Un regard sur l’Argentine

Un hommage est rendu à Fernando Birri et à Cine-Ojo crée en 1986 par Marcelo Céspedes et Carmen Guarini. Carmen est ici pour présenter son travail et ses films et elle nous explique ce qui l’a poussée à travailler autrement pour créer une nouvelle dynamique du cinéma documentaire en Argentine.

Tout le monde s’accorde à dire que votre travail a permis au cinéma documentaire argentin de reprendre du souffle, mais Cine-Ojo, qu’est-ce-que c’est ?

1984, on commence à travailler et en 86, arrive la création du groupe Cine-Ojo. L’idée était de développer le langage documentaire en Argentine, de le sortir du témoignage pur et de faire une véritable recherche au niveau du langage. Le film témoignage en tant que documentaire politique et social n’apportait pas dans sa forme, ce dont nous avions, nous, besoin pour nous exprimer. Nous n’avons pas le regard journalistique du film témoignage, nous allons au-delà en nous positionnant comme de véritables cinéastes pour faire un vrai cinéma d’auteur.

Le documentaire en Argentine a commencé avec l’École documentariste de Santa-Fe, crée en 1952 par Fernando Birri qui était très influencé par le Néoréalisme italien pour avoir étudié à Rome et qui s’exilera en Italie en 1963 pour ne revenir qu’en 1990. Il a largement contribué à la diffusion et à la progression du genre documentaire en Amérique Latine

Cependant, le documentaire a perdu sa spécificité et nous, nous voulons ramener le documentaire dans les salles grâce à une recherche de création cinématographique qui passe avant tout par l’image et sa forme. Filmer un homme ou une femme sans pour autant figer l’image. Le mouvement existe et nous voulons que le spectateur le ressente. Il faut savoir élargir le champ du documentaire.

La télévision ne nous offre pas aujourd’hui la possibilité de diffuser un documentaire réaliste et cinématographique et c’est pourquoi nous faisons des sorties en salle. Il est plus facile pour la télévision de diffuser du documentaire journalistique. Il est vrai qu’il existe de très bons documentaristes mais ils sont tous nés de la Révolution et en Europe, lorsque l’on pense au documentaire argentin, on pense au cinéma militant et politique.

Nous voulons que cela change donc essayer de lier l’image politique à un langage cinématographique. Nous voulons recomposer la matière artistique et mettre en valeur une réalité directe à travers des mécanismes d’interaction entre les individus et les cinéastes.

Pourquoi ne vous êtes vous pas intéressés à la fiction ?

Je suis d’abord anthropologue, j’étais frustrée par l’écriture pure et pour moi, l’image était et est un moyen d’expression complémentaire et plus intéressant. Avec l’écriture documentaire, on peut tout faire, elle est plus libre que la fiction. J’aime travailler auprès des gens, il y a un élargissement des connaissances surtout lorsque l’histoire du film dure deux ou trois ans.

Pour le tournage de Hospital Borda, nous sommes allés pendant un an là-bas tous les jours avant de tourner une seule image. Il était important pour nous de connaître les lieux, le corps médical, les malades, et enfin de compte nous avons tenté de bousculer les spectateurs en leur montrant des individus à part entière. Notre ambition rigoureuse est de restituer des images qui nous permettent de montrer et de changer.

Peut-être que je suis arrivé plus vite que certains à posséder un regard anthropologique parce que justement je suis formée dans ce domaine avant tout. Cela dit j’ai la même vision à travers l’image dans la mesure où je suis avant toute chose une cinéaste et que je le revendique à travers la vision humaine que j’essaie de donner dans mes films sans pour autant occulter le sens politique et social des choses.

Est-ce que Cine-Ojo a crée une dynamique en Argentine ?

En fait, nous avons assez de difficultés pour mener nos propres productions, cela dit nous n’hésitons pas à aider les autres à réaliser à travers des aides à la production. Il nous arrive de faire également de la formation mais ce n’est pas encore notre objectif parce que nous avons besoin encore de beaucoup de temps pour réaliser nos propres projets.

Cela dit aujourd’hui lorsque l’on parle de documentaire en Argentine, on nous désigne. C’est flatteur, mais nous tenons à préserver notre thématique et aussi notre idéologie. Et c’est en cela que notre cinéma est un cinéma d’auteur.

En quoi les États Généraux de Lussas sont-ils importants pour vous ?

Il est important pour nous d’être diffusé en Europe non seulement pour des raisons culturelles et économiques, mais aussi, pour montrer qu’il y a d’autres regards documentaires qui existent aujourd’hui en Argentine, en Amérique Latine. Effectivement, l’Europe a tendance ces dernières années à se refermer sur elle-même et a une idée assez arrêtée sur le documentaire d’Amérique Latine, le considérant comme avant tout, un regard politico-journalistique sur la crise, la dictature etc. Alors, il est très important pour nous de participer à de réels débats sur le documentaire et de pouvoir accéder à des interactions d’idées par rapport à ce que le public et les professionnels auront vu du travail qui se développe en Amérique Latine et plus particulièrement en Argentine. Un autre facteur de motivation reste le manque de critiques quelles qu’elles soient et de partenaires en Argentine. Il existe un documentaire d’auteur et c’est pourquoi au-delà de la production, nous aimerions travailler à la diffusion. Les coproductions se développent mais les sujets restent encore très personnels culturellement parlant. Sur des sujets qui touchent l’Argentine et L’Amérique latine, l’Europe n’est pas toujours ou forcément intéressée par ce type de sujet qui n’intéresse pas un large public.

Cela dit, cela tient en grande partie au fait que le documentaire soit prédestiné dans la pensée collective à la télévision. Se battre pour une diffusion en salle, c’est aussi reconsidérer le documentaire comme élément actif du cinéma d’aujourd’hui. Comme notre regard n’est pas facile d’accès en Europe, participer à des festivals nous permet d’exprimer avec raison, notre identité latino-américaine mais aussi notre identité de cinéastes.

Votre dernier film Jaime de Nevares ?

Il va être projeté en première mondiale à Lussas et ensuite au festival de Nyon en Suisse. Le travail de préparation et le tournage ont duré six années durant lesquelles nous avons suivi et écouté Jaime de Nevares. Il fut l’évêque le plus progressiste d’Argentine, on pourrait même dire le plus à gauche. Il a toujours pris la défense de l’homme, surtout au moment de la dictature. L’Église Catholique est en Argentine la plus conservatrice malgré quelques entités réformatrices. Il est allé au-delà du discours et des limites de l’Église, c’est pourquoi il fut très critiqué par ses «pères» de part son côté polémiste. Le suivre était aussi une manière de lui rendre hommage, une manière d’accéder à son éthique. Depuis il est mort et ce documentaire reste la seule trace que l’on ait de lui aujourd’hui.

Ce film est un film politique. Forcément politique mais, nous l’avons avant tout traité dans un cadre humaniste dans le sens philosophique du terme et tenté de montré l’éthique chrétienne de Jaime de Nevares qui rassemblait bien au-delà des chrétiens. Il était avant tout respecté pour son intégrité. La forme du film repose sur l’image mais aussi sur la musique. Le travail de la caméra tente de faire ressentir au public, le respect et l’humilité qui existaient dans le combat de cet homme et par conséquent la substance humaniste qui accompagnait chacun de ses partis pris.

Propos recueillis par Nathalie Sauvaire