Ricordando Fortini

Un instant d’histoire de Franco Fortini en compagnie de Marie-Pierre Muller.

Pourquoi avoir choisi Franco Fortini ?

Parce qu’il est mort en décembre dernier, et que ça n’a pas été remarqué en France qui est un pays qui a l’ignorance arrogante. C’est une figure de penseur, d’essayiste et d’écrivain, une des plus importantes d’Europe, qui a disparu. Il a eu un lien tout à fait particulier avec le cinéma. Il n’a pas réalisé de film lui même mais il a plus qu’inspiré un film de Straub-Huillet, «Fortini cani». Le texte est de 67 et le film de 75. Si on voulait vraiment lui mettre une étiquette on dirait qu’il est à la fois co-auteur, personnage principal et objet. Il y avait là une occasion de réfléchir sur une relation texte et cinéma; sur une certaine façon d’aborder le cinéma politique aussi. Le film de ce matin All’armi siam fasciti est l’une de ses premières contributions au cinéma. Il en a écrit le texte. La personnalité de Fortini fait surgir plein de questions. Dans l’Italie des années 73, il a aussi écrit les textes d’un film sur les grèves ouvrières de Turin. Il a participé à plusieurs entreprises de cinéma en Italie. Il y a eu entre lui et Pasolini un jeu d’écho, de questions réponses, de questionnements mutuels qui a duré longtemps, trente ans, rassemblés dans Attraverso Pasolini.. Fortini n’a cessé d’interroger la place de l’artiste et du poète dans la société, le rôle civil de l’intellectuel. Il n’a cessé de se demander ce que signifie prendre une position et quelle position? C’est une figure de ce que j’appellerais le comportement critique, en tant que philosophe, poète, écrivain, et traducteur même. D’ailleurs le livre est soustitré, Histoire à deux voix et une passion de culture, de littérature et politique, le recueil d’échange avec Pasolini.

Est-ce que c’était pour lui une envie d’essayer d’harmoniser une écriture littéraire et cinématographique?

Non, pas du tout. Il a toujours dit qu’il n’était pas un spécialiste de cinéma , que le cinéma était un art , et qu’il le prenait simplement en tant qu’objet et pas du tout de l’intérieur. Je crois que ce qui caractérise les réactions entre un texte de commentaires et une bande d’images, c’est la fonction critique au sens large, non pas la fonction de critique. C’est une position qui essaye de combiner les différentes formes de positions critiques, l’approche critique des réalités, des images, de la télévision même. « I cani del Sinaï»  (Les chiens du Sinaï) est un livre qu’il a écrit en 1967 au moment de la guerre israëlo-égyptienne. Il a dit après l’avoir écrit, «les muscles tendus et dans la rage». Il a réagit à ce qu’il sentait être un déferlement de mauvaise conscience en Italie, c’est à dire une attitude de soutien à Israël qui se doublait d’un racisme anti-arabe et d’un mépris de l’Autre extrêmement violent. Cela s’appuie sur l’ombre coupable des années du fascisme jamais affronté, jamais liquidé, jamais pensé par la société italienne.

Ceci dit, au tout début du texte, comme au début du film, il dit «les journaux télévisés, arme totale». Le correspondant de la chaîne a rigolé, et son fantôme résume toutes les qualités positives de l’occidental cultivé moyen . Le message fondamental est «je suis objectif». Ici commence le travail critique de Fortini sur l’opinion publique et les médias de l’époque, en 1967. C’est une mise en question des images, les images que les spectateurs intégreront ensuite, sont des images habitées, vécues, où circule l’histoire, où circule ce que Straub et Fortini appellent «l’absence», dans des paysages qui sont des paysages destinés à être habités par l’histoire. Dans la traduction française faite en 1977 de Les chiens du Sinaï aux éditions de minuit , il a écrit une postface qui parle du film de Straub-Huillet. «La pensée dominante du film c’est non pas ici mais ailleurs ce qui signifie non pas aujourd’hui mais hier et demain». C’est comme dans le plan cinématographique, dans l’image du paysage, dans l’image des lieux, où peut se représenter le passé et l’histoire, et l’on se situe plus dans l’aplat du présent. On est à la fois hier et demain. C’est à dire que l’on est dans la distance et c’est bien de distancier dont il s’agit puisqu’on est dans la distance de la pensée. Donc voilà, c’était pour faire connaître Fortini parce que ses textes ont été traduits en France de manière très partiale et fragmentaire.

Est-ce que chez Fortini c’est une réflexion sur, transmettre la mémoire ou comment transmettre la mémoire ?

M-P.M. : Les deux. Mais je pense que mémoire n’est pas le terme tout à fait approprié, je parlerais plutôt d’histoire. Comment le présent est investi, hanté par l’histoire. La mémoire des hommes n’étant qu’un des relais de cette chose là. Ou comment l’histoire investit le présent dans les signes et comment on peut apprendre à les déchiffrer ou à les faire déchiffrer. Ce long panoramique sur les montagnes est assez exténuant, mais on demande au spectateur de lire, ne serait-ce qu’une feuille qui bouge. Puis sur la base d’un texte et d’un effet de rappel du passé, d’essayer de voir si ce lieu là n’est pas comme tous les autres et ne peut être regardé comme un lieu hanté, ou comme un lieu qu’on doit investir avec sa propre pensée autonome, sa mémoire, et penser son histoire. C’est pour cela qu’il dit, ce n’est pas «aujourd’hui» mais c’est «hier» et «demain».

Effectivement, mais ce que l’on y voit aussi, c’est un temps qui est là et qui sédimente la mémoire.

C’est tout à fait ça. Tu mémorises. Tu utilises ce qui s’est dit et tu commences à lire. C’est une forme d’entrainement du regard.

Ici l’image n’est-elle pas utilisée comme Schœnberg utilise le silence pour faire ressortir les sonorités ?

C’est juste, j’ai repris un peu mal dans le catalogue, un morceau de cette fameuse postface. Je vais vous la lire de façon un peu plus complète. Vous allez voir c’est exactement ce que vous dites. Les intentions du film sont différentes de celles que moi j’avais en faisant une biographie sur Fortini. Ce qui est dit, est dit avec d’autres instruments, c’est à dire les instruments du cinéma. Ce qui est dit se dilate vers un sens plus profond et plus important. «Le panoramique sur les montagnes ne dit pas seulement ce qui s’y est passé», puisqu’il s’agit d’un fait de l’histoire de la résistance.»Il ne dit pas seulement le calme qui aujourd’hui recouvre les lieux des antiques massacres et des massacres les plus modernes. Ce panoramique dit aussi que cette terre est un lieu habitable par les hommes et que nous devons l’habiter. C’est alors que Straub me demande de me taire.» C’est exactement ce que l’on disait. Au moment où le texte s’arrête, celui qui regarde investit le lieu dans son histoire avec le temps. Comme il est écrit dans «le temps retrouvé», «il faut que croisse l’herbe non pas de l’oubli mais des oeuvres fécondes sur laquelle les générations futures viendront peu à peu faire leur déjeuner sur l’herbe sans se soucier de qui dort en dessous. Cela est dit dans le rapport entre les raisonnements et les invectives du texte et l’attention de la caméra». Rapport entre un texte qui invective, un texte de colère et une caméra attentive.» Straub a éloigné et clos pour toujours non seulement l’épisode de l’interminable «Jürgen Frage» (Question d’Enfance) mais aussi ma tentative de régler certains comptes et de m’en débarrasser».

Est ce que l’on peut parler d’autobiographie ?

Dans le livre, Fortini, met en jeu sa biographie. C’est lui même. Je ne dis pas autobiographie, je dis «sa biographie». Le livre parle essentiellement de son père et de lui, de son éducation , de son «élevage « dans son roman d’enfance. Il parle de son père, avocat, juif, florentin, anti-fascite et qui a payé en compromis et en souffrance. Fortini met en jeu sa judaïté d’origine puisqu’il se rapprochera de «La chiesa Valdèse». Il était juif pratiquant et il raconte dans le livre ses sentiments, ses réactions à des réunions de groupes sionnistes auxquelles il participe à Florence et avec lesquels il entre en désaccord. Cela l’a conduit de manière douloureuse à s’interroger sur lui même et à remettre en jeu sa biographie pour assumer sa position politique contre ces bien-pensants italiens qui, à l’époque, ne voulaient pas régler les comptes avec leur passé fasciste.

Avec l’utilisation d’un ton ironique dans All’armi siam fascisti n’a-t-il pas voulu déclencher chez le spectateur une forme de perversité. Lorsque tu regardes le film, tu souris parfois sur quelque chose de fondamentalement dramatique ?

Ces moments qu’il a choisi pour être dans l’ironie, sont les moments qui renvoient le plus à quelque chose de basique, dans une certaine culture italienne. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que la critique s’adresse autant au spectateur qu’au sujet du film.

Les parties du film qui manient un peu les formules ironiques et font sourire, sont adressées au spectateur italien du boom économique des années 60, celui qui représente «le fameux petit bourgeois», que Pasonili a tant détesté.

Par le travail dialectique du montage lorsque Hitler et Mussolini sont ensembles, dans le son et dans les images, il y a un deuxième degré par rapport à l’Italie et aux italiens, qui veut dire, vous (italiens) avez eu le même rêve ( que les allemands) même si vous pensiez avoir été moins méchants, moins dangereux que le nazisme. Même si Mussolini a fait bonifier les marais, il a représenté une culture meurtrière.

Fortini fait ici une analyse strictement marxiste en mettant fortement en jeu la notion de lutte des classes. C’est là aussi, à l’époque une façon de placer les italiens devant une histoire qu’ils auraient tendance à considérer comme pas si terrible. C’est a dire que la blessure majeure serait 43-45, elle n’est pas avant, la blessure majeure c’est que des tas d’italiens sont morts à la guerre et que la guerre a été horrible. Mais ce à quoi implicitement il renvoie c’est au consensus, ce consensus des années 30, et donc à 20 ans de régime d’étouffement. Les italiens ne sont pas dedouanés dans le film et ce sont les italiens d’aujourd’hui (1960) qui sont mis en cause.

Propos recueillis par Arnaud Soulier et Davide Daniele