». C’est grâce à lui que vous allez voir une copie neuve de la version originale.

Propos recueillis par Eric Vidal (avec l’aide de Sandrine Vieillard)

La métamorphose permanente

Interview de Arnaud des Pallières à propos de Disneyland, mon vieux pays natal

Dans Disneyland, mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières déploie un mode narratif qui nous a étonnés par son originalité autant que par sa densité. Déchiffrage en forme d’entretien.

Dans le cadre de la série documentaire « Voyages Voyages », Arte vous a commandé un « carnet de voyage où le commentaire est conjugué à la première personne et dont le premier geste est le choix d’une destination ». Pourquoi avoir choisi Disneyland ?

Par défiance à l’égard du voyage et de l’exotisme. Par refus d’avoir jamais à me trouver en position de pilleur d’étrangeté et de différence. Par refus d’aller « filmer l’autre », comme on dit. Parce que quatre-vingts pour cent au moins du documentaire qui se fait, c’est ça : I’« autre » comme matière première inépuisable. Le documentaire comme super-loisir, comme safari pour cinéastes avec alibi éthique, et qu’on refourgue plus tard à des téléspectateurs qui, eux, n’ont l’argent que pour en rêver.

Disneyland est un lieu vulgaire, sans noblesse et sans « authenticité ». Mais où flottent beaucoup de fantômes pour ceux dont l’enfance a eu lieu quelque part entre le début des années soixante et la fin des années soixante-dix. C’est un des lieux honteux de notre civilisation, mais aussi de notre intimité. Le « nous » que j’emploie est dépourvu de toute joie communautaire. Il veut dire « nous, la première génération d’enfants, dans toute l’histoire du monde, qui a été considérée comme une génération de consommateurs à part entière ». Voilà notre titre de gloire, voilà la raison de la tristesse qui baigne le film, et voilà pourquoi il m’a semblé important d’aller là, à Disneyland, dans cette espèce de nombril du monde occidental.

Dans le film, vous citez cette phrase entendue à la radio disant que « faire de la géographie est une manière de faire de l’histoire » et que « voyager dans l’espace est une façon de voyager dans le temps ». Selon vous, de quelle destination relève l’enfance ?

Vous voulez dire de quelle « dimension » ? Espace ou temps ?

Oui.

Les deux. Ou peut-être aucune des deux. Franchement je ne sais pas. Et je doute même qu’un enfant en sache plus que nous à ce propos. L’enfance n’est sans doute ni un lieu, ni un temps, l’enfance est une idée. C’est même une idée relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Pour le monde occidental, je ne sais pas, je ne suis pas spécialiste, mais ça doit dater de la fin du XVIII ou du début du XIX*. Peut-être que ça date de Rousseau. De l’Émile. Avant, il n’y avait pas d’enfance telle que nous l’entendons aujourd’hui. Regardez, de la peinture des primitifs italiens jusqu’à la grande époque flamande, les enfants sont des adultes miniatures, des adultes inaccomplis, des êtres en devenir et non pas des êtres en eux-mêmes considérables. On dit que dans notre corps d’adulte, il ne reste sans doute plus une seule cellule ayant autrefois fait partie de notre corps d’enfant. Pas étonnant que l’adulte que nous sommes et l’enfant que nous avons été soient si étrangers l’un à l’autre. L’enfance, nous ne pouvons que l’inventer.

Monde breveté de l’enfance, Disneyland est aujourd’hui un univers mental très largement partagé. Pour échapper à ce regard commun, et tout en respectant votre cahier des charges (Arte, Disney), quelles questions de cinéma (images et sons) vous êtes-vous posées ?

Je ne me suis pas vraiment posé de questions pour échapper au « regard commun », comme vous dites. || n’existe pas de regard commun, heureusement. Et ce n’est pas le tait d’avoir un regard singulier qui distingue l’artiste (chaque regard, j’imagine, est singulier). Non, ce qui distingue l’artiste, c’est, à travers une technique, à travers une connaissance de la tradition, une certaine capacité à faire partager son « point de vue ». Mais pour revenir à votre question, oui, certaines contraintes techniques ont été déterminantes. Premièrement, l’usage d’une caméra vidéo numérique. J’ai toujours détesté la nature de l’image vidéo à qui, pour aller vite, je dirais qu’il manque à la fois le temps et l’espace. La vidéo ne sait filmer ni la matière, ni la durée. La vidéo est une métamorphose permanente et n’est pas, comme le film, un battement et un défilement, plus proche en cela de notre conception occidentale du battement et du défilement du temps (Gertrude Stein avait magnifiquement montré le lien entre son écriture et le cinéma, dans leur mimétisme au battement du temps, « toujours le même, toujours différent », comme la succession des photogrammes). Or le temps est sans doute mon sujet et matériau de travail favori. Il m’a donc fallu torturer un peu cette caméra pour lui faire cracher autre chose que les réglages d’usine, et obtenir cette matière d’image si proche des home movies en Super 8 des années soixante, avec ce battement et ce grain. De la durée et de la matière. Du temps et de l’espace. Deuxièmement, l’impossibilité du son direct, pour des raisons liées à des questions de droits musicaux. D’où nécessité de recréation, par Martin Wheeler, de la totalité de l’espace sonore. Troisièmement, le montage virtuel sur ordinateur. Tous ces éléments conjugués ont concouru à donner à ce film son aspect synthétique et mental, presque abstrait.

Dans votre dispositif, comment est pensée la place du spectateur ? La spécificité du lieu, Disneyland, vous a-t-elle amené à concevoir cette place de manière différente par rapport à vos œuvres antérieures ?

Je ne pense pas en termes de « dispositif ». Je n’ai aucune volonté ni conscience de « mettre en place un dispositif », comme on tendrait un piège pour saisir du réel ou de la vérité ou je ne sais quoi d’autre. Mes principaux gestes de mise en scène, c’est-à-dire d’interprétation de la réalité, sont liés à une culture qui est celle de la distance. Quelle sorte de distance, quelle bonne distance mettre entre l’objet regardé et celui qui le regarde, et pour cela, quels seront les meilleurs instruments (une « bonne distance » pour moi est une distance qui permet l’ouverture d’un espace critique, doublé d’un espace d’appropriation).

Disneyland, mon vieux pays natal est un voyage mental puisqu’il est avant tout un voyage dans le temps de l’enfance. J’ai donc pensé que la meilleure place pour le spectateur serait d’être dans ma tête. C’est ce que tente le film. Dans de bonnes conditions de son et d’image, le spectateur est comme dans ma tête. Il perçoit la réalité telle que je me la représente, c’est-à-dire telle que je me la déforme. Il perçoit mon interprétation de ce monde mais sans discours spéculatif. Et avec juste un peu, un minimum, de narration.

Je voulais proposer au spectateur le film non pas comme spectacle mais comme expérience. Mentale, sensorielle, affective, etc. J’avais déjà eu cette idée, cette envie pour Drancy Avenir. Je voulais que le film soit une expérience et non un spectacle. Qu’il soit une aventure mentale dans le temps, dans les textes. D’ailleurs, Drancy Avenir et Disneyland sont des films qui ont ceci en commun qu’ils sont tous deux, pour le spectateur, une aventure dans le temps. Le temps est le sujet et le matériau de ces deux films. D’où leur nature quelque peu « hypnotique ».

Il peut sembler paradoxal de prétendre relever d’une tradition de la distance tout en avouant fabriquer des objets d’hypnose. Pourtant, ce paradoxe est exactement l’endroit de travail où je me trouve en ce moment.

Dans ce film qui se présente notamment comme un voyage vers l’enfance, vous vous appuyez sur certains auteurs de science-fiction ou d’anticipation. Disneyland est-il aussi un film sur notre devenir ?

Non, et je me méfie de tout ce qui prétend parler de notre futur. Si Disneyland représente honnêtement quelque chose de notre présent, c’est déjà bien. N’en demandons pas plus aux films, sinon ils vont finir par se mettre à mentir. L’anticipation ou la science-fiction sont des genres codés qui ont toujours eu pour vocation de parler du présent. Le futur ne leur a presque toujours été qu’un pur prétexte de déplacement critique. Et je suis même frappé, à les lire encore aujourd’hui, de voir à quel point certains bons auteurs d’anticipation font parfois de merveilleux historiens en nous parlant si bien de notre passé. Si nous voulons connaître un peu quelque chose de notre futur, il convient, je crois, de lire Tacite ou Thucydide plutôt qu’Asimov ou Van Vogt.

Entretien préparé par Benjamin Bibas et Eric Vidal.

« Être avec celui dont on regarde le visage »

Interview de Caroline Buffard à propos de La Demande d’asile

Dans son dernier documentaire, Caroline Buffard filme la manière dont une jeune réfugiée soudanaise élabore le récit de son exil avec l’aide d’un travailleur social.

Au cours de cette Demande d’asile, la réalisatrice choisit de ne jamais montrer le visage de la jeune femme. Entretien pour comprendre les raisons d’une telle ellipse.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée au parcours d’une demandeuse d’asile ?

J’étais journaliste de télévision à Lyon et j’avais suivi l’affaire des Roms de Roumanie, qui avait été prise en charge par Olivier Brèachet, directeur de l’association Forum Réfugiés. J’ai alors découvert ce que pouvait être le monde des demandeurs d’asile. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à montrer, à dénoncer. On parlait du droit d’asile politique et des sans-papiers, tout ça était dans le même sac et personne ne comprenait vraiment la différence. J’ai donc visité, avec Olivier Brachet, un lieu situé quai Perrache, près de l’Autoroute du soleil à Lyon, où sont accueillis les demandeurs d’asile qui débarquent. C’est un vieux restaurant désaffecté qui sent extrêmement mauvais et qui ne ressemble à rien. Là, on les reçoit tant bien que mal et on enregistre leur demande. On essaie de les prévenir sur la difficulté du parcours qui les attend, dans une langue un peu bizarre parce qu’il y a rarement l’argent pour payer les interprètes. I me semblait intéressant de rester dans ce lieu où s’exprimaient aussi bien la violence de leur histoire, que celle à laquelle ils allaient être confrontés. Ces gens, qui pour la plupart ont quitté leur pays pour des raisons extrêmement douloureuses, pensent arriver dans le pays des Droits de l’homme. Or ce lieu sombre est très symbolique. Il représente la politique de la France concernant les demandeurs d’asile, et les moyens que les pouvoirs publics se donnent pour les accueillir.

Dans quelle structure les demandeurs d’asile sont-ils accueillis ?

Forum Réfugiés est une association qui fonctionne avec des bénévoles, mais ceux qui écoutent sont des travailleurs sociaux. À l’origine, c’est une association militante qui s’est battue pour la défense du droit d’asile et l’accueil des réfugiés.

Au fur et à mesure, elle a réussi à obtenir des fonds publics français et européens. C’est donc aussi le bras armé de l’État. Il m’a aussi semblé intéressant de regarder dans quelles conditions les travailleurs sociaux interviennent, parce que ce sont des gens généreux, portés par leurs convictions personnelles et en même temps ce sont eux qui annoncent les mauvaises nouvelles.

Quelles ont été les contraintes imposées par vos différents interlocuteurs ?

Nous avons fait deux films. Un pour Arte, celui que vous allez voir, et un autre qui a été tourné dans le même lieu mais avec d’autres demandeurs sur une période plus longue. Au début, ce qui m’intéressait, c’était le parcours d’un demandeur d’asile jusqu’aux portes de l’Office français pour les réfugiés et apatrides (Ofpra), l’instance qui accorde ou refuse les statuts. Je voulais voir ce qu’on leur disait auparavant et ce qui, au sein de l’association, allait se refléter des difficultés de la procédure. L’Ofpra a été d’accord pour que l’on filme les entretiens à condition de ne pas filmer les gens : les demandeurs d’asile politique sont susceptibles d’être recherchés en-dehors de leur pays et, de ce fait, sont peut-être en danger de mort. Il faut donc respecter un certain anonymat. Du coup, mon problème de mise en scène était réglé. Je trouvais qu’il était infiniment plus juste de filmer le regard du travailleur social plutôt que celui du demandeur d’asile. En regardant quelqu’un qui souffre, on prend le risque de le victimiser, on s’apitoie, on est dans la compassion. J’ai voulu rendre la violence que je ressentais dans cette histoire. Une juxtaposition de violence, aussi bien celle que les demandeurs d’asile trimballaient derrière eux que celle à venir. Et, derrière le demandeur d’asile, filmer une personne censée apporter des réponses qui ne viennent pas toujours ou qui sont dures, me semblait plus pertinent.

Après, le problème est de trouver la personne suffisamment juste dans ses propos pour rendre ce que je voulais montrer. C’était la difficulté du film, je ne voulais pas être trop explicative. Emmanuelle (la personne qui recueille les témoignages dans le film) est d’une honnêteté implacable : elle ne cache rien au demandeur d’asile, ce qui est rare. C’est une sacrée violence de dire à quelqu’un que son histoire ne rentre pas dans le cadre de la convention de Genève. Elle assumait cette violence et je trouvais ça admirable. C’est important car, pour le demandeur d’asile, il s’agit de trouver tous les arguments pour « séduire » et obtenir l’autorisation de rester en France. On demande à ces personnes de se souvenir précisément de tout ce qui leur est arrivé. Leur récit doit être extrêmement détaillé. Et c’est là-dessus qu’on va les juger puisqu’il n’y a pas de « preuves » Emmanuelle a accepté d’être mon alliée. Ce n’est pas simple d’être filmée comme elle l’a été, de voir son travail passé au crible.

J’ai aussi très vite compris que la situation d’Anna, la jeune réfugiée, ainsi que son histoire très éprouvante, permettraient de révéler des dysfonctionnements que je voulais saisir. Il faut imaginer dans quelle situation sont les réfugiés. Dans la mesure où ils vous acceptent avec votre caméra, ils vous oublient instantanément, parce qu’il y a beaucoup d’autres problèmes plus urgents à régler. Et la discrétion était vraiment notre maître mot. Par contre, on a renforcé le côté interrogatoire pour le spectateur, même si on est plus avec le travailleur social. C’est le travail du cinéma : on est avec celui dont on regarde le visage. Moi, je me projetais plus dans le visage d’Emmanuelle que dans la détresse du demandeur d’asile.

Propos recueillis par Christelle Méaglia, Christophe Postic et Eric Vidal avec l’aide de Benjamin Bibas.

Rencontre avec Harun Farocki

À l’issue d’une première journée de diffusion de ses films, nous avons rencontré le réalisateur Harun Farocki.

Carnet de notes
Dans le cas d’Images du monde et Inscription de la guerre, au commencement je savais que le thème du film devait être la question de l’audiovisuel aujourd’hui. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai trouvé ces éléments concernant Auschwitz et les images de surveillance. Après c’est devenu très difficile. Ces images étaient si importantes qu’après il fut difficile d’agencer d’autres fragments du même ordre que ces faits. Cela a pris toute la place. J’avais déjà l’idée que j’aurais à travailler avec cette « vague » sur un mode répétitif, où toutes les idées sont exprimées plusieurs fois, sur différents niveaux, en empruntant différents mots et exemples historiques. Je ne me suis pas autorisé à toujours concevoir une idée comme on pourrait le faire pour un discours, mais en prenant des notes au fur et à mesure. J’ai aussi conçu l’approche de ces idées en termes de montage. Le film n’a été réellement construit qu’à partir du moment où j’ai eu les images concrètes sur ma table de montage. Ce travail m’a pris deux ans. Ce n’est que plus tard que j’ai écrit et atteint ce niveau d’abstraction que l’on a habituellement lorsqu’on rédige un scénario, ou quand on écrit sous une forme discursive. Le travail a été similaire pour Tel qu’on le voit. Mais cette fois-ci, cela a été pour moi une idée vraiment décisive parce qu’avant, pour mes autres films, je réfléchissais à plusieurs idées en même temps : la production du charbon et de l’acier en Allemagne, la relation de ces industries avec le fascisme, ou encore la guerre au Vietnam… Et dans un premier temps je créais tout de manière théorique, puis je le mettais dans une histoire, puis je portais cette histoire à l’écran et ainsi de suite… Après j’ai eu l’idée d’un carnet de notes dans lequel on fait des croquis, on écrit des petits événements occasionnels, on rassemble des images trouvées dans des livres d’écolier bon marché, ou même des images pauvres ou de peu de valeur. Vous commencez à écrire sur ce que vous inspirent ces éléments, directement, sans élaborer de théorie. Cela a été pour moi, une grande libération. Les films de Pasolini que l’on a montrés ici, par exemple, je ne les avais jamais vus. L’Orestie africaine va complètement dans ce sens. Pasolini voyage à travers l’Afrique et en regardant les images de ce pays il imaginait ce qu’elles pouvaient signifier. Le fait de les voir à travers son regard nous permet d’imaginer différentes interprétations. Ce n’est pas un commentaire sur les images existantes, vous vous demandez juste de quoi elles parlent. Cette utilisation virtuelle que l’on peut en faire a été un encouragement pour moi.

Section
C’était une commande du musée de Villeneuve-d’Ascq qui m’a invité à faire quelque chose d’auto-réfléxif sur ma démarche, parce que j’ai toujours écrit sur mon travail de recherche, je produis des textes, et c’est pour cette raison qu’ils m’ont proposé de le faire avec des moyens audiovisuels, et non pas avec un papier et un stylo. C’est la même chose pour Sorties d’usines : élaborer une réflexion théorique autour du cinéma avec une bande d’images et des sons.

Méthodes
En tant qu’enseignant, j’essaie de trouver, ou du moins de chercher, des méthodes ou des approches. J’espère qu’un bon professeur n’enseigne pas de leçons toutes faites ! En pédagogie on dit : enseignez les méthodes et non le sujet. Il faut amener ou proposer des méthodes.

La place du spectateur
Le cinéma place le spectateur dans une situation qui n’est pas celle de quelqu’un qui se rend à l’église ou à l’école. Il y a différentes approches dans le fait de raconter une histoire. Dans certains cas on peut les trouver trop simples ou inappropriées, mais cette « simplification » a peut-être plus à voir avec la musique ou la poésie qu’avec les romans ou la philosophie. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose qui relève de « l’expérience cinématographique », ce qui n’implique pas que vous rencontriez un énorme public. Simplement c’est un mode de discours différent.

Diffusion
Le principal problème, c’est ce soit-disant cinéma alternatif qui existait jusqu’à il y a dix ans encore en Allemagne. Il y avait quarante ou cinquante ciné-clubs où l’on pouvait montrer des travaux expérimentaux et maintenant ils ont presque tous disparu. Cela ne marcherait pas de s’appuyer aujourd’hui uniquement sur ce réseau. Maintenant, quelque chose de nouveau émerge car les musées intéressent des gens issus de milieux différents, et qui s’y retrouvent ensemble. Section, par exemple, a été montré à Beaubourg dans le cadre de l’exposition « Face à l’histoire » et j’ai soudain réalisé que cela pouvait toucher beaucoup plus de gens que je ne l’imaginais. Il y a beaucoup de commerce autour de cela actuellement et aussi un fort besoin du public d’accéder à différentes problématiques du champ de l’art. Soudain, les gens ne demandent plus à connaître à l’avance ce qu’une œuvre va leur donner, ni à apprendre des codes de lecture préétablis. Ils se demandent comment lire ou comment décoder par eux-mêmes. Bien sûr cela dépend des publics. Je ne suis pas très fort en sociologie, je ne sais pas comment ni pourquoi les gens viennent ou pas voir mon travail au cinéma. Mais s’ils sont là, ils doivent pouvoir comprendre. Ça doit être aussi fait de telle façon qu’ils comprennent. C’est ce que je déduis de mon expérience. Même si les gens n’ont jamais vu de films comme Images du monde, Inscription de la guerre, s’ils les regardent, ce n’est pas inaccessible. Vous n’avez pas besoin d’avoir fait des études spécifiques sur les musiques nouvelles ou la poésie provençale. C’est accessible d’une certaine manière, même s’il existe différents codes d’interprétation.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

La loi des multiples

La vision d’Une place sur terre nous a donné envie de rencontrer ses deux réalisatrices, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter.

Votre film mêle deux notions : handicap et différence. Cela nous a semblé osé de juxtaposer hémiplégiques, RMistes, algériens, etc. Nous avions envie de savoir comment vous aviez pensé, dans l’écriture du projet, l’articulation de ces différents témoignages ?
V.P. : Il nous semblait qu’une chaîne pouvait s’établir sur différents registres de la vie. Les épreuves sont variées, la vie est multiple. Dans le projet de départ, il n’y avait pas les personnes handicapées. Disons que ce qui nous tenait à cœur, c’était l’idée de voisinage et de proximité. C’est quoi la présence aujourd’hui ; C’est quoi de vivre dans la même société ? Ce sont des questions qui se posent dans la vie mais aussi dans le documentaire : pouvoir filmer ses contemporains. On a voulu partir à la rencontre de gens divers et qui sans doute, sans être des gens exceptionnels, ont pu passer par une épreuve qui leur a révélé quelque chose. Le handicap n’est pas un thème du film : c’est un prisme qui permet d’aborder cette question de la proximité, du regard de l’autre. La présence des personnes handicapées nous permettait de ménager une proximité, d’être affectées par ces personnes mais aussi d’établir une distance parce que clairement nous ne sommes pas les mêmes. C’est dans ce décalage, dans la distance – et aujourd’hui, on fait tout pour abolir la distance – qu’un élan, une relation peuvent s’établir tout en ménageant l’énigme de l’autre.
I.I. : Le film a été présenté au festival de Créteil. Les gens voulaient créer des catégories : qui est handicapé et qui est valide. Ce qu’on voulait, c’est précisément que les gens ne sachent plus du tout qui est quoi. On a bien précisé aux gens qu’ils pouvaient ne pas du tout parler de leur handicap.
V.P. : Nous voulions former une chaîne où ça résonne et où il y ait aussi du malaise et des décalages. Même quand ça crisse, il y a peut-être un lien ou une perche tendue. Il s’agit toujours de regarder l’autre et de trouver sa place.

Au niveau de la forme, est-ce que cette construction en mosaïque établie au montage allait pour vous dans le sens du prisme dont vous parliez ?
V.P. : Oui. Nous avons voulu nous inspirer des portraits du Fayoum. Ce sont des portraits très étonnants qui datent du IVe siècle avant Jésus-Christ et qui étaient enfouis en Égypte avec les sarcophages. Ce sont donc des portraits de défunts. Quand vous les mettez côte à côte, ce sont des gens qui vous regardent droit dans les yeux, qui sont silencieux, et qui forment une véritable mosaïque des contemporains du peintre.
Nous voulions aussi essayer de créer un autre flux, une parole qu’on entende, très incisive, stylisée, pas naturaliste, et qui puisse rebondir de personne en personne, surgir par petites notes comme des contrepoints. C’était pour nous un film musical. Un thème, une variation, un contrepoint, hop ! Et puis nous voulions une épopée sans héros. On n’a plus besoin de héros, ils ont fait leurs preuves, ça va.

Pourquoi avoir stylisé la parole de cette façon ? Quand les gens parlent, on a l’impression qu’ils savent mot pour mot ce qu’ils vont dire, que vous avez répété avant…
I.I. : On a rencontré les gens, fait les interviews et noté mot pour mot ce qu’ils nous avaient dit. On leur a envoyé une lettre en leur disant : « voilà, dans tout ce que vous nous avez dit, on aimerait bien que vous nous disiez ce petit bout-là, comme vous nous l’aviez dit la dernière fois, si vous êtes toujours d’accord ». Donc effectivement, il y a eu ce travail de reformulation. Quand on discute avec les gens, la plupart du temps, ils vous réservent ce qu’ils pensent que vous attendez d’eux et parlent par généralités. Ils parlent comme à la télé. Il fallait donc trouver un moyen…

Malgré tout, est-ce que ce n’est pas refuser de prendre le risque du direct ? La difficulté du documentaire c’est ça aussi, c’est qu’on ne peut pas tout préparer. On pourrait presque dire en caricaturant : « c’est un peu de la triche… »
V.P. : Celui qui me dit que je triche croit que le réel est une vérité. Mais ce n’est qu’une compulsion, qu’une tentation de l’immédiateté. On croit qu’on est dans l’instantané, mais il faut toujours qu’il y ait un décalage pour qu’il y ait un reste, une pensée. Un documentaire, c’est une proposition de fiction qui a des effets de réel…

Dans votre film, ça a des effets de réel bien sûr, mais pas un effet d’aller et retour entre un surgissement et ce qu’on en fait. Il y a effectivement du réel mais à la fin.
V.P. : En fait, il existe une pointe de réalité et c’est ce que les images vous évoquent, c’est ça qui peut vous atteindre. Ce n’est pas amener tout le réel, c’est sélectionner des choses. Sinon on est dans le folklore où on tente de tout reconstituer par micro-détails. Ce naturalisme ne correspond à aucune réalité. Je crois qu’il y a eu une erreur ou un égarement du documentaire de vouloir à tout prix saisir sur le vif. Mais saisir sur le vif, c’est quoi ? Que ce soit dans la vie ou dans le documentaire, on a une impression de déperdition : les êtres et les choses semblent à portée de main mais restent en fait très éloignés. Il y a quelque chose qui s’est perdu ; il y a quelque chose à retrouver. Et c’est dans la distance que l’on peut ménager les retrouvailles. Le signe que ça a changé, c’est dans le dernier film de Kramer, Cités de la plaine. À une époque, Godard disait : « C’est pas du sang, c’est du rouge ». Et aujourd’hui Kramer dit, enfin il ne le dit pas mais on le sent : « c’est pas du rouge, c’est bien du sang ». Il faut dire les deux : redire la force de l’image qui nous montre du sang, et la réalité de la vie où il y a du sang.

Propos recueillis par Marie Gaumy et Gaël Lépingle

Citizen Hariri

À l’occasion de la première diffusion de L’homme aux semelles d’or, nous avons rencontré Omar Amiralay, son réalisateur.

L’esthétique de L’homme aux semelles d’or est très recherchée. Est-ce une caractéristique propre à ce film ou procédez-vous toujours ainsi ?
J’essaie de trouver à chaque fois une esthétique qui correspond au sujet que j’aborde. Je ne sais pas de quelle esthétique vous parlez. Est-ce que c’est l’esthétique plastique du film ou l’esthétique de l’écriture ?

Les deux.
Je viens de la peinture. Je crois que j’ai toujours gardé ce regard. Je puise mes références dans le pictural, mais je n’y fais plus attention : c’est devenu comme les cils de mon œil. Je ne me force pas quand je fais une prise de vue, je ne cherche pas l’angle ni l’équilibre des volumes. Un peu comme quand vous choisissez vos vêtements le matin, ça fait partie de votre garde-robe : cette façon de faire est ma garde-robe esthétique. Par contre la forme qui reste pour moi le lieu de recherche, c’est l’ esthétique de l’écriture. C’est là que se pose actuellement le vrai problème du documentaire. On est trop souvent pris par le contenu, le sujet, la force de la réalité. On oublie complètement l’écriture cinématographique. C’est ce que je cherche toujours dans un film mais je ne le réussis pas à chaque fois.

Votre film s’ouvre et se ferme, au propre comme au figuré, sur le même plan : une mâchoire d’acier s’écarte, on découvre Rafiq Hariri en contre-plongée puis, à la fin du film, elle se referme sur le personnage.
J’ai voulu montrer que si l’homme a été battu dans le film par la malice et le charme de Rafiq Hariri, celui-ci n’a pas pu avoir raison de l’auteur, c’est-à-dire de l’artiste ou du créateur. C’est une façon de sauver la face. Il fallait absolument trouver une forme d’expression sans parole, sans commentaire, pour que la chose s’exprime comme ça. D’où notamment ces deux plans.

Dans l’ensemble, comment vous êtes-vous préparé à cette rencontre ? Qu’en attendiez-vous au préalable ?
L’image est un réel pouvoir : on peut faire de son sujet ce que l’on veut. Cette fois, je voulais me mettre à l’épreuve, me mouiller vraiment, sans me cacher derrière la caméra. Je ne voulais pas avoir ce rapport avec un homme de pouvoir. Je voulais vraiment mettre à l’épreuve mes capacités humaines et non artistiques, c’est-à-dire mes capacités intellectuelles. Comme dans un duel, j’ai voulu voir qui gagnerait la partie. Je m’attendais à être charmé par Rafiq Hariri. Il est connu pour soudoyer tous ceux qui l’approchent. Je m’attendais à ce qu’il agisse de cette manière. Il a très bien compris où je me situais politiquement : du coup, il a adopté le rôle de quelqu’un de gauche, engagé pour la cause des hommes. Il réfutait tous mes arguments et, petit à petit, je me suis senti inextricablement pris au piège. J’aurais très bien pu ne pas avouer cette réalité au montage. J’aurais pu tourner des choses qui auraient suffit pour le dénoncer ou pour le condamner en tant qu’homme de pouvoir. Mais j’ai voulu aller jusqu’au bout de ma démarche et avouer que, quand l’intellectuel ou le cinéaste lâche ses armes, il perd contre l’homme de pouvoir. Il va jusqu’à perdre son titre de cinéaste. Pourtant, le film a fini par être un jeu, pour moi. Un jeu autour de la problématique que peut susciter un rapport franc, transparent entre un auteur et un homme de pouvoir et d’argent. Parce qu’il faut absolument que je l’avoue : le seul fait d’avoir été reconnu par cet homme c’est quelque chose qui m’a chatouillé, qui m’a…

Touché ?
Oui, exactement : ça m’a fait oublier la raison même pour laquelle je suis venu le voir et tout ça transparaît dans le film. On connaît cette problématique dans le rapport de l’intellectuel avec le pouvoir, c’est quelque chose d’absolument énigmatique et confus. Je crois que les intellectuels essaient toujours d’esquiver cette histoire-là.

Parfois on a le sentiment que vous saviez déjà que vous alliez perdre.
Ç’est le vice du cinéma, de la création que de devenir la victime de son œuvre. C’est un jeu absolument pervers. Il y avait quelque chose qui m’échappait dont je ne me rendais pas compte, dont je n’étais pas conscient.

Ce sentiment se retrouve dans la voix off alors que, dans les images, quand vous le filmez dans son appartement, là, sans aucun commentaire on comprend que c’est un manipulateur, qu’il veut le pouvoir à tout prix.
Là, il y a « schizophrénie », et heureusement que l’œil n’est pas tombé dans le piège. L’œil c’est la mémoire d’un cinéaste, d’un auteur. Il retient la fascination de l’auteur envers l’homme de pouvoir.

Vous aviez déjà écrit la voix off ?
Non. Le commentaire est venu vraiment en dernier recours, à la fin, pour faire sortie honorable.

Pourtant, vous dites que Rafiq Hariri n’a pas vaincu le cinéaste qui est en vous. Comment justifiez-vous cela ?
Par la mise en scène. C’est le cas des deux plans dont vous parliez tout à l’heure. Je l’ai amené par exemple dans cet endroit à Beyrouth qui est une boite de nuit très exploitée visuellement, construite sur une fosse commune. Il y avait là un camp de réfugiés palestiniens. Les forces de la droite libanaise les ont pris en otage et les ont massacrés. L’endroit évoque donc les atrocités de la guerre civile, et tout le monde a filmé cette boite qui apparaît aujourd’hui comme un élément folklorique de cette guerre. L’entrée ressemble à la structure d’une coquille métallique qui s’ouvre sur un escalier et permet d’accéder à l’intérieur. C’est pour moi une ouverture sur l’abîme. Je lui ai donc dit que j’allais l’amener dans un endroit, qu’il ne devait pas me demander pourquoi, mais que c’était dans l’intérêt du film. Il a accepté. Je voulais associer cet endroit qui m’impressionne et me rappelle la tragédie libanaise avec ce personnage qui a été parachuté dans cette réalité. Rafiq Hariri est venu d’Arabie Saoudite. Je voulais associer les deux mais de façon impressionniste, pas du tout réfléchie ou manigancée. Ce n’est qu’au montage que j’ai découvert que cela pouvait servir à quelque chose, comme l’ouverture d’un rideau, jouer sur le théâtre, la facticité du personnage. Cette idée est un peu dans tous mes films. Je ne fais pas du reportage. Je travaille mes personnages entre le documentaire et la fiction. C’est pour ça que je me permets d’installer les éclairages, de parler avec mes personnages jusqu’à l’épuisement du documentaire. Le documentaire, c’est quelqu’un qui s’attend à ce que vous lui posiez des questions, des choses bien précises, c’est quelqu’un qui se met en représentation. Mais c’est dans l’épuisement qu’apparaît la réalité dramatique du personnage : ce qui est en dehors de son contrôle. Avec Rafiq Hariri, j’ai 155 heures d’entretien, alors que c’est quelqu’un de très pris. De ce côté là, il s’est prêté au jeu. Pour lui aussi c’était un défi, c’est-à-dire qu’il voulait abattre un intellectuel venant d’un bord opposé. C’est la première fois que le film est montré et pour moi il est important de voir les réactions du public à ce jeu, parce que je tiens à dire que c’est un jeu.

Propos recueillis par Manuel Briot, Marie Gaumy et Eric Vidal

Toute la mémoire du monde

À l’issue du séminaire sur Srebrenica et avant son intervention dans le cadre de « La bonne distance », nous avons rencontré Annette Wieviorka.

Pouvez-vous faire un bilan de ces deux jours autour de Srebrenica ?
D’abord je ne suis ni spécialiste des Balkans, ni du cinéma. J’étais ici en tant qu’historienne ayant travaillée sur la seconde guerre mondiale et les questions de mémoire. Ce qui m’a beaucoup intéressée, c’est de voir comment un savoir, un savoir-faire acquis dans un domaine pouvait finalement en éclairer un autre. Ici, c’était Srebrenica. Les débats ont porté sur les questions de point de vue, sur la capacité du documentaire et de la fiction, avec Warriors, à rendre compte d’une situation de guerre.
Sur la question de Srebrenica et de la Bosnie en général, on est dans l’histoire immédiate, sur des événements qui continuent à se dérouler, qu’on saisit à un moment donné alors qu’on n’en connaît pas la fin. Prenons par exemple Au nom de l’humanité centré sur le tribunal de La Haye. On a un tribunal qui commence juste à fonctionner et on ne sait pas quelle sera sa portée, on ne sait pas, par exemple, si Milosevic sera un jour jugé. Il est problématique de saisir une histoire en train de se faire, quand on ne connaît pas encore la portée de ses éléments. Pendant le débat, il a été fait allusion à la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud où l’apartheid est fini. Des dirigeants comme Mandela et Desmond Tutu se sont posés cette question : comment vivre ensemble après ce qui c’est passé ? Le tribunal de La Haye ne se pose pas cette question et, à l’heure actuelle, on a le sentiment que ni les bosniaques, ni les serbes ou les kosovars se la posent. Au nom de l’humanité est un film qu’on pourrait appeler militant. C’est une jeune Bosniaque qui annonce que son point de vue est celui de la défense des victimes. À l’inverse A Cry from the Grave : dégage un sentiment de fourre-tout, il n’y a pas de hiérarchie ni de relief dans le film. C’est important par rapport aux événements et par rapport au documentaire. Ce manque de recul explique qu’on ait pas une grande œuvre, qu’il n’y ait pas de réflexion sur la forme.

Vous avez dit aussi que trop de mémoire, trop d’archives tuent la pensée.
Je me référais à cette nouvelle de Borgès où un personnage se rappelle de tout. Se souvenir de tout, ne rien oublier empêche de penser. Le problème que je pose est que trop d’informations ou trop d’images empêchent la compréhension, la hiérarchisation des événements. C’est le rôle du documentaire d’établir cette hiérarchisation, comme il le fait en sélectionnant la parole de tel ou tel témoin. Il y a donc un choix à faire. A Cry From the Grave, c’est trop d’images, trop de points de vue, même trop d’informations, qui empêchent une pensée. Sinon, il n’y a pas de documentaire.

Une spectatrice s’élevait contre la critique féroce faite à A Cry from the Grave.
Il faut se remettre dans le contexte. Elle disait que ce film avait le mérite de sauver les noms. Je disais que, peut-être, « sauver les noms » n’est pas la fonction du documentaire, et que l’on sauve les noms en les inscrivant. Il y a des tas de modalités d’inscription des noms des morts : des monuments aux morts de 1914-18 (avec les rajouts de 1939-45), de la guerre d’Algérie, et puis des livres où on inscrit les noms. Ça c’est fait pour la Shoah et c’est en train de se faire pour les morts du Rwanda. Je crois que le documentaire n’est pas la litanie des noms, qui est de l’ordre du souvenir et non de la mémoire. On se souvient des noms, et on se souvient toujours des noms des morts. Or, le documentaire comme d’autres choses, le livre d’histoire par exemple, a une autre fonction qui est de faire un récit, une narration. Dans ces événements de type génocidaire, il y a cette idée que des vies n’ont pas pu être vécues et qu’il faut sauver aussi les vies. C’est ce qui se fait dans les collectes de témoignages à la main, au magnétophone puis à la vidéo car le progrès technique joue aussi. Mais est-ce qu’un documentaire est la mise bout-à-bout de ces témoignages ? Je ne crois pas.

Après ces deux jours de projection, est-ce que vous vous demandez si l’image peut servir l’historien ?
L’image, qui est déjà une représentation, peut servir de document à l’historien. Elle dit beaucoup. Dans cinquante ans ou même demain, on pourra se dire : « et bien voilà, dans tel pays on s’est représenté comme ça et dans tel autre, on a tenu ce discours là sur ces événements ». Ça indique la représentation que l’on se fait à un moment donné d’un événement. Ainsi dans ma thèse, j’avais étudié un grand film des années d’après-guerre sur la représentation d’Auschwitz de la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska intitulé La Dernière étape. Il avait une énorme importance et était projeté partout. Un film comme Nuit et Brouillard, que j’ai vu au lycée, est intéressant par la représentation qu’il donne des camps et de l’époque. Ça façonne aussi la représentation que l’on va se faire pendant des années du génocide. L’image est donc très intéressante et en matière d’histoire on ne donne pas la place qui devrait être donnée aujourd’hui aux historiens qui travaillent sur l’histoire de la photo ou du cinéma. C’est une erreur car ça fait bien trente ou quarante ans que l’on est dans une culture de l’image.

Il peut y avoir plusieurs statuts d’images : il peut y avoir l’image du fait direct, réel tel que nous le propose l’image d’actualité si tant est qu’elle soit présente sur les lieux, et puis celle qui va recueillir la parole.
Lors du débat, quelqu’un a dit : « c’est de la radio ». Je me suis donc posée la question de savoir si dans les films que l’on a vus, à l’exception de Warriors qui est une fiction, l’image ajoutait à ce point. Je pense que les trois films que l’on a vus auraient pu faire d’excellentes émissions de France Culture, Au nom de l’Humanité notamment. En fait, je ne puis pas sûre que là, l’image soit vraiment un apport. Mais néanmoins ça donne, comment dire… un visage, des émotions, des postures, ça donne d’autres signes que la parole. La parole seule sans l’image a parfois un pouvoir d’évocation qui est presque supérieur. Dans les documentaires que l’on a vus, où la parole était importante, les choses dites m’ont donné plus à penser que les choses montrées.

Justement, on pourrait faire une transition avec le séminaire « La bonne distance » : qu’est ce que c’est qu’être à la bonne distance ?
Je vais parler de ma bonne distance, celle de l’historienne, qui est à la fois affective et temporelle. La distance affective est celle que l’on a avec son objet, avec des débats du type : peut-on faire l’histoire de sa communauté ? Est-ce que l’on n’est pas dans ce cas là pris dans des rets idéologiques ? Est-ce que l’on a une distance suffisante pour être objectif ? La distance temporelle c’est : qu’est-ce que le passé ? C’est un problème lié à l’histoire immédiate, les événements se déroulent et on ne sait pas quels sont ceux qui ont une grande portée. Pour donner un exemple concret, Srebrenica, une chute sur ordonnance était un film qui essayait de déterminer comment avait été prise la décision de laisser tomber l’enclave. Sur un film comme ça où Yves Billy et Gilles Herzog ont procédé à de très nombreuses interviews de personnalités importantes on se dit : « là on aurait accès aux archives, c’est-à-dire à l’ensemble des discussions, peut-être que l’on saisirait quelque chose de plus ». Je ne crois pas que l’accès aux archives nous permettra de mieux saisir la façon dont les victimes ont vécu les choses. Ici ce qui est enregistré sur le vif est certainement plus intéressant que si on leur demandait, trente ans après, comment ils ont perçu l’événement. Pour un certain nombre d’autres choses, la distance temporelle est nécessaire parce qu’elle donne accès à ce qui n’est pas disponible immédiatement. La question de cet accès aux archives, du délai, est aussi une question de distance, de temps pour accéder aux connaissances. Je crois qu’il y a plusieurs façons d’envisager la distance. Elle est à la fois liée au temps et elle est aussi la capacité à mettre son objet à l’extérieur de soi même pour le regarder comme un objet, et non pas comme une partie de soi. Or ça se complique. Le temps, le passé, c’est en principe ce que l’on a pas vécu soi-même. On a un problème de temporalité ou de contemporanéité qui ne sont pas les mêmes. Je ne suis pas contemporaine de la seconde guerre mondiale, mais parmi nous vivent des gens qui en sont les contemporains et qui ont été soit les témoins d’un certain nombre de choses, soit des acteurs, soit les victimes. Ces temps ne sont pas les mêmes pour tous, on vit tous au même moment mais avec des passés différents. D’où ce problème de mesurer la distance, qui est à la fois une mesure et une volonté, je dirais même une ascèse. Je pense que pour la jeune femme Bosniaque, faire ce film a été une ascèse. Elle a tenté de ne pas laisser parler dans ce film uniquement sa sensibilité mais d’essayer de comprendre, d’entendre d’autres voix que la sienne.

Propos recueillis par Boris Mélinand, Christophe Postic et Éric Vidal

Filmer la pensée

Interview de Christophe Loizillon à propos de ses films

Filmer et enregistrer, dans le processus de création, la part qui ne relève pas du visible, telle est l’une des problématiques de Christophe Loizillon. Mais son travail déborde le champ documentaire, puisque Christophe Loizillon réalise aussi courts et longs métrages de fiction. Une œuvre « à la frontière », donc.

Que rencontres-tu lorsque tu filmes ?
Je dis toujours que c’est idiot de faire des films sur le travail des artistes. Pourquoi coller une autre couche ? J’essaye de comprendre pourquoi des types se lèvent tous les matins et pensent qu’ils vont transformer le monde. Il y a aussi cette envie, peut être idiote mais très importante, de partager cette connaissance et cet amour du travail des artistes avec un public. J’essaie de montrer le travail simplement, sans aucun commentaire ni interprétation. Après c’est plus compliqué que ça. Quand je fais des documentaires, j’ai l’impression de faire beaucoup plus de la fiction et inversement. Quand je filme un artiste au travail, est-ce que c’est une histoire ? Je pense qu’il y a quelque chose d’un peu inconscient dans ma manière de filmer qui fait que je me pose la question de savoir si les artistes que je filme existent ou pas. Est-ce que ce ne sont pas des êtres de pure fiction que je filme, en tout cas que je raconte, comme si je les avais rêvés ?

Quand tu vas voir un artiste, sais-tu exactement ce que tu vas filmer ou lui demander ? Le diriges-tu comme tu dirigerais un acteur ou est-ce que cela se passe de manière différente ?
Effectivement, j’écris en général avec un scénariste qui ne connaît pas l’artiste, c’est donc à moi de le convaincre plan par plan. Je lui raconte une histoire et il voit si elle tient ou pas. De toute façon, tous les artistes se prêtent au jeu. Opalka est tellement lui-même dans une mise en scène de son travail qu’ il y avait (déjà) un rituel à filmer. Il est déjà prodigieusement un être de fiction.

La trame avec Leroy était-elle plus lâche ? Avait-il plus de résistance à intégrer un personnage de fiction que ne l’a fait Opalka ?
Leroy ne voulait pas faire de film au début et j’ai mis deux ans à le convaincre. C’est un film plus strictement documentaire qui intègre le travail vidéo de sa femme. Eugène, son histoire, on ne peut pas la raconter comme ça. Par contre, j’ai compris très vite qu’on pouvait raconter celle d’Opalka. Quand je suis allé le voir, j’ai compris qu’il allait passer les quatre millions et que là se trouvait le nœud de fiction. Tout le film est construit autour de ça : un moment à la fois dérisoire et très important pour lui. Georges Rousse, je le voyais un peu comme un magicien des lieux. Quelqu’un qui les transforme. Morellet, avec ses petites saynètes… ça racontait aussi des histoires.

On a l’impression que c’est plus l’histoire qui t’intéresse que le fait de montrer ou de représenter l’œuvre.
La base c’est que les gens comprennent le travail de l’artiste. Quelque fois je ne le fais pas très bien, comme dans le Georges Rousse. Le film tient parce qu’il y a une magie. Mais tout ce que je vous raconte sur la fiction n’empêche pas de voir mes films comme des documentaires. Je pense que sur Opalka, il n’y a pas plus documentaire que mon film : il ne donne pas d’interprétation de son travail, il en donne les clefs.

En terme de tournage, est-ce qu’il y a un dispositif particulier ou des règles communes à tous les films ?
J’ai du mal à parler d’un dispositif. Je le trouve à chaque fois mais il n’est jamais le même. Il y a un grand respect de l’œuvre. Je ne sais pas si je la sacralise. J’ai une caméra qui est très souvent sur pied, qui regarde, ne bouge pas beaucoup, qui est en observation ou en contemplation. J’essaye d’être le plus en retrait. Il faut aller vraiment au fond du travail d’un artiste pour le filmer le plus simplement possible. Ce qui m’intéresse c’est d’être dans le partage, dans une volonté de communier. Godard dit que le cinéma est un transport en commun. J’aimerais faire du transport en commun sur des artistes et sur d’autres films.

Il y a une idée qui traverse tes films, celle d’enregistrer le rituel.
Je suis fasciné par ce rituel. C’est lié à mon éducation religieuse. On peut dire qu’Opalka, avec ses petits pots, c’est comme une messe. Il y a des images religieuses là dedans c’est clair, car je pense que les artistes ont à voir avec le religieux (le sacré ?). Ce que je retrouve dans une salle de cinéma est équivalent à ce que je trouve dans une église ou dans un musée : du recueillement, de la solitude, de la communion. J’essaye de filmer ce qu’il y a avant l’acte de création. Les rituels sont les prémisses de l’acte, comme on aime bien filmer les rituels amoureux. Mais c’est inconscient. Et puis je pense qu’un artiste c’est essentiellement du silence, de la solitude, qu’il s’entoure de rituels parce que c’est indispensable et que moi-même, en tant que cinéaste, je sais ce que c’est que le rituel. Pour le film d’Opalka quand je comprends qu’il va passer aux quatre millions, il faut que j’ai ce travelling qui est une partie fondamentale du film, le moyen d’arriver au cœur de son œuvre. Tout mon problème de cinéaste est alors de m’entourer d’une équipe qui sait résoudre ce problème technique. Quand j’ai résolu ça, c’est bon.

Ce travelling répond donc à une de tes problématiques.
Oui, mais la question reste de savoir comment raconter l’œuvre le mieux possible, en silence, et en restant dans le rituel. Il faut donc que ce soit écrit, que ce soit très pensé. En général on met une caméra, un micro, on dit à un artiste « comment vous faites ? ». Ceci ne m’intéresse pas car je veux faire du cinéma. Par rapport au travelling sur les quatre millions, ce qu’il y a d’intéressant c’est que, à un moment donné, il y a un plan de quatre minutes qui ne donne pas plus d’informations que les autres. On voit un type qui compte, mais ça on le sait déjà depuis treize minutes. Cependant, quelque part, on filme de la pensée, on accompagne une pensée et je sais qu’à ce moment-là le spectateur pense aussi. Quelque chose se passe. J’essaye de m’éloigner le plus possible d’un cinéma qui ne donnerait que de l’information visuelle ou plutôt, j’essaie qu’à un moment donné mes films n’aient plus d’information visuelle, me laissent le temps de penser.

Propos recueillis par Manuel Briot et Éric Vidal

« L’homme pris en flagrant délit de légender »

Interview de Vincent Dieutre à propos de Leçons de ténèbres

Vous dites de Leçons de Ténèbres qu’il est un film noir et chaud. Vous aviez cette intention dès l’écriture ?
C’étaient les deux partis pris les plus solides au départ. Un film est avant tout une forme. Après, il faut que ça se précise. Comme en sculpture : on enlève, on rajoute. Mais il y a un axe qui existe déjà.

Comment ça s’est passé avec l’équipe ? C’était très écrit à l’avance ?
Il y avait un projet mais on ne savait pas trop où on allait. On avait déjà fait Rome désolée ensemble : on savait qu’il ne fallait pas s’attendre à un truc traditionnel. On se promenait, on regardait les lieux. Pour les guider, je suis parti du principe de la caméra invisible : je me mettais dans des situations précises où l’extérieur pouvait jouer son rôle. Ni moi, ni Tadeusz ou Werner ne savions si nous étions filmés.

Mais malgré tout, il y avait un point d’arrivée, une idée de parcours ?
Je savais déjà qu’à la fin je serai allongé sur le sol dans la même position que la statue de Sainte Cécile. Dans le projet de départ, il n’y avait que deux personnages, Tadeusz et moi ; mais la vie étant ce qu’elle est, un nouveau bonhomme a débarqué. Ça a complètement changé l’histoire ; c’est entré dans le dispositif qui doit être suffisamment lâche pour laisser la possibilité aux choses d’émerger. Évidemment il y a des choses qui ont été rejouées : c’est du documentaire remis dans un contexte de fiction. C’était exactement ce à quoi je voulais arriver.
Par exemple, l’évanouissement au musée : seul le cadreur savait ce qui allait se passer. C’est un principe que je voudrais arriver à mettre en place plus systématiquement : toujours jouer de l’improvisation et sur les réactions des autres. La vidéo invite à ça de toute façon : il y a une sorte de légèreté propre au support qui nous convenait parfaitement, parce que nous étions sans cesse en promenade dans des villes magnifiques. À la fin, on avait à peu près cinquante-quatre heures de rushes : trois quarts d’heure de 35 mm, une heure de Super 8 et cinquante heures de vidéo. C’était on ne peut plus ouvert.

Justement, le fait de mélanger les supports, c’est une volonté esthétique de départ ou une contrainte économique ?
Les deux. Je savais dès l’écriture à quels problèmes financiers je serais confronté donc j’avais prévu de jouer sur des supports différents. Je fonctionne toujours comme ça : j’essaie de positiver les contraintes pour en faire des sortes d’arguments esthétiques. Ici, le mélange des supports est une façon de figurer l’éclatement de la perception du personnage, l’épuisement de son regard.

Pourtant, au sein du chaos visuel et émotionnel du personnage, il y a ce plan dans la petite rue napolitaine avec sa circulation de jeunes piétons : rien n’est chorégraphié et tout s’ordonne à la perfection. On ressent physiquement une sorte de réconciliation entre le personnage principal et le monde extérieur.
Oui j’étais étonné de voir à quel point ça marchait bien parce qu’il fallait voir les conditions du tournage ! C’était le b.a-ba du cinéma : l’un portait la tête, l’autre le pied, le troisième la caméra. On avait fait vaguement des repérages qui n’ont servi à rien. Donc, c’était impro totale. Mais ça a marché. Et le temps de ce plan, on échappe un peu au regard intérieur du personnage, à sa façon d’uniformiser les choses et les gens.

Il est vrai que le reste du temps, la voix off ne cesse de parler d’insensibilité, d’une fuite des émotions. Pourtant, le film, dans sa forme, en réinjecte tout le temps.
Les récits à la première personne fonctionnent souvent comme ça : l’impuissance à être ému du personnage devient émouvante par le biais du film. Sinon, on tombe dans le cynisme. Le principe était de dire que ce personnage là qui est, en gros, moi, a du mal non pas à ressentir mais – c’est ce que dit le philosophe de Leçons – à centrer les choses, à les remettre, à les hiérarchiser, à se refaire un spectre émotionnel et affectif.

Vous avez fictionné l’histoire ou on est vraiment dans un journal intime ?
Ce ne sont pas des personnages réels. J’ai changé les noms. Il n’y a que Tadeusz qui soit assez proche de son personnage mais il n’est pas séropositif. Je profite de ces corps réceptacles pour y mélanger les histoires de personnes que j’ai connues. Comme souvent en littérature, ce sont des modèles. Ça n’en est pas moins vrai, ou tout du moins vraisemblable. Mon personnage n’est pas tout à fait moi non plus.
C’est la voix off qui pousse vers la fiction. Elle ne raconte pas la vérité. Elle a été écrite après. Je ne crois pas du tout qu’on peut plaquer une voix préécrite sur des images. Et plus que la voix off, je crois que ce sont les ambiances sonores qui créent cette espèce d’abstraction ; par exemple quand on a une scène en Super 8 très intime et qu’on entend derrière les voitures qui passent, ça crée quelque chose qui n’est pas naturaliste. Il ne faut jamais que l’image et le son soient redondants. Par exemple, j’aime bien évoquer un tableau et ne pas le faire apparaître tout de suite. C’est presque une question de dramaturgie.

Oui, vous jouez souvent sur plusieurs niveaux de perception et de signification.
La logistique de la perception est un peu l’idée de Leçons de ténèbres, la crise de l’attention. Je crois que ça fait vingt ans que dans le documentaire, on fait du social d’urgence et ça fait vingt ans que ça n’a absolument rien changé. Dans la fiction, on est encore beaucoup dans la dénonciation. C’est intéressant de se dire que si les cinéastes ont un pouvoir c’est plus dans le fait de questionner un langage qui est le leur plutôt que de questionner une société sous des formes qui sont absolument inconséquentes sur quoi que ce soit.

Votre film me semble faire partie de quelque chose d’assez nouveau situé entre les dispositifs de l’art contemporain, et ceux de la captation brute, quelque chose qui se concentre sur le paradoxe de la perception du réel et de sa retranscription.
De toute façon, on ne capte jamais le réel. Ça n’existe pas : à partir du moment où on monte, où on mixe, etc., on est déjà dans l’interprétation subjective. Ces histoires de réel, de documentaire, d’objectivité, c’est un débat du XIXe siècle ! La littérature a réglé ça depuis longtemps. Le réel, l’illusion, l’imaginaire s’interpénètrent en permanence. On n’en sortira jamais. À cela s’ajoute la présence des médias dans la vie de tous les jours : la présence de la caméra dans un lieu fait advenir les événements. Il suffit de voir le crash du Concorde : les gens interviewés qui ont été vaguement témoins de quelque chose, adoptent en cinq minutes une terminologie et un vocabulaire journalistique ! Le réel dans tout ça, je me demande bien où il est… C’est plutôt là où il n’est pas qu’il faut peut-être creuser.

Propos recueillis par Marie Gaumy et Matthieu Orléan

  1. « Le documentaire c’est l’homme pris en flagrant délit de légender », Gilles Deleuze.