Filigrane

Il y a parfois des dérapages, comme des points de détails, qui donnent envie de vomir. Et puis d’autres, qui l’air de rien et contre l’air du temps, redonnent espoir dans le genre humain. Comme par exemple le discours d’un maire. Celui de Lussas, en l’occurrence, ouvrant la onzième édition des États généraux du Film Documentaire. Entre formules de circonstances et remerciements, pas grand chose à se mettre sous la dent. Alors on attend le buffet. Le silence, poli au début, fait petit à petit place à un brouhaha de plus en plus dissipé. L’impatience se devine, on commence à rester sur sa faim. Et puis, brusquement, des mots qui sonnent différemment : « Pour finir, j’aimerais pousser un coup de gueule ! ». Des mots dits sans énervement, juste d’une voix tremblotante qui trahit l’émotion. Des mots du cœur, qui forcent à l’écoute. L’histoire d’un arboriculteur, petit producteur ardéchois qui ne comprend plus sa place dans une société qui laisse des gens crever de faim. Le cri d’un homme pour qui « les fruits sont faits pour être mangés ». Et pas seulement par le serpent monétaire. Du sous-commandant Marcos dans le texte !

Par ce « juste geste », le maire nous rappelle ce que doit aussi être une certaine démarche documentaire. Celle d’atteindre à l’universalité au travers de l’histoire particulière. Celle de se positionner pour entrer en résistance. Et pas seulement sous le poids de l’événement. Il y a trois ans, les caméras se tournaient vers les « sans-papiers » de l’église Saint-Bernard. Aujourd’hui, les « sans-papiers » continuent à tourner. Sans caméra.

Francis Laborie et Arnaud Soulier

Corps à corps

Entretien avec Noriaki Tsuchimoto

Au moment où j’ai commencé Minamata, les victimes et leur monde, je ne connaissais pas la méthode de Claude Lanzmann à base d’interviews et de témoignages. Mon souci était d’exprimer la tragédie de Minamata uniquement par les images et les moyens cinématographiques. J’ai donc essayé de limiter au minimum les interviews. Je voulais affirmer la présence et l’existence des victimes. À l’époque, dans le cinéma documentaire japonais, l’équipement de synchronisation était très en retard. Tous les maîtres qui ont formé la génération de cinéastes à laquelle j’appartiens enseignaient, dans les années cinquante, qu’il fallait tourner un film dans les conditions du muet. J’ai donc appris que le montage était prépondérant et qu’il devait être effectué par le réalisateur lui-même ou, au pire, par une personne ayant suivi le tournage.

Dans Minamata, les victimes et leur monde, il y a environ dix fois plus d’heures de rush que de film. Huit mois de préparation, cinq mois de tournage plus trois mois de finition ont été nécessaires. Pour parler d’Iri et Toschi vont à Minamata, ce film n’est pas mon premier en couleurs. Ce couple de peintres avait déjà peint d’autres tragédies, notamment seize tableaux sur Hiroshima. Ils sont aussi allés à Auschwitz, et à partir de là se sont penchés sur Minamata. Je les ai aidés en leur présentant des victimes. Ces peintres ne peuvent peindre et dessiner que de façon réaliste. À partir de là, il y a tout un travail d’abstraction dans mon film : je me suis demandé comment on pouvait décrire à travers un tableau la tragédie de Minamata. Quand j’ai vu leurs toiles, je me suis demandé si l’on ne pouvait pas faire ressortir de manière plus approfondie encore la tragédie. Ceci étant, je pense qu’il y a une limite dans les peintures. Pour ce qui est de la grande fresque exposée à Tokyo, Toschi commence par dessiner des lignes très fines, qui sont soit des personnages, soit des paysages. Ensuite, une épaisseur est donnée aux traits avec de l’encre de chine. Je connaissais la façon dont travaillaient ces peintres et, une fois la fresque terminée, j’ai voulu remonter le temps du processus de création. C’est pourquoi je filme, par exemple, certains détails des lignes en gros plan. J’ai beaucoup travaillé sur le temps. Le tableau noircit par couches successives, et ce processus du temps de fabrication m’a beaucoup intéressé. Ces deux peintres ont des approches complètement différentes, c’est un combat entre eux pour arriver à finir un tableau. Aussi bien au niveau de la motivation que du procédé plastique.

Pour en revenir à Minamata, les victimes et leur monde, la quantité d’images d’archives intégrées dans le film est minime au regard de celles déjà tournées par les médecins sur les victimes de Minamata. Cette trilogie sur Minamata, intitulée Minamata d’un point de vue médical, est contemporaine de La Mer de Minamata, mon premier film en couleurs. L’ensemble a été tourné au même moment. Sous la pression des étrangers, qui me questionnaient sur la maladie, j’ai rassemblé dans les trois films ce qui relevait d’un point de vue plus proprement scientifique. En 1965, j’ai fait un film pour la télévision. À cette époque, par souci de ne pas révéler leur vie privée, les victimes ne devaient pas être reconnaissables à l’écran. En 1971, j’ai commencé par filmer ceux dont la souffrance morale était la moins forte. J’ai eu des entretiens avec des hommes et des femmes qui avaient perdu leur père ou leur mari. Plus tard, j’ai pu filmer des victimes adultes – les enfants qui avaient perdu des membres de leur famille ne pouvant, eux, être filmés. Les victimes adultes, qui étaient cons­cientes du drame, savaient que la diffusion de leur image contribuerait à sensibiliser l’opinion et les pouvoirs publics. J’ai mis quatre mois avant de pouvoir filmer les enfants. J’ai attendu impatiemment qu’on me demande pourquoi je ne les filmais pas ; c’est à ce moment précis que j’ai pu commencer à le faire. J’accordais beaucoup d’importance à ce consentement tacite, réciproque. Mais je ne me suis rien interdit de filmer, excepté les victimes confrontées au problème de la puberté.

Il est très rare que quelqu’un vienne de Tokyo pour filmer à Minamata. Je suis la seule personne à l’avoir fait depuis trente-cinq ans. Mais c’est précisément parce que j’étais un cinéaste de Tokyo que j’ai pu filmer les victimes : au fil des années, les habitants de Minamata n’ont pas osé dire à leur entourage qu’ils étaient malades et c’est à moi qu’ils se sont confiés, sachant que je ne le répéterais pas. Pour certaines personnes, c’était une occasion de se décharger le cœur.

Avant d’aller à Minamata, j’ai été profondément marqué par un ouvrier de l’usine qui avait filmé la tragédie. J’ai écrit un article pour lui rendre hommage, expliquer comment il m’avait d’abord appris à approcher les victimes, puis à les filmer.

Minamata m’obsédait jusqu’à l’enchaînement. Je ressentais une grande souffrance à l’idée que je n’avais tourné sur rien d’autre que Minamata. C’est à ce moment précis que j’ai pris connaissance de Shoah, que j’ai d’abord vu en vidéo. Cela a été un choc : il y avait quelqu’un en France qui avait obstinément filmé cette tragédie. Claude Lanzmann m’a beaucoup encouragé. Je le considère comme un grand ami et je l’ai fait venir au Japon. Il y a seize heures sur Minamata, mais contrairement à Shoah, on peut voir mes films de manière fragmentaire. Aujourd’hui, je continue toujours à m’intéresser à Minamata : j’achève un film sur le grand leader des mouvements de contestation des victimes qui vient de mourir. Je tenais à lui rendre hommage car aujourd’hui, les jeunes de Minamata ne le connaissent presque pas.

Propos recueillis par Éric Vidal, traduits par Hiroko Govaers, Paul Jobin

La Meuse pour mémoire

Le premier contact que l’on a avec le film est la lecture de son titre, inhabituellement long, qui paraît nous inviter à une longue et paisible promenade fluviale. Le second, ce sont ces plans secs, traversés par une voix inquiète, qui contredisent tout le programme du titre. Pareil au bateau qui descend pour la première fois la Meuse, Léon M., lui, remonte le cours de ses souvenirs, ceux d’un ouvrier métallurgiste à la retraite, ancien militant de gauche, qui retrouve les lieux des grèves de 1960, auxquelles il a pris une part importante.

Les rives défilent, qui toutes réveillent les réminiscences de l’événement. Mouvement spontané, authentiquement populaire, ces grèves avaient dépassé les syndicats, et s’étaient développées au point de devenir presque révolution.

En contrepoint de la route régulière du bateau, des témoins surgissent, qui racontent leur lutte. En contrepoint du récit, (en vidéo), les images d’archives, (en cinéma), retrouvent les traces d’une exaltation passée. Mais le son lancinant, obsédant, du bateau ramène ses images du passé à un présent morne, où une place autrefois débordée par une foule en liesse est aujourd’hui désolée. Les militants, vieillis, ressassent leurs souvenirs, de manière uniquement factuelle, comme dans un constat, une autopsie. Jamais le film n’analyse les causes de l’avortement de ce qui aurait pu être une révolution. (Un témoin affirme que les ouvriers auraient pu « marcher sur Bruxelles »). Jamais non plus, il ne nous propose de partager l’émotion des militants qu’il convoque. Ceux-ci n’ont pas de nom, pas d’identité propre. Ce sont les fantômes d’un passé, dont l’exemple ne propose aucun avenir. Incapable de s’émanciper de ce passé, incapable d’inventer le futur, le film, alors, nous interroge : que faire de cette énergie qui nous semble perdue ? Que faire de ces images de combat, qui risquent de n’être que l’objet d’une stérile commémoration ?

En même temps qu’il nous interroge sur les futurs possibles de la lutte révolutionnaire, le film pose la question de la réappropriation de l’avenir du cinéma par la vidéo. Celle-ci n’est ici que l’instrument égaré d’un regard qui ne sait où se poser, alors que les archives cinématographiques semblent maîtriser leur sujet. Le film des frères Dardenne explore toutes les audaces de la vidéo, sans jamais pouvoir se poser. Les derniers plans du film sont ceux d’une caméra folle qui erre dans un espace qu’elle ne peut maîtriser.

Le désarroi des frères Dardenne, réalisateurs, face à la liberté que leur inflige leur instrument de travail, est le même que celui des militants Dardenne qui cherchent, sans la trouver, la filiation entre luttes passées et luttes à venir. Qu’il nous parle de cinéma ou de politique, Lorsque le bateau de Léon M. descendit… ne cesse de nous parler de l’incapacité à s’ancrer dans le passé, unique condition, pourtant, de s’imaginer un avenir.

En 1979, dès avant la chute du mur de Berlin, les frères Dardenne exprimaient déjà le désarroi qui allait miner les années quatre-vingt, obsédées par la fin des idéologies, par « la fin de l’Histoire ». Ce qui pourrait apparaître comme une prescience n’en est pourtant pas une. La fermeture des usines wallonnes avait déjà rendu obsolète la rapide mobilisation d’une masse importante d’ouvriers. Lorsque le bateau de Léon M. descendit… nous parle en creux d’une région dévastée, condamnée à remâcher sa richesse passée et sa pauvreté actuelle. Pas seulement wallonne, celle-ci est aussi l’angoisse récurrente de la Belgique, pays sans mémoire commune, pays qui ne réussit pas à s’inventer d’avenir commun.

Thomas Lasbleiz

Retour sur un débat

Au terme des deux jours du séminaire portant sur le Front National, il nous est apparu intéressant de rendre compte succinctement de quelques-unes des idées échangées durant les débats.

Il apparaît tout d’abord évident qu’un des principaux problèmes, concernant les documentaires sur le Front National, c’est qu’on projette souvent sur eux une « toute puissance », une capacité à changer le monde et les idées. Attente à laquelle ils ne peuvent répondre mais qui a contrario souligne notre sentiment d’impuissance à agir, à trouver des réponses autour des questions que soulève la présence de plus en plus massive du FN. Il y a une exigence d’apprendre de ces documentaires d’autant plus forte, et un besoin de connaissance souvent déçu. Peut-être parce qu’on a trop tendance à vivre ces films sur le mode de la consommation (chercher à tout prix une réponse claire à des objectifs précis) : il peut suffire d’être traversé par eux, d’accepter l’épreuve purement physique de leur vision, pour ne pas en sortir tout à fait pareil, opérer un déplacement du regard, bousculer une vision du monde et de soi… La force du cinéma, c’est d’abord son pouvoir « à nous faire travailler sur une part de nous mêmes ».

Aujourd’hui, les questions se sont un peu déplacées. Le FN, ou plutôt ceux qui l’incarnent, ne sont plus des ennemis lointains, des inconnus sans nom. Ils appartiennent maintenant à notre entourage proche. Le cercle se resserre. « La fratrie se déchire ». Cette proximité géographique, physique et affective, soulève la question de la représentation de « l’ennemi intérieur ». Ce qui paraissait simple à dénoncer devient difficile à énoncer

La plupart des films échouent à dépasser le stade de la confrontation, et ne permettent pas de faire émerger une parole personnelle au sein du discours. Dans des situations de rencontres explicites avec des personnes du Front National, deux configurations, toutes deux réductrices, se dessinent. La première diabolise les personnes et d’une certaine façon les déshumanise, nous les rendant peu inquiétantes car grotesques. Finalement d’apparence peu dangereuses. On a pu le voir dans le film de Poveda, qui se heurte à une « défaite de l’argumentation », face à un discours totalement irrationnel et irréfléchi.

À l’autre bout, une approche plus intime, qui rend ce discours pathétique. Guère plus inquiétant mais pas moins propice à la propagation.

Aucun des films ne parvient à installer une dialectique. Il y manque l’installation d’une relation de proximité, non pas une sympathie mais un lien affectif qui tolère une mise en cause du discours et découvre la parole qui le porte. Un espace qui rendrait compte d’un travail possible « de réversibilité des sentiments ». Le travail du cinéaste. Si Daniel Merlet nous montre la naissance et le cheminement des idées du Front National, il manque peut-être la phase de sédimentation qui nous montrerait comment celles-ci s’enracinent dans les esprits.

Mais la question n’est peut-être plus là, « on sait déjà tout du Front national », il n’y a plus rien à en apprendre, pas plus à y comprendre. Au final, les réactions du public lors du débat portaient plus sur la nécessité de se positionner, de résister quotidiennement aux idées du Front National. De ne pas se résigner à la contamination insidieuse des attitudes, des paroles et des mots, des agissements. Qu’une multiplicité d’approche par le cinéma soit nécessaire et souhaitable, c’est un fait, mais il faut rester vigilant à ce que ces films ne se réduisent pas à nous donner simplement bonne conscience.

Sabrina Malek, Gaël Lépingle, Christophe Postic

Sur les traces de la fleur maigre

Dans le cadre du séminaire « Documentaire wallon », nous avons rencontré Patrick Leboutte, critique itinérant et rédacteur en chef de la revue en cinéma L’image, le monde, pour aborder ensemble quelques points autour de sa programmation.

Un regard wallon

Cette programmation n’est pas représentative du documentaire wallon. C’est impossible, sinon vous faites trois jours à Lussas sur le cinéma wallon. Par contre, elle est représentative d’une certaine idée que j’ai du cinéma et de la Wallonie. Elle est représentative de ce que moi je pense être l’apanage du cinéma : un mouvement d’aller et de retour, un lien. C’est-à-dire que ce sont des gens qui partent, que l’on appelle des cinéastes, pour enregistrer des choses que l’on n’avait pas vues, des savoirs autres, des gestes autres, des corps autres, des cultures autres, bref de l’altérité. Et une fois qu’ils ont fait ça, ils reviennent nous restituer tout cela à nous spectateurs, qui ne sommes pas partis. Ça, c’est uniquement du cinéma.

Dans sa démarche, le cinéaste s’inscrit dans un rapport au monde, à la collectivité, à la communauté, à la culture, etc.

Le problème de la Belgique en général, de la Wallonie en particulier, et de l’Europe par ailleurs, c’est d’être complètement engluée dans une espèce de grand marché audiovisuel où il faut faire des produits, des films à thèmes. Moi j’ai choisi une programmation où il n’y a pas de sujet. Excepté celui d’essayer d’enregistrer un rapport avec l’autre. J’ai choisi des films qui enregistraient un rapport à un autre en voie de disparition. Et cet autre, à savoir la classe ouvrière, est justement ce qui fonde l’essentiel de l’identité wallonne.

La Wallonie est une terre de brassage et de métissage définis par le travail, les gestes du travail. Ce sont ces gestes qui ont permis de dépasser les clivages, les cultures. Par exemple, un turque et un italien, qui ne parlaient pas un mot de wallon ou de français, arrivaient à trouver un terrain d’entente parce qu’ils travaillaient dans la même mine. Ils vivaient dans les mêmes conditions de travail épouvantables, buvaient les mêmes verres de Peket, l’alcool local, mangeaient la même boulée-frites, spécialité locale aussi. Ils chantaient la même chanson dans la même manifestation, et passaient des soirées dans le même bistrot ou dans la même maison du peuple. Cette identité wallonne a vraiment deux piliers : le monde populaire et le monde ouvrier ne faisant quasiment qu’un. Et même s’il y avait quelques intellos, c’était quand même des fils d’ouvriers ou de paysans.

J’ai donc essayé de faire une programmation qui parlait de cinéma mais qui, en même temps, essayait ici de donner une représentation de ce que je pense être la Wallonie.

Filiation et transmission

Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, se trouve être le premier film wallon. Il y a dans le cinéma wallon, tel que je le définis, une filiation dont Meyer est le père. Elle passe essentiellement par le rapport au monde ouvrier. Dans les films vidéo des frères Dardenne que je présente ici, on ne voit que de vieux ouvriers déjà à la retraite, en train d’essayer de se poser une question essentielle : à qui transmettre notre histoire ? Le problème c’est qu’il n’y a plus que ces deux jeunes cinéastes pour les écouter. Ma théorie c’est que les frères Dardenne n’ont jamais filmé que des survivants, jusqu’à aujourd’hui. Rosetta dernier film, palme d’or à Cannes, Migor dans La Promesse sont aussi des survivants, les survivants d’une catastrophe dont les médias nous disent qu’elle va avoir lieu : « ça va péter ! ça va péter ! ». Mais cela a déjà pété. Sauf que personne ne l’a vu, en tous cas pas la télévision.

Le Souffle de Clabecq montre un ouvrier qui, en dépit du bon sens, essaye de survivre et défend une classe pour qu’elle dure encore un peu.

Or, l’histoire de la Wallonie a trois étapes différentes : une classe ouvrière forte mais fragilisée, une classe ouvrière déjà menacée de disparition, et comme on peut le voir dans Le Souffle de Clabecq, une classe ouvrière qui a bel et bien disparue et dont les pouvoirs publics veulent signifier qu’elle est complètement évincée.

On a donc un regard cinématographique sur une classe populaire en devenir à trois étapes différentes. À Lussas, j’espère réussir une gageure, celle de vous parler du cinéma wallon et en même temps de dessiner l’histoire d’une classe sociale. Cela aurait du déboucher sur la projection de Rosetta sur la place du village, mais il se trouve que le distributeur a dit non, malheureusement et injustement. Parce qu’une palme d’or, ça change malheureusement beaucoup de choses dans l’attitude des gens. Donc le film n’est pas ici, mais il aurait du y être et ça aurait bouclé la boucle. Rosetta étant vraiment l’histoire d’une enfant sauvage, parce qu’il n’y a pas eu de transmission.

Le thème de la transmission parcourt un peu les trois films. Le film de Paul Meyer, Déjà s’envole la fleur maigre, raconte l’histoire d’une famille qui débarque avec des gamins le jour où un vieil ouvrier, lui, retourne en Sicile. Avant de rentrer en Sicile, le vieil ouvrier transmet tout ce qu’il a à transmettre aux gamins pour qu’ils puissent vivre dans ce nouveau paysage. Il leur dit trois mots : Borinage, charbonnage, chômage. Initiation au décor, au paysage, aux gestes du travail, à la communauté. Il y a donc transmission. Dans les deux films des frères Dardenne présentés à Lussas, il s’agit de deux messieurs, seuls, qui essayent de transmettre ce qui peut encore l’être à des cinéastes. Mais il n’y a plus grand monde pour les écouter. Elle est là la catastrophe dont je parlais. Depuis quinze ans, tous les modes de transmission classiques ont sautés. La politique n’existe plus, la religion n’en parlons pas, il n’y a plus rien ! Dans un certain sens tant mieux ! Excepté que l’on a rien réinventé à la place. On se retrouve donc avec des générations qui doivent tout réapprendre toutes seules. D’où les deux derniers films des frères Dardenne, qui tracent des parcours solitaires, subjectifs, de gamins devant se démerder seuls.

Les trois films que je montre sont très politiques. Je ne sais pas à quels partis ils appartiennent, mais ils sont politiques dans le sens où ils travaillent la communauté comme exigence, nécessité première pour qu’il y ait transmission. À partir du moment où il n’y a plus transmission, il y a Front National. Le premier travail du Front National, c’est de couper toute possibilité de transmission future. Les trois cinéastes en question ont en commun d’être antifasciste et de s’être battus contre ça.

Entre poésie et austérité

Quand Paul Meyer a tourné Déjà s’envole la fleur maigre, il n’avait quasiment rien fait auparavant, et le cinéma, pour tout dire il s’en foutait franchement. Il faisait du théâtre et n’avait aucune formation en cinéma. Les frères Dardenne ont découvert le cinéma en autodidacte, et sur le tard. Peut-être que le côté austère de ces films vient à la fois d’un manque crucial de moyens, mais aussi d’un amateurisme dans le très beau sens du terme, dans le sens « aimer » et savoir s’effacer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de super ego de l’auteur. Ils ont su s’effacer devant ce qu’ils voyaient, tout simplement. C’est une poésie du regard, une poésie du lien. Je pense que ce qui est très fort chez eux, c’est qu’ils travaillent tous le lien entre les personnes qu’ils filment et le monde. C’est-à-dire avec ce qui préexiste à la société et ce qui lui survivra. Dans le film de Meyer, les enfants s’amusent à glisser sur le terril. Mais qu’est-ce que le terril sinon le fruit du travail des hommes, cette terre qu’ils remontent de la mine. C’est une manière dialectique de lier le haut et le bas, le travail et le jeu.

Il y a dans tous ces films la volonté de ne jamais isoler l’homme du monde, du passé, du devenir, de la mémoire. Ce sont des films universels. La poésie vient de cet espèce de lien, à la fois au cosmos, au temps, à l’histoire, au groupe, à la communauté. Et je dirais qu’elle vient de surcroît parce que ces gens n’ont pas cherché à faire beau, mais ont cherché à faire juste.

L’obsession du détail

Il est clair que dans ces films il y a une obsession du détail, portée aux corps et à ce qu’ils font, aux gestes. C’est ce qu’on appellerait dans le tout venant audiovisuel, le temps perdu. C’est fou ce qu’il y a de moments creux dans ces films là. Mais ces moments creux sont des moments de vie. C’est le moment où on mange, c’est le moment où on chante, c’est le moment où on danse. C’est tellement compliqué et fragile de faire du cinéma en Wallonie et en Belgique, mais en Wallonie en particulier, c’est tellement rare. Ces cinéastes mettent parfois quatre ans entre deux films et dans le cas de Paul Meyer, quarante ans ! 1 J’ai le sentiment qu’ils ont la conscience que ce geste cinématographique ne reviendra peut-être pas de sitôt. C’est donc tellement fragile qu’il éprouvent le besoin de lester les corps filmés d’un surcroît de réalité, en s’attachant à des détails dont la production audiovisuelle ne voudrait pas. Quelqu’un qui boit un verre, quelqu’un qui chante, quelqu’un qui embrasse… les mains ! les mains ! il y a un paquet de mains dans ce cinéma ! C’est vraiment un cinéma sur des corps. Et c’est pas n’importe quelles mains, elles sont calleuses, ce sont des mains de travail. Il y a cette espèce de volonté à s’attacher à l’aspect corporel des personnages pour qu’ils deviennent des personnes. Une personne, c‘est singulier, une n’est pas l’autre. Et le cinéaste s’attache aux moindres détails qui l’identifient comme telle. Mais c’est aussi pour des raisons économiques, parce que les cinéastes savent très bien qu’ils ne feront peut-être pas de films avant dix ans. Je pense que cette obsession du détail vient aussi de là.

C’est une obsession de petites choses à retenir parce qu’elles vont s’enfuir. Et c’est doublement vrai parce qu’ils ne pourront plus filmer ces corps menacés de disparition, puisque c’est le monde du travail qui est filmé là.

Propos recueillis par Manuel Briot et Arnaud Soulier

  1. Paul Meyer tourne actuellement un film en Belgique. Il aura attendu quarante ans pour tourner à nouveaux en Belgique, après l’interdiction de Déjà s’envole la fleur maigre.

La mémoire occultée

La victoire de Franco et l’écrasement de la révolution provoqua l’exode de milliers d’espagnols, dont beaucoup s’installèrent en France. Augustin, le grand-père de Florence Lloret fut l’un d’eux. Militant anarchiste de la CNT (Confédération Nationale du Travail), il a participé à la collectivisation du village de La Torre del Espanyol, et a évoqué cette expérience dans un enregistrement, peu avant de mourir. Pour connaître cette histoire, qui fait aussi partie de la sienne, Florence Lloret a retraversé les Pyrénées, à la rencontre de ceux qui sont restés. Ceux qui, avec son grand-père, ont vécu cette tentative de transformation radicale de la société. Une révolution minée de l’intérieur par les violents conflits opposants anarchistes, trotskistes et staliniens et attaquée de l’extérieur par l’avancée des troupes franquistes.

Ce qui frappe d’emblée ici, c’est cette difficulté des anciens à se confier, à raconter un passé pourtant vieux de soixante ans. Cette résistance à déterrer une histoire dont chacun garde les traces et que l’on s’emploie maintenant à recouvrir d’un rassurant « maintenant on est tous amis ». À condition d’éviter tout sujet politique. Le café, autrefois lieu de débats que l’on imagine mouvementés entre militants de la CNT et de l’UGT (syndicat des socialistes et communistes), entre partisans et opposants à la collectivisation, accueille aujourd’hui un groupe de vieux, murés dans un silence qui seul leur a permis de vivre ensemble. Ce qui surtout laisse pantois, c’est cette peur, toujours présente, qui incite à parler bas, à demander parfois à la caméra de se rapprocher pour entendre la confidence par crainte d’être écouté, alors que la conversation se déroule en pleine campagne. Ces rencontres en plein air sont d’ailleurs une constante dans le documentaire, comme si les murs avaient toujours des oreilles, comme si le danger pouvait ressurgir à tout moment. Ces scènes ouvrent sur un paysage aux vastes étendues imprégnées de la lumière ibérique. Elles contrastent avec les prises de vue des rues sombres et silencieuses du village, traduction visuelle de la lourdeur d’un climat entretenue par toute cette mémoire verrouillée. Une mémoire bridée par le sentiment de la défaite dont n’affleurent que désenchantement et rancœur contenus.

Quand la réalisatrice essaie d’en savoir un peu plus, tente de comprendre ce qui s’est joué là de si brutal pour que le traumatisme perdure, les réponses se diluent dans l’allusion ou l’euphémisme. Il est remarquable que le seul à parler plus franchement, en se plantant face à la caméra, soit le paysan dont le père était franquiste. Pour parer cet engagement du sceau de la vertu !

Paradoxalement, la force du documentaire réside dans cette impuissance à pénétrer les secrets de ces existences. À buter sur les non-dit, les silences et les regards fuyants. Autant de manières de se protéger qui en disent long sur le poids d’un refoulé qui écrase le film d’une chape de plomb étouffante. Au point que Florence Lloret va rapidement devenir indésirable avec ses recherches qui fouillent au creux d’une plaie jamais refermée. On sent bien qu’elle a conscience d’avancer sur un terrain miné, d’être une intruse qui vient réveiller de vieux fantômes. Et pas n’importe lesquels. Être la petite-fille d’Augustin, le militant anarchiste, ôte toute neutralité au sens de sa démarche et introduit chez beaucoup un surcroît de méfiance et de suspicion. Elle avance alors à petits pas, avec retenue, évitant de bousculer ces hommes par des questions trop précises qui ne serviraient qu’à les refermer un peu plus sur eux-mêmes. Mais en restant au seuil de ce passé, elle l’enveloppe d’une opacité qui rend le trouble de cette réalité encore plus prégnant.

De cet échec à restituer cette époque naît un autre film. Qui lui, parle du présent. On repense au film de Van In sur la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, à cette tentative d’exorciser un passé par son jugement public. En Espagne, le pays glissa vers un régime démocratique après une période de transition assumée par Juan Carlos. Une transition en douceur qui occulta tout règlement de compte sur le passif du régime franquiste et qui permet à un ancien ministre de Franco d’être encore président de l’Assemblée de Galice. On imagine que, quand le gouvernement espagnol demande l’extradition de Pinochet, certains là-bas doivent sourire. Jaune. Dans ce village clos sur lui-même, la « réconciliation » n’a pu se réaliser que par un tabou entourant tout un pan d’une histoire douloureuse. Une histoire devenue interdite, au détriment de la vérité. Comme une deuxième défaite pour des hommes à qui Florence Lloret a tenté de restituer une part de leur mémoire occultée. Leurs meurtrissures, pour souterraines qu’elles soient, n’en restent que plus vives.

Francis Laborie

Au fil des temps…

Que la lumière soit, et la lumière sera. Pour satisfaire à cette injonction divine, les autorités chinoises ont décidé de sacrifier un des berceaux de la civilisation du pays. Le barrage des Trois Gorges, générateur d’électricité pour toute une région, ensevelira sous ses eaux tous les secrets de mondes anciens, aux noms tout droit sortis d’une série Contes et Légendes : Cité de la Fidélité, Cité des Poètes, Cité du Roi Blanc… Autant de cités destinées à devenir interdites. Un engloutissement qui provoquera par la même occasion l’exode de plus de deux millions d’habitants. Sans qu’une arche de Nöé ne soit réellement prévue pour eux. C’est en tout cas ce qui ressort des témoignages des hommes (et exclusivement des hommes) rencontrés par Lin Liao-yi au cours de son voyage tout au long du fleuve. Beaucoup de fatalité dans leurs propos, et en filigrane le portrait d’une Chine qui, pour décoller économiquement, n’hésite pas à laisser une grande partie de sa population à quai. La marche qui ouvre vers l’économie de marché est sûrement moins longue que celle qui mena au socialisme, elle n’en paraît pas moins chaotique et pleine d’absurdité. L’utilité de la construction du barrage, qui de toute façon s’avérera incapable de juguler les crues meurtrières qui ravagent la vallée, n’est pas la moindre de ces aberrations.

Accompagnée de sa mère et de sa fille, Lin Liao-yi nous emmène à la découverte de ces villes et villages à la disparition programmée. Pour garder des traces de ces lieux qu’elle n’a connus qu’à travers la littérature. Pour retourner à la source de sa culture en semant des petites graines dans le cœur de sa fille. Pour lui faire découvrir une Chine qui n’existe déjà plus, mais qu’elle porte au plus profond de son être, avec sa poésie, son histoire et sa sagesse.

Chronique d’une mort annoncée donc, mais pas seulement. Avant le déluge est un journal de voyage en forme de carnet de croquis. Une caméra légère permet à la cinéaste d’être perpétuellement à l’affût des images qui s’offrent à elles. De saisir avec la même simplicité la beauté silencieuse d’un paysage ou le visage de la mère, fermé sur ses souvenirs douloureux. Elle filme par petites touches, sans jamais grossir le trait, avec la délicatesse de ces peintres d’estampes dont quelques coups de pinceaux suffisaient à cerner la vérité d’un instant. Un récit aux tons différents, qui allie la luminosité des paysages à une représentation plus sombre de la réalité sociale, en passant par la complexité plus nuancée des rapports familiaux. Un récit qui retrouve dans sa construction l’idée d’une certaine cosmologie chinoise où s’intègrent harmonieusement l’infiniment petit (l’intime) à l’infiniment grand (la Nature et l’Histoire).

Le film navigue ainsi harmonieusement au confluent de plusieurs genres, dans un incessant aller-retour entre hier et aujourd’hui, entre espace et temps ou entre intimité et Histoire. Un voyage irrigué par la mélancolie de mélodies qui glissent entre les scènes avec la même fluidité que les barques au-dessus de l’eau. Des chants et des poèmes venus de très loin, mais qui nous parlent pourtant bien plus que les chansons de propagande diffusées à la télévision. Ces quelques images d’hymnes à la rigidité bornée suffisent à illustrer le grotesque d’un régime isolé de la réalité d’une misère toujours plus grande. Au bout du compte, dans ce périple à travers les siècles, il n’est finalement question que de présent, et les explications sur tel mythe ou sur tel monument ne sont que matière à mieux le mettre en lumière. L’évocation, par exemple, de la Cité des Fantômes renvoie explicitement au proche avenir de ces villes. La porte de Bâ, elle, symbole d’un pouvoir royal qui impose ses lois à des régions lointaines sans connaître la vie réelle des gens, décrit aussi bien la société chinoise contemporaine que n’importe lequel des témoignages. Même si des propos récurrents sur la corruption du régime et l’écart grandissant entre riches et pauvres ne laissent aucun doute sur la réalité d’une fracture sociale à la mode asiatique. De telles affirmations ne sont évidemment pas sans rappeler d’autres contrées, moins lointaines celles là. Probablement l’effet de la mondialisation.

Au gré de ces glissements, c’est pourtant l’exploration d’une histoire familiale qui devient le fil conducteur du récit. Li Liao-Li a remarquablement utilisé l’arrivée de la mère, imprévue au départ, pour l’intégrer dans une trame qui, se construisant au cours du voyage, devient le foyer même du récit. Trois femmes, trois générations, trois destins. La part féminine du film (son yin ?), celle où se tissent des liens entre des identités qui se cherchent et se découvrent. C’est à partir de ces relations, au travers desquelles coule toute l’énigme de la vie, qu’Avant le déluge devient une réflexion sur la transmission, l’héritage du passé et son influence sur l’avenir. De géographique, le voyage est ainsi devenu intérieur. Pour autre forme de découvertes.

Francis Laborie

Ça se passe près de chez nous…

Dans le cadre de la soirée Théma Arte, les États généraux de Lussas, on s’en souvient, s’étaient achevés l’année dernière avec la diffusion de deux films consacrés aux mairies tenues par le Front National 1. Le débat public suivant la diffusion avait notamment mis en exergue toute la difficulté, voire, pour certains spectateurs, l’ambiguïté de montrer des individus tenant en toute impunité devant la caméra des propos ouvertement racistes et xénophobes. Un sentiment quelque peu similaire nous étreint parfois au sortir du documentaire de Nick Fraser et Christian Poveda. Ce sentiment est d’autant plus amer que, face à l’ampleur de la tâche – dénoncer les fortes résurgences fascistes en Europe –, le film bute, sauf à de trop rares mais intenses exceptions, sur un discours bien éprouvé, et très éprouvant pour les spectateurs que nous sommes. Un discours, qui plus est, énoncé par des individus ayant tout à fait conscience du rôle et de la place des médias, à une époque où la vitesse de circulation des informations, des images et, surtout, leurs destinations représentent un enjeu de pouvoir. Le danger qui pèse alors sur une telle entreprise est que le film serve, bien malgré lui, de caisse de résonance pour des groupuscules dont les scores aux dernières élections régionales ou nationales frôlent péniblement les 0,5 %, ce qui est par exemple le cas du parti nazi danois. Car pour les autres malheureusement, à l’instar du parti libéral (FPÖ) de Jörg Haider en Autriche 2 ou du Front National français 3 désormais scindé en deux mouvements, visibilité et reconnaissance électorales sont déjà acquises. Pour tous ceux donc – hommes politiques ou citoyens ordinaires – qui voient dans l’étranger un danger potentiel, un corps à éliminer ou à éloigner d’une manière ou d’une autre, la valeur de « ce qui est dit », basée sur la rigueur et l’exactitude de son contenu, importe finalement peu. Dans un champ médiatique étoilé en une multitude de réseaux numériques et miné par la mise en spectacle de l’information, seules comptent désormais les conditions, le cadre et le lieu où s’exerce l’énoncé (meetings, quotidiens régionaux ou nationaux, émissions politiques en prime time, allocutions officielles, journaux télévisés…). Bien sûr, encore faut-il introduire quelques nuances et considérer les diverses législations européennes en matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme… même si le film révèle leur inquiétante disparité 4. De toute façon, malgré les risques de poursuites judiciaires encourus, les hommes et les femmes qui s’expriment devant la caméra semble espérer que celle-ci servira à relayer ou à démultiplier leur discours, alors que telle n’est pas l’intention de ceux qui les filment. Il suffit, pour en être convaincu, d’entendre la logorrhée d’imprécations haineuses qui trouent le film en permanence, jusqu’à la nausée. Loin de jeter l’anathème sur les réalisateurs, dont on sait ici de quel côté de la barrière ils se situent sans ambiguïté, le film nous intéresse par les questions de cinéma qu’il soulève. Faut-il accepter la liberté de parole ou bien faut-il interdire, par la force de la loi, tous propos racistes, xénophobes, révisionnistes ? Faut-il continuer à filmer les ennemis de la démocratie au risque d’amplifier leurs discours ? Si oui, alors quel(s) dispositif(s) cinématographi­que(s) adopter afin d’éviter la caricature, la diabolisation (à la manière du reportage télé), ou l’adhésion (incontrôlable) du spectateur à des raccourcis faux et trompeurs (comme le font ces jeunes de l’ex-RDA en instaurant un rapport de cause à effet entre immigration et chômage) ? Enfin, mais la liste d’interrogations reste ouverte, le documentaire, moyen de l’incarnation de la parole par l’image, est-il aujourd’hui la forme la mieux adaptée pour critiquer des discours d’exclusions qui misent sur la peur et le fantasme, non sur la réflexion et l’analyse, des discours totalement irrationnels sur lesquels glissent les images, alors que les solutions proposées par ceux qui les tiennent sont, elles, terriblement rationnelles… ?

Pour répondre à quelques unes de ces questions, Nick Fraser et Christian Poveda ont choisi un dispositif de proximité. Non seulement au plus près de ceux qu’ils interrogent, mais aussi au plus près du spectateur, convoqué en permanence par le journaliste – ce qui peut finir par irriter – lorsqu’il confesse à la caméra ses réflexions, ses interprétations, ses doutes ou ses dégoûts. Cette posture comporte, on l’a vu, des risques. Cependant le procédé « fonctionne » en certaines occasions quand les réalisateurs trouvent la proposition cinématographique capable de relever les défis à l’intelligence que constituent les provocations grossières de leurs interlocuteurs. Notons que Nick Fraser affronte alors dans ces moments là un interlocuteur indéniablement moins doué (et moins préoccupé) dans le maniement rhétorique que certains politiciens chevronnés 5 rompus à l’usage de métaphores et de sous-entendus suffisamment explicites. Le face-à-face policé mais néanmoins rugueux entre Nick Fraser et le néo-nazi danois Jonni Hansen est, à ce titre, éloquent. Introduisant la rencontre en montrant un barbecue en forme de croix gammée (!), Hansen déclare militer pour la survie de la race blanche, convoque des théories eugénistes, puis assène froidement que les juifs n’ont pas été gazés mais qu’ils sont morts de maladie ou sous les bombes, anglaises notamment. Face à cette dernière affirmation, Fraser demande à interrompre la rencontre, suggérant à voix haute la totale ineptie des propos de son interlocuteur. Au plus près des deux hommes, la caméra saisit alors dans un panoramique tendu et silencieux le visage mi-rageur, mi-dépité du journaliste puis celui de Jonni Hansen, un rictus ironique aux lèvres. Si ce mouvement de caméra, sans un mot pour l’accompagner mais ô combien « parlant », s’avère ici particulièrement efficace, c’est parce que la simultanéité des regards qu’il enregistre conjuguée à l’absence de commentaires permettent au spectateur de mener sa propre réflexion. C’est là, en effet, dans cette difficulté à laisser le spectateur faire par lui-même ses propres analyses, que le film touche à ses propres limites. Peut-être parce que les réalisateurs restent dans une approche trop globale du phénomène de l’extrême droite, négligeant, à notre grand désarroi, des éléments en apparence périphériques. Ainsi aurait-on aimé en savoir un peu plus sur les motivations du photographe – « connu » selon l’extrait montré dans le film – chargé du visuel de la campagne de Jörg Haider ? Et aussi pourquoi l’équipementier américain Reebok 6 laisse-t-il ce dernier s’afficher ostensiblement avec les produits de la marque (dans les extraits de films de propagande consacrés à la gloire de Haider, il est en effet impossible de ne pas le remarquer) ?

Au fur et à mesure de l’avancée du film, le dispositif initial semble alors peu à peu se déliter, se rétractant derrière les commentaires désabusés ou ironiques de Fraser – comparant des figurines kitsh du « Duce » Mussolini à la famille Adams –, comme si ce dernier, et nous avec lui, prenions conscience des effets aporétiques d’un grand nombre de confrontations. La rencontre furtive, mais instructive, avec l’historien négationniste anglais David Irving en est une parfaite illustration. Face à l’aplomb d’Irving qui, arc-bouté sur ses positions les plus intenables, affirme que « nous n’avons aucune preuve de l’existence des camps d’extermination », Fraser se résout finalement à admettre qu’en démocratie toutes les idées, même les pires, doivent pouvoir être exprimées. Mais, ici, on aurait aimé que Fraser, qui sait être mordant et pertinent en maintes occasions, « cuisine » un peu plus Irving pour dévoiler les mécanismes d’exclusion à l’œuvre dans les pensées d’un universitaire reconnu comme dans celles des hommes ordinaires.

Les dernières élections européennes ont montré que, loin de s’affaiblir, les extrêmes droites (et leurs ersatz) s’installent durablement dans le champ politique voire, pour certains pays, progressent ou font une entrée remarquée là où on ne les attendait pas forcément. Aujourd’hui les stratégies changent : il semblerait que ce soit la démocratie dans son ensemble qui soit visée et non plus seulement les immigrés, comme une série récente d’attentats visant des journalistes et des policiers en Suède l’a récemment montré. Elles se déplacent, aussi : l’augmentation de sites antisémites sur l’Internet l’indique. Dans ce cadre, le film de Nick Fraser et Christian Poveda est un complément d’information nécessaire pour rester éveillé.

Éric Vidal

  1. Orange Amer de Daniel Merlet et Bienvenue à Vitrolles de Guy Konopnicki et Thierry Vincent.
  2. Élu en avril 1999 gouverneur de la Carinthie (land autrichien) avec plus de 42 % des voix.
  3. Rappelons qu’en 1999, au titre de la répartition des aides publiques aux partis politiques en fonction des scores électoraux, le Front National a perçu la somme de 41,1 millions de francs. Et ce malgré « le point de détail » de Le Pen (sur le génocide juif), ses délires xénophobes proférés en France et ailleurs (en Allemagne récemment), ses jeux de mots injurieux (« Durafour-crématoire ») ou encore son agression physique sur une élue socialiste de la banlieue parisienne…
  4. Ainsi au Danemark, selon un conseiller au ministère de la Justice, nier l’Holocauste n’est pas considéré comme un crime.
  5. Beaucoup plus ardue est, en effet, la rencontre avec Jean-Marie Le Pen qui tire partie des hésitations de Fraser et retourne la situation à son avantage. A contrario, lorsque Fraser interroge les « petites gens » du marché de Toulon sur le Front National, il le fait avec une naïveté surprenante qui pourrait passer pour de la condescendance.
  6. Selon Libération (12/01/99), « La cassette vidéo relatant les exploits sportifs de Haider, réalisée en 1994, a été distribuée gratuitement dans 500 000 foyers autrichiens lors de la dernière campagne électorale pour la chancellerie. Depuis, le directeur de Reebok Autriche a été renvoyé. Ce dernier s’étant révélé l’ami intime du responsable des relations publiques du FPÖ. [notons cependant que] Depuis 1988 Reebok cofinance la tournée « Human Rights Now ! » d’Amnesty International et qu’elle décerne un prix, le « Human Rights Award », à des associations ou à des jeunes défenseurs des droits de l’homme. »

En apnée

Is dead ne raconte pas l’histoire de Gertrud Stein – écrivain d’origine américaine, modèle de Picasso et amie des poètes – mais plutôt des histoires. Raconter des histoires, c’est raconter par-ci par-là, dans la fulgurance de fragments, des embryons de fictions minuscules, mais c’est aussi, bien sûr, raconter des bobards. Is dead raconte des bobards : on y creuse une tombe en moins de quinze secondes, les impressionnistes sont des fleurs incrustées de fenêtres, et Charlie Chaplin est une vache normande. Dans Is dead, Micheline Dax est une dame étrange, elle est d’une beauté folle, et a un grand pouvoir : elle est le véritable poumon du film, elle en redistribue les cartes, en relance les pistes, par le simple envoûtement du timbre de sa voix, et des mots prononcés (L’Autobiographie d’Alice Toklas). Elle a aussi celui de disparaître dans un flou, de fixer la caméra et de parler sans remuer les lèvres.

La liste est longue des sensations délirantes, des enchantements intimes, que le film sollicite. La façon qu’a l’image, par exemple, de se désolidariser du son (de la voix off) produit des décrochages assez stupéfiants, qui laissent libre place à l’interprétation, voire à la rêverie du spectateur (au sens de rêver le film, mais pas de s’en échapper !). Le clou en est la séquence des vaches, totalement loufoque, au moment où la voix off raconte la visite de Stein à Hollywood. Jamais cependant cette ouverture du film aux infinis de l’imagination ne nous autorise à quitter un terrain extrêmement maîtrisé. Bien au contraire. La brièveté extrême des plans mobilise constamment l’œil vers une attention qui tient parfois de la pure tension : une image en chasse une autre, la répète, la rature aussitôt parasitant son sens immédiat pour le déplacer vers un ailleurs lui-même toujours remis en jeu. Et parasitage n’est pas perte mais surcroît de précision : voir à cet égard l’utilisation du flou, qui sculpte l’image dans la profondeur et par blocs de forme, comme un ciseau de tailleur.

En fait, le fil invisible qui relie ces fragments et les étapes d’un parcours chaotique seulement en apparence, c’est celui de l’écriture même de Stein. Car Des Pallières a su trouver des correspondances d’une rare justesse avec le style de l’écrivain, basé sur la répétition de phrases courtes, d’instantanés qui s’apparentent eux-mêmes au cinéma (une image + une image + une image : « une rose est une rose est une rose »). Au morcellement répond le morcellement, au style « banal et simple » dont rêvait Stein pour exprimer la vie y compris dans sa confusion, le film répond en s’appuyant uniquement sur des actions d’une banalité intégrale (la vie à la campagne). C’est une plongée en apnée dans l’écriture de Stein à laquelle Is dead nous convie, sans un moment de répit, une plongée dans la conscience des mots, dans une pensée intime, en acte, et qui nous est donnée dans une proximité telle que nous pouvons à notre tour l’habiter. Au début du film, la voix off raconte ce sentiment d’ « être devenu légende pendant le temps de l’enfance » : un visage de petite fille, ses grands yeux, les arbres et le ciel qui se bousculent, c’est si peu et, déjà, le voyage a commencé.

Gaël Lépingle

Le champ du bourreau

Bénéficiant à l’époque d’une couverture médiatique sans précédent pour ce type d’événement, le procès d’Adolph Eichmann, qui eut lieu à Jésuralem en 1961, fut intégralement enregistré en vidéo. Très peu d’images de ce considérable matériel audiovisuel furent utilisées par la suite, la majorité d’entre elles étant inaccessibles à la suite d’un imbroglio juridique opposant les Archives d’État d’Israël aux Archives de la Fondation Spielberg, responsables de leur entretien et de leur commercialisation. Seules quelques scènes sont donc connues, dont certaines – notamment l‘évanouissement d’un des survivants des camps au cours de son témoignage – accédèrent au statut d’images-symboles de ce procès. L’absence de telles séquences dans le film, ainsi que l’absence d’images montrant la réalité de l’horreur concentrationnaire, relève de l’évident parti pris des auteurs. Ils ont ici choisi de privilégier la responsabilité personnelle et politique d’un homme, plutôt que la dénonciation d’un système au moyen d’images au pouvoir émotionnel fort.

Leur point de vue est directement inspiré du livre d’Annah Harendt Eichmann à Jérusalem, et le reflet du visage de la philosophe, telle une figure tutélaire, apparait d’ailleurs dans la vitre de la cage de verre isolant le criminel nazi. Ce livre, où était développé la notion de banalité du mal, avait soulevée une vive controverse, autant par le ton employé, dénué d’affect, que par la mise en relief, à travers le rôle des Conseils Juifs, de la « collaboration » de certains Juifs à l’extermination de leur semblable. Ce point est évoqué dans Un spécialiste mais le propos du film se situe ailleurs, dans la mise en perspective de la représentation qui était donnée d’Eichmann par la philosophe. Une représentation également source de polémique, celui-ci n’apparaissant pas comme le « fauve dans la jungle » décrit par le procureur général Hausner, mais plutôt comme un quelconque bureaucrate sans envergure. Or, en centrant leur film sur le responsable nazi, ne conservant des témoignages de victimes que ceux directement en rapport avec lui, c’est bien cette image d’un fonctionnaire à la personnalité insignifiante que Brauman et Sivan nous donnent à voir. Mais un fonctionnaire dont la moindre signature signifiait l’arrêt de mort de milliers de personnes. C’est ce crime administratif exécuté sans état d’âme par un homme « tranquille et obéissant », tel qu’il se définit lui-même, qui est proprement terrifiant.

Le traitement d’un sujet est affaire de regard et aujourd’hui comme hier celui que l’on pose sur la Shoah ne laisse jamais indifférent. Privilégier le discours du bourreau, c’est faire le choix de mettre en évidence ses mécanismes de fonctionnement dans ce qu’ils ont de récurrents chez ce type d’individu, et cela par delà les frontières et les époques. L’emploi de l’article indéfini « un » dans le titre du film n’est que la traduction grammaticale de cet angle d’approche. Une telle démarche a pour corollaire de récuser l’idée de la « radicale singularité » du génocide juif pour considérer celui-ci dans ce qu’il a de plus universel, à savoir d’être avant tout un crime contre l’humanité.

Loin cependant de banaliser cette tragédie, cette position l’inscrit au contraire dans une actualité qui nous rappelle que ce type de crime a toujours un caractère monstrueusement extra-ordinaire. C’est là aussi une des raisons du devoir de mémoire, le refus de l’oubli n’ayant de sens que dans sa relation au temps présent. La dernière image du film, où l’utilisation de la couleur jette un pont à travers le temps, n’a pas d’autre signification. On y voit Eichmann en train de nous regarder tranquillement, assis derrière un bureau qu’il semble n’avoir jamais quitté.

En le « libérant » d’une cage de verre qui le figeait dans une période bien particulière, Brauman et Sivan nous le rendent terriblement proche et nous interroge par là même sur notre propre présent.

Lorsque le procureur général lui demande s’il se considère coupable de complicité dans le meurtre de millions de Juifs, Eichmann élude le problème de sa responsabilité en répondant que les regrets sont inutiles et que « l’important, c’est de trouver les moyens, à l’avenir, d’empêcher que de tels événements soient possibles ». Puis il ajoute qu’il a l’intention d’écrire un livre dans ce but. Un livre, Brauman et Sivan en ont eux publié un, sorte de hors-champ au film où ils développent les enjeux et le contexte du procès, ainsi que le sens de leur démarche. Et à la question de comment prévenir de telles horreurs, le titre de cet essai amène un début de réponse : Éloge de la désobéissance. N’en déplaise à tous les « Eichmann » de la terre.

Francis Laborie