Le télescope de l’invisible

Quelques morceaux choisis de la Recherche… et une collection de photographies de Proust ; Pierre Larcher, heureux habitant d’Illiers, où Marcel enfant passait ses vacances, et Céleste Albaret, servante et confidente de l’écrivain à la fin de sa vie ; Cabourg où il se rendait pour profiter de cette station balnéaire à la mode en 1900, et Venise où il séjourna trois semaines et engrangea moult notes qui resurgiront dans Albertine disparue… À seulement énumérer la matière documentaire de ce film produit pour la télévision et diffusé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur, l’on raterait à coup sûr son intérêt et sa beauté. Dans Proust, l’art et la douleur, Guy Gilles élabore un autre projet que celui d’un « docu pédago » sur le petit Marcel. Quelques figures centrales de la vie amoureuse et littéraire de Proust, comme Reynaldo Hahn, ne sont d’ailleurs qu’évoquées ; quelques faits sont erronés (le rituel du baiser du soir qui ouvre Swann et que Pierre Larcher prend plaisir à situer à Illiers se déroulait en fait dans la maison familiale d’Auteuil ; en 1900, le père de Proust n’était pas avec son fils à Venise…).

En faisant de l’acteur récurrent de ses œuvres de fiction, Patrick Jouané, le personnage principal de son documentaire, Guy Gilles livre avant tout un récit crescendo sur la transmission et l’émancipation artistiques. Ni intervieweur faussement absent des reportages télévisés, ni substitut muet du spectateur, ni transposition métaphorique de Proust, Jouané est ici un personnage à part entière de l’œuvre de Guy Gilles. De passage à Venise, un homme, incarné par Jouané, médite sur Proust. L’étalement du tournage sur plusieurs années (1967-1971) permet à Gilles de suivre le parcours de remémoration enclenché par son « visiteur » : les gros plans du visage de Jouané enfantent les séquences conçues comme autant de traces mémorielles des visites que l’acteur a rendues à Larcher et Albaret, de ses immersions dans les lieux proustiens…

« Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond, c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour » explique Proust dans Contre Sainte-Beuve. Alors seulement, pense-t-il, l’artiste peut devenir lui-même, et du plus singulier, transfiguré par un style, faire œuvre universelle. Tout se passe comme si Guy Gilles reprenait ici ce chemin de la création. Objets cadrés et recadrés selon des angles différents, point de vue changeant sur les choses et les êtres qui changent, longs plans sur les visages détournés, tropisme des reflets, des miroirs et des fenêtres… : le style est bien dès le départ celui de Guy Gilles – caméra de l’introspection, télescope de l’invisible. Mais sa mise en scène semble comme corsetée par la figure de Proust. Puis, face à l’évocation de l’univers proustien, s’affirme peu à peu l’autonomie du « visiteur » : sous la voix d’Emmanuelle Riva lisant des extraits de la Recherche, se font plus présents les plans de Jouané rêvant, réfléchissant, scrutant, marchant…

Dans le dernier quart du documentaire, Gilles place un point de basculement qui lui permet d’émanciper tout à fait son film de la figure du maître. Dans une classe de Français du lycée Marcel Proust d’Illiers, Gilles suscite chez les élèves des comparaisons entre les descriptions de leur ville – sous les traits de Combray – dans Swann et leur propre ressenti. Nonchalance et rougissements, les lycéens réinscrivent alors dans le temps présent ce film travaillé jusque-là par le passé et par l’évanescence des êtres et des choses. Les derniers témoins de la vie de Proust peuvent bien quitter cette vallée de larmes, les maisons qu’il a habitées peuvent bien sombrer, les aubépines qu’il a tant aimées peuvent bien faner, son œuvre, elle, continue d’être lue et de toucher juste. Dans le reflet d’une vitrine, caméra à l’épaule, Guy Gilles se filme en train de filmer Patrick Jouané : son style est libéré, de nouveaux personnages prennent corps, comme la jeune Claudia abordée place Saint-Marc par Jouané sorti de sa méditation, ou ce jeune globe-trotter à la pipe qui lit un dépliant touristique de Cabourg. Gilles offre surtout ses scènes les plus personnelles, les plus intimes, dévoile ses sentiments pour son acteur en faisant dialoguer, en off, la passion du Narrateur pour Albertine avec, à l’image, les photographies de Jouané à diverses périodes de sa vie.

Bien sûr, l’important n’était pas seulement Proust mais aussi l’art et la douleur. Thèmes portés par Proust jusqu’à leur limite, mais qui ne lui appartiennent pas, thèmes creusés par Gilles au plus profond de lui-même et de ses œuvres : la souffrance du solitaire qui ne peut vivre seul, et l’art, en l’occurrence le cinéma, comme soustraction de l’être représenté (et aimé) à la loi du temps. Si Proust, l’art et la douleur touche autant, c’est parce que Guy Gilles s’y dévoile dans chaque plan, chaque séquence, jusque dans les dernières minutes « sans fin » d’une extase de mémoire.

Sébastien Galceran

Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. Pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique.

Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Entretien avec Simone Bitton

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

Il y a d’abord le fait de filmer dans une zone militarisée, mais je ne veux pas me plaindre de cela, de mon petit danger de cinéaste qui va filmer en Israël et Palestine, ce serait absolument obscène. Il y a, bien-sûr, des contraintes inhérentes au fait de s’approcher d’un conflit, d’une organisation militaire. Mais ce n’est tellement pas comparable à ce que subit le peuple palestinien en étant privé de ses terres, ou le peuple israélien qui est privé d’une partie de ses horizons. Bien sûr, moi aussi j’ai peur de sauter dans un bus quand je vais à Jérusalem, mais je ne veux pas parler de cela, ce n’est pas mon propos. Je préfère parler de politique en m’approchant des gens et des sensations.

Du point de vue administratif, l’entretien avec Amos Yaron, le Directeur général du ministère de la Défense israélien, était très cadré : les questions devaient lui être communiquées à l’avance, je disposais de tout juste vingt minutes et il fallait qu’un drapeau israélien apparaisse dans le cadre… Une fonctionnaire est même allée contrôler avant que l’interview ne commence. Enfin, il y a le fait que le conflit du Proche-Orient est la guerre la plus médiatisée au monde. Les gens sont habitués à voir des caméras, ils sont souvent disposés à parler mais ils se demandent d’où ces caméras viennent avant de répondre Et puis, le spectateur est tout saut une page vierge sur ce sujet. Avant de voir mon film, il a été abreuvé d’un nombre incalculable d’images, d’informations.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Vis-à-vis d’Amos Yaron, j’ai fait comme Berzosa : j’ai fait ce que j’avais envie de faire, j’y suis allée et je me suis dit : « si c’est un facho, il va répondre comme un facho ». Je lui ai posé des questions techniques, et je l’ai écouté me répondre, longuement. Dans le film, j’ai gardé de nombreux passages de cet entretien, que je n’ai ni « coupaillés », ni manipulés. Il faut écouter la parole des hommes de pouvoir, l’entendre dans son temps, même et surtout si ce sont des hommes qui mettent en œuvre un projet destructeur.

Face aux soldats, face aux personnes interviewées, j’ai joué de mon côté hybride. Par exemple, en tant qu’Israélienne, je n’avais pas le droit de me trouver devant le tombeau de Rachel à Bethlehem. Pour filmer en temps réel ces pèlerins qui descendent d’un car et pénètrent dans le tombeau comme on entre dans un bunker, avec ce soldat montant la garde, j’ai dû m’exprimer en anglais. Ainsi, les militaires ont cru que j’étais française et m’ont laissée tourner. Dans les autres entretiens, je parlais tantôt en arabe, tantôt en hébreu, parfois en anglais ou en français, selon mon interlocuteur. On me voit moi, à la fois juive et arabe, israélienne et française, coupée en deux.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Pour moi, il était important de donner à voir le mur au moment historique où il était en train de s’édifier ; de laisser une trace de ce qu’il a fait disparaître – image de l’autre, nature, paysages, matière sonore… C’est là que réside, à mon avis, une des grandes ambitions que l’on peut assigner au cinéma. Mais je l’ai fait en prenant le temps, afin de rendre le mur visible ; ce qu’échoue à faire la profusion d’images médiatiques, qui s’attarde plus sur les lois que sur les sentiments. Paradoxalement, le travail de ma subjectivité arrive à poser le mur en tant qu’objet.

Je pense que le XXI° siècle sera celui des murs, concrets ou symboliques : accords de Schengen, frontière entre le Mexique et les États-Unis, entre Israël et la Cisjordanie… Partout le fort a peur et se protège du faible, alors que le faible tente par tous les moyens de rejoindre le monde des puissants. En cinéma, cela a donné naissance non plus à des road movies – films où l’on se promène le long d’une ligne qui va vers l’autre –, mais à des wall movies – films comme celui de Chantal Akerman ou le mien, où l’on suit une limite qui nous enferme.

En France, le film sera distribué en salles à partir du 21 octobre mais il n’a pour l’heure trouvé qu’un seul diffuseur : TV5. Je pense que le temps donné dans le film pour considérer et s’imprégner du mur fait peur aux chaînes « grand public »… Toutefois, tout près de Jérusalem en Cisjordanie, à l’initiative du Festival du cinéma palestinien de Ramallah, nous avons pu le projeter il y a trois semaines sur le mur lui-même, dans le faubourg d’Abou Dis.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Benjamin Bibas

Chronique lussassoise

La navette pour Montélimar filait sur la route. Jérôme se redressa sur son siège. Les champs de luzerne, de poiriers, les vignes alentours formaient comme chaque année la dernière image de Lussas qui s’imprimerait en lui.

Pourtant des images, ce n’était pas ce qui manquait. Les réveils sous la tente à l’aurore, le ciel foudroyé, les hordes de campeurs rassemblés comme des réfugiés, les courses nocturnes sous le déluge pour trouver une salle pouvant projeter un film…

Devant lui, deux passagers masochistes en rajoutaient encore :

– C’est bien simple, ils sont maudits. Il y a deux ans, c’étaient les émeutes à l’entrée des salles. L’année dernière, l’état d’urgence occupait tous les esprits. Et maintenant, c’est la noyade !

Jérôme tenta mentalement de compter le nombre de films qu’il avait vu en une seule fois, sans interruption. Il y avait eu davantage de films entre les pauses que de pauses entre les films. Au moins on avait pu parler avec ses voisins, diverger sur Peippo, plébisciter Krier, causer Castro et météo. Devant lui, ça continuait :

– Entre les déprogrammations de films projetés quand même et finalement non mais si plus tard, entre les annulations en direct et les projections surprise, c’était un peu Fort Boyard, non ? On aurait dû organiser un grand jeu-concours : « Trouve ton film », avec des médailles à gagner.

Jérôme détourna les yeux vers la vallée. Voilà. Paris, bientôt, dans quelques heures. Retrouver le monde quotidien… mais poursuivre, encore, bien sûr, les conversations sur les films ; en dégager des pistes personnelles et intellectuelles, en tâchant bien de ne pas séparer ces deux dimensions.

Car s’il y avait une question chère à son cœur, c’était toujours celle-ci : d’où parle-t-on ? Vieille antienne qui courait depuis Mathusalem, comme le furet des chansons d’enfance…

Les idées se précisaient, Jérôme aurait voulu pouvoir les dire à Franck ainsi : cette histoire de générations, qui l’obsédait. La façon dont les gens de leur âge s’étaient incorporés le discours de leurs aînés, alors qu’il ne correspondait pas à leur historicité de spectateur, de citoyen, d’adolescent. Jérôme ferma les yeux, imagina la scène, chez lui, autour d’un verre :

– Il y a de multiples raisons à cela, mais on peut imaginer que cela tourne autour d’une transmission verticale et institutionnalisée. Jamais le cinéma n’a été autant enseigné, jamais il n’a fait l’objet d’autant de débats, colloques et séminaires. C’est passionnant, mais il ne faut pas lâcher sur le sens que ça a pour chacun. Les enjeux de représentation du monde ne sont plus les mêmes…

– Alors au travail !

… répondit Franck, imaginairement. Car Jérôme s’était endormi, bercé par la route et par ses doux soucis.

Gaël Lépingle

La résistance à flot

L’école syrienne du village d’el-Machi où Amiralay tourne une grande partie de Déluge au pays du Baas est au premier abord un lieu en creux : pas de bousculade dans les couloirs, ils sont vides ; pas de dessin sur les murs, ils sont nus, pas de chahut parmi les élèves assis en classe, ils lèvent la main pour demander la parole. Les plans fixes du réalisateur sur la vacuité de l’espace (décoré, il est vrai, de photographies officielles du président) rendent compte de l’ordonnancement rigoriste de l’établissement. Tout est dit par le directeur de l’école : impressionné par un voyage en Corée du Nord, le président syrien Hafez el-Assad (1930-2000) a importé dans son pays quelques grands principes d’éducation.

Filmer l’école-caserne, c’est filmer la contrainte sociale en train de s’imposer. Comme les sociologues qui contestent la théorie iconologique et qui s’attachent à l’œuvre se faisant, au modus operandi, plutôt qu’à l’opus operatum, l’œuvre achevée, Amiralay se rend là où le petit d’homme se façonne. Pour rendre compte d’une contrainte sociale, il faut, avant de la juger, la comprendre, la prendre avec soi, la faire sienne. Dans son film, la hiérarchie est respectée : d’abord, le chef de tribu Diab el-Machi, également le plus vieux député syrien (qui fait les lois et les principes), ensuite son neveu Khalaf el-Machi, responsable de la section du parti et directeur de l’école (qui les applique) et les enseignants (qui les enseignent), enfin les enfants (qui les répètent d’une seule voix). « Baas, avant-gardes, Baas ! »

Lieu ordonné, hiérarchie respectée, mais aussi vérité révélée : la mise en scène frontale des entretiens (soit le député, debout dans un jet de lumière surréelle, soit le directeur d’école, dont le visage au premier plan s’impose à l’écran), l’absence de questions qui fâchent de la part de l’interviewer, la leçon de l’enseignant sur l’Euphrate, langue de bois politique tirée du manuel scolaire et répétée mécaniquement par la classe entière, tout est fait pour exposer le binaire d’un discours idéologique (forcément manichéen) qui exclut le tiers. Sans aucune envolée démonstrative ou donneuse de leçon, le faisceau de contraintes qui enserrent l’individu apparaît dès lors dans toute sa crudité, à grande échelle, celle d’une éducation « nationale, arabe et socialiste ».

Et pourtant, Déluge au pays du Baas n’est pas un réquisitoire, même ironique. Il correspond à une idée bien plus haute du cinéma. Parce qu’Amiralay a retenu la leçon.

Celle de 1970, année où il sacrifiait lui-même le cinéma sur l’autel des idéologies : comme il le rappelle en voix off, il avait alors tourné un court-métrage à la gloire des barrages que Hafez el-Assad avait fait édifier sur l’Euphrate… pour mettre le fleuve « à l’école de la Révolution ». 1970, année où il croyait encore sincèrement à la « politique de modernisation » de son pays. Entraperçues au début de Déluge…, les images de ce « film de jeunesse » sont minuscules sur l’écran, comme si elles n’avaient plus droit de figurer plein cadre. Une « erreur de jeunesse », regrette Amiralay, déshabillé aujourd’hui de l’emprise dogmatique.

Dès lors, le réalisateur syrien, installé en France depuis les années 1980, s’interdit d’enfermer les personnages filmés dans la caricature d’eux-mêmes ; les poussières qui enrayent les machines les mieux huilées, les résistances, même infimes, au rétrécissement des consciences affleurent dans son film : les élèves oublient (mal)adroitement une partie des louanges à adresser aux dirigeants, certains inconscients laissent (mal)heureusement échapper des lapsus (société « unique » au lieu d’« unifiée »), le député souligne (in)opportunément qu’il défend « les paysans et les pauvres » au Parlement, alors que son éloge du « bâtisseur de la civilisation arabe », du « regretté président », bref du « père du peuple » était là pour faire croire à un pays idyllique, la « scène des cartons d’ordinateurs en souffrance » que le directeur accepte, (dés)enchanté, de jouer (il sort théâtralement de la pièce après son laïus)… De même la « parabole du chat », enseignée, à la fin du film, par le maître, souligne que, malgré toutes les réductions de sens que les pouvoirs autoritaires souhaiteraient opérer, et les mots (« liberté », « démocratie », « socialisme »…) et les phrases et les contes restent polysémiques.

Voilà pourquoi Amiralay est venu à el-Machir : certes pour rendre compte des conséquences catastrophiques de ce barrage dont il a vanté les mérites (le paysan de l’Euphrate, gardien de la mémoire du fleuve, qui introduit et clôt le film, figure la dette d’Amiralay à ce lieu, la mauvaise conscience qui l’habite, une mise en garde permanente contre toute propagande), certes également pour mettre au jour les rouages mortifères d’un pouvoir autoritaire et son emprise durable (comme hier son père, Bachar el-Assad règne aujourd’hui) sur les hommes. Mais surtout pour mesurer, dirait-on, la force du cinéma débarrassé d’un déluge d’œillères.

Sébastien Galceran

La bonne compagnie

Bobadilla est un village construit à côté d’une gare, grossi par le besoin de main d’œuvre du chemin de fer en développement. Une gare de passage, au milieu d’une vaste plaine, un village sans attraits apparents. C’est le hasard qui y a amené Carlos Alvarez lors d’un voyage. La réussite d’un voyage tient à la transformation des hasards en rencontres, lorsque l’anecdote n’est plus une fin mais un début. Ses retours à Bobadilla n’ont plus à voir avec le hasard, il a désormais fait connaissance avec le village, avec certains de ses habitants. C’est cette connaissance qu’il nous fait partager, il ne part pas à la recherche du village, il nous le présente de l’intérieur, depuis la place qu’il y occupe déjà.

Sa présence amicale, bienveillante est déjà sensible dans la voix off. Dans ses cadres soignés et composés, ses compagnons de rencontre s’inscrivent plus accueillis qu’encadrés. Lui-même y entrera lorsque la discussion le concernera. Les entretiens avec Antonio le chevrier, avec le chef de gare, ou Consuela l’amie disparue, avec qui il a tissé ce lien de la présence acceptée et respectueuse, sont des moments partagés. Plus que des portraits, ce sont des qualités de rencontre qui se révèlent. Certains évoquent leur enfance, la misère d’avant, le temps où le chemin de fer en pleine expansion faisait travailler beaucoup de monde, et puis le retour du chômage avec les progrès techniques, histoires dans l’Histoire. Et il y a le canteor qui évoque à gorge généreuse la vie du village, transcendant par le chant ce que la parole ne pourrait si simplement dire.

Ne poursuivant pas de but monographique, Alvarez nous donne à voir un paysage affectif de Bobadilla. Avec ce décor, qui pourrait être celui d’un film de Sergio Leone, le cadre allongé contribue à donner l’impression que Bobadilla est un village de western, mais dans un ouest inachevé où la conquête aurait été suspendue, le mythe brisé, le temps arrêté, l’espace cerné. Le film suit une géographie dictée par les pérégrinations d’Antonio et de son troupeau autour du village. Perpétuelles circonvolutions, coupant sans cesse cette voie ferrée qui a dû amener autant de personnes aux premiers temps qu’elle a dû en emmener plus tard. Mais on ne parle pas de ceux qui sont partis.

Pour ceux qui restent, la ligne de chemin de fer est cette ligne entre passé et futur, presque sans épaisseur ni profondeur, où le présent a peu d’espace pour s’installer. Le village semble en suspens, dans un temps un peu flottant entre passé et futur. Le passé et ses traumatismes mal soignés est toujours là, comme la vieille usine d’huile d’olive fermée depuis trop longtemps et dont il semble qu’il n’y ait plus rien à attendre. Le futur qui se refuse, ses promesses non tenues, avec sa modernité par trop fuyante qui crée du chômage plutôt que des emplois, comme la nouvelle usine de ciment, posée comme un vaisseau spatial, inaccessible.

Mais il n’y a pas de désespoir et Carlos Alvarez, qui a trouvé à Bobadilla un lieu d’enracinement, peut réaliser, avec les habitants du village, l’émouvante reconstitution d’une scène fondatrice du cinéma. Comme le canteor offre son chant, il fait ce cadeau de cinéma. Ce plan simple, intemporel, à la lumineuse richesse, d’une sortie d’usine, celle fermée depuis la guerre civile, est à la fois un possible, un souhait, une mémoire. Un cinéma pour que le présent prenne corps.

Boris Mélinand

Le Spleen de paris

« Quel est celui de nous qui n’a pas, en ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »

Ainsi Baudelaire, en introduction au Spleen de Paris, décrivait-il son entreprise poétique : dresser le portrait d’une ville, de ses rues, de ses foules, de ses passantes entrevues fugitivement et dans le regard desquelles étincelleraient des promesses d’amour aussitôt perdues, et dans le même mouvement, grâce à cette fréquentation exacerbée des flux de la grande ville, inventer une forme d’écriture inédite, celle même des mouvements intérieurs de la conscience. Les films de Guy Gilles apparaissent comme un puissant écho cinématographique au projet baudelairien. Cinéaste topographe, Guy Gilles, de documentaires en fictions, du court au long métrage, semble ne filmer obsessionnellement qu’un seul et même film, où un lieu réel – Paris – devient, par le montage fragmenté, découpé en blocs d’immobilité, et par la puissance litanique de la voix off, un pur espace mental. Dresser le portrait de la ville revient à arpenter un territoire intérieur, se promener dans ses rues revient à errer sans fin en un labyrinthe mnésique, retomber toujours sur le visage d’une vieille femme fardée d’un mauve faisandé (Absences répétées) revient à dévisager une obsession morbide, celle du temps qui passe et de la mort qui vient.

La topographie de cet espace mental est rigoureuse, construite selon un montage et des motifs récurrents : dans Côté court côté champ comme dans Absences répétées, des plans fixes des rues de Paris où la foule anonyme des passants semble un lent défilé de somnambules flottants (« Que regardent-ils ? – À quoi rêvent-ils ? »), alternent avec des plans fixes et longs de jeunes garçons ou de jeunes filles aux beaux visages mutiques, regardant fixement la caméra, sortes d’anges qui semblent les seuls survivants dans la ville de pierre. Dans un Paris filmé comme une ville fantôme, la caméra de Guy Gilles s’attache à enregistrer les lieux vides, pareils à des ruines, hantés par des « traces », des « signes » : le jardin des Tuileries, dans le film éponyme, est « une île ouverte sur la ville » mais une île déserte, qu’un homme regarde de loin, à travers le grillage qui semble enclore le jardin comme le lieu interdit d’une catastrophe ancienne. Le guignol vide, les chaises vides, le gant perdu sont autant de vestiges qui témoignent de gestes de vie, disparus dans un temps englouti ; et le regard de la caméra qui se pose sur eux, seul œil à pénétrer dans cette zone abandonnée, semble appartenir à une temporalité suspendue, un temps mort.

Les films de Guy Gilles installent cette étrange temporalité, sans événement, atone, étale, produisant des perceptions ambiguës : douce rêverie, vague et aléatoire, ramenant à soi les images comme autant de fragments de mémoire (Ciné-Bijou, Les Cafés de Paris…) ; angoisse d’un présent impossible à saisir, où tout moment vécu devient immédiatement souvenir. Dans Absences répétées, François semble mourir de ces absences au présent, de ce que tout « file » sans jamais tenir, la drogue étant alors peut-être pour lui la tentative désespérée non pas de la fuite, mais au contraire de la « fixation » du présent, d’une image du présent.

Dans Ciné-Bijou, Guy Gilles fait le portrait d’un tombeau de mémoire, un lieu presque en ruine, mais qui garde en lui le temps passé et réanime les souvenirs, les images mortes. D’abord apparemment banal, le cinéma – plus exactement l’avant-salle, arpentée par les spectateurs, où sont affichées les visages des stars – devient au fur et à mesure de ce court film, un lieu de transfiguration où le réel se confond, s’incruste littéralement au fantasme : dans ce boudoir de lumière et d’ombre aux murs tapissés d’affiches et de grands miroirs, un enfant caresse les images de papier, embrasse le visage d’un acteur. Le profil de l’enfant se découpe en silhouette contre le profil du visage photographié, dans les miroirs son reflet côtoie celui des icônes figées. Réifié par l’immobilité et le silence, le corps vivant s’amalgame au décor ; rassemblés en un même reflet, territoire commun, le visage du rêveur et le visage rêvé ne sont plus qu’une seule et unique image.

Safia Benhaïm

Les liens du sang

Malgré des prémices peu engageantes sur lesquelles plane l’ombre dévorante de la télévision (ballet aquatique de dauphins et couchers de soleil carte postale), La peau trouée est une épopée humaine et cinématographique hautement captivante. Passé les premiers plans d’ouverture, ce que l’on pressentait comme un reportage de plus sur la pêche en haute mer – avec commentaire obligé sur l’état des forces économiques, juridiques et écologiques en présence – s’avère en fait une fausse piste. En effet, le beau film de Julien Samani, au titre énigmatique, ne s’intéresse pas aux lois élaborées à Bruxelles ou ailleurs qui fixent les différents moratoires, quotas ou autres sanctuaires marins. Pas plus qu’il ne dresse le portrait d’une catégorie socio-professionnelle au bord de l’épuisement, ni ne milite en faveur de la protection d’espèces en voie d’extinction. Autant de « sujets » certes d’importance, mais largement balisés par les grands médias de l’audiovisuel ou de la presse écrite. De fait, La peau trouée est une aventure sensible d’une tout autre envergure. Tendu vers un unique objectif, une pêche sanglante, le film est un document rare sur une forme de vie enracinée dans des temps immémoriaux.

Embarqué pendant quinze jours avec cinq pêcheurs de requins-taupes au large de la mer d’Irlande, Julien Samani enregistre des gestes séculaires qui visent à la féroce mise à mort de dizaines d’énormes poissons. Conçu comme un triptyque, le voyage auquel nous sommes conviés démarre sur un rythme léger. Manger, prendre le quart, dormir, scruter le ciel, rester en contact radio, préparer les appâts, jeter les filets : autant d’actes de la vie quotidienne à bord d’un bateau mais effectués, paradoxalement, dans un quasi mutisme.

Si dans notre monde résolument dévolu au bavardage de la communication ce resserrement de la parole peut dérouter, il est en revanche l’une des clés du film. Cette pénurie de mots ouvre indéniablement un vaste champ de possibles pour le cinéma, qui ne passe plus seulement par l’information verbale ou l’injonction. Il faut donc lâcher prise. Abandonner un certain nombre de repères pour s’attarder sur les visages de ces marins taiseux qui brûlent de leur présence la pellicule. Sans se douter que la mort à venir git déjà dans les sourires complices à peine esquissés, ou les regards, exceptionnellement « caméra », comme si celle-ci s’était peu à peu éclipsée.

C’est pourtant par un cri puissant (« Fish ! ») que le film, rompant avec son rythme nonchalant, bascule brusquement dans une dimension archaïque pour le moins imprévisible. Une fois la présence des poissons avérée, le moment de la pêche proprement dite vire au rituel primitif. Se penchant dangereusement au-dessus du bastingage, harponnant, à l’aide de puissants crochets et à une cadence infernale, les proies emprisonnées dans les mailles du filet, les hommes transforment la parcelle d’eau de mer sur laquelle ils opèrent en un champ de bataille sanguinolent. En transes, comme possédé par la tâche à accomplir, l’équipage œuvre sans discontinuer dans le bruit assourdissant des machines, et c’est le cœur parfois bien accroché que l’on assiste à la métamorphose de la cale du bateau en salle mortuaire.

Serait-ce la violence convulsive de ces étranges créatures marines ? La construction d’un climax parfaitement dominé (avec progression graduelle, acmé et retour à la normale) ? La captation instinctive d’un climat sacrificiel au voisinage des écrits théoriques de Georges Bataille ou des crucifixions colorées de Francis Bacon ? Toujours est-il qu’une obscure tension érotique travaille ces images. Car c’est le propre des grands récits cinématographiques, notamment, que d’échapper à la raison et à la volonté de maîtrise de leur créateur. Une perte, souvent décisive, pour que le cinéma s’ouvre à une pluralité de lectures ou de sensations. Et que le spectateur soit (at)tiré vers des zones plus sombres de la psyché où la complexité des expériences humaines s’exprime sur un autre mode, ici ésotérique.

Engagé dans une recherche forcément insensée et dérisoire, Julien Samani renoue sobrement avec la grande tradition du cinéma direct. Ses images, ce qui n’est pas rien du point de vue de la transmission de l’art cinématographique, en convoquent d’autres. Les épopées lyriques et poignantes de l’Italien Vittorio de Seta, ou les films (estampillés Office National du Film) des Québécois Michel Brault et Pierre Perrault, recueils fascinants sur la pêche traditionnelle au large de la Sicile (Contadini del mare, 1955) ou dans le fleuve Saint-Laurent (Pour la suite du monde, 1963). Sans aucune concessions au folklore, avec pour seuls commentaires sonores la clameur des hommes, le tumulte des flots et le bruit des machines, La peau trouée s’inscrit à son tour dans une mémoire qui lie le geste à la technique.

Éric Vidal

Particules inséparables

Comment ne pas condamner le gouvernement israélien ? Comment ne pas soupçonner le transfert forcé de population – modalité internationalement reconnue de crime contre l’humanité – lorsqu’un village entier est coupé de ses terres fertiles ? Comment même ne pas craindre une forme de génocide, dès lors que la malnutrition infantile fait son apparition dans les territoires occupés les plus isolés 1 ? Ces préoccupations, prégnantes depuis l’accession d’Ariel Sharon au poste de Premier ministre en février 2001, ont été avivées par la construction dès juin 2002 de la « clôture de sécurité » par laquelle Israël entend se séparer des Palestiniens et se protéger du terrorisme venu de Cisjordanie. Une clôture alternant des portions en béton de huit mètres de haut et des tronçons de barbelés, clôture qui fut condamnée en juillet par la Cour internationale de justice de La Haye.

Dans son film Mur, grand prix du dernier Festival international du Documentaire de Marseille, Simone Bitton enquête sur l’érection de cette barrière. Mais pour elle, il ne s’agit pas tant de condamner moralement un projet que de rendre compte en détails de son avancée. L’ouvrage, d’abord, frappe par son immensité : travellings interminables sur une barrière qui s’étire à l’horizon, plans rapprochés sur des blocs de béton trop grands et trop lourds pour les ouvriers qui les manipulent, coût moyen de deux millions de dollars par kilomètre édifié… Il choque ensuite par la violence qu’il déploie : violence faite à une terre pourtant sacralisée, avec des milliers de mètres cubes de champs retournés ; violence subie par les Palestiniens de Cisjordanie, spoliés de leurs vergers et surveillés depuis des miradors ou des hélicoptères de combat ; violence infligée également aux Israéliens, rendus aveugles par cette clôture opaque.

La progression de l’ouvrage est lente, mais certaine. Déplacés par une grue dont le rouage tourne de façon inquiétante, les pans de mur filmés en plan fixe viennent inéluctablement obstruer la totalité de l’écran. Il y a pourtant une faille dans ce Mur, une insondable fragilité. Une incapacité, malgré le gigantisme des moyens déployés, à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. L’obstination des Cisjordaniens à franchir l’obstacle de béton pour aller travailler ou rendre visite à leurs proches, la dérisoire facilité avec laquelle un Palestinien traverse un rideau de barbelés, la gêne d’un vieil Israélien d’origine irakienne avouant qu’il se sentait mieux dans son pays natal, la honte d’un enfant israélien refusant que sa mère parle arabe à la maison… Autant de traits qui révèlent l’impossibilité d’une séparation unilatérale par le mur et pointent son inefficacité en termes de sécurité.

Car de part et d’autre de ces stèles en béton, la vie poursuit son cours et les corps se déplacent, dégagés de tout asservissement. Côté israélien, les enfants dessinent sur le mur ; côté cisjordanien, les Palestiniens s’appuient sur lui pour fonder leur résistance. Gros plans sur ces mains qui à travers les barbelés se rejoignent et s’aident à passer, peu importe la peine, peu importe la durée. Peu importe aussi l’attitude solennelle qu’affiche Amos Yaron, Directeur général du ministère de la Défense, dont les contre-sens politiques donnent envie de s’agiter. C’est ici que réside la puissance de Mur : rendre civil, inlassablement mobile et audacieux. À la fin du film, le mur lui-même s’est transformé. Il n’est plus seulement une offense ; il est réapproprié, comme le montre cette scène où une femme le caresse de la paume : geste qui renvoie immédiatement à un autre mur disputé, façon de suggérer que la matière ne peut rien séparer.

« La perception morale des Israéliens n’a rien à faire de commissions d’enquête, de tribunaux internationaux » formulait l’historien Ilan Greilsammer il y a déjà dix ans, insistant sur la priorité morale absolue que constitue pour les Israéliens la sécurité de leur nation. Simone Bitton en prend acte, et si elle s’attaque au mur, c’est davantage pour démontrer son absurdité que son immoralité. À l’instar d’autres films récemment primés, Mur trouve sa valeur cinématographique non tant dans sa beauté – pourtant saisissante – que dans son efficacité. C’est que, dans un monde où les valeurs fondatrices du droit international vacillent, il y a urgence à intervenir sur le réel autant qu’à le transcrire, il y a urgence à créer des objets aptes à susciter la mobilisation de toutes les personnes concernées. C’est ce que tente Mur, en proposant au spectateur un salutaire déplacement de sa faculté de juger.

Benjamin Bibas, avec Sophie Berdah

  1. Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948, Assemblée Générale de l’ONU), il y a génocide si un groupe national, ethnique ou religieux est soumis à certains actes allant du « meurtre des membres du groupe » à « la soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique », et s’il y a « intention de détruire » tout ou partie du groupe en question.

Chronique lussassoise

Il restait encore à Lussas une poignée de spectateurs aquatiques et volontaires, nageant d’une salle à l’autre comme des petits poissons. Le soir, ils se rassemblaient au Blue pour noyer leur fatigue.

Franck se fraya un chemin dans la foule jusqu’à la terrasse, et tendit à Jérôme un vieux numéro de l’Huma :

– J’ai pensé à toi. Tu peux lire, c’est une inter de Desplechin, ça répond pas mal à notre conversation d’hier.

Jérôme n’en était pas vraiment à son premier verre. Il rassembla ses forces et fronça les sourcils pour marquer sa concentration :

– Mmh : « Depuis l’invention de la machine par les frères Lumière, cela marche parce qu’il y a deux mondes, un très quotidien où l’on vit, qui fonctionne sur le mode de la déception, et un autre tout aussi réel où quelque chose doit être possible… Les gens ont du mal à apprendre, à désirer, ils ont été désappropriés de ce qui leur revenait de droit, ce qui nous avait été transmis par nos parents… Le cinéma présente des utopies qui ne sont pas modestes mais triviales, car il ne peut être autre chose que populaire ».

Bon. Jérôme releva les yeux. Son amie Céline dansait avec des garçons de l’accueil. Antoine était accoudé au comptoir, sans doute en train de défendre une nouvelle cause perdue. Étaient-ce les mojitos bus un peu trop vite pour fêter la fin de la sélection cubaine ? Tout se fondait dans un tourbillon, les éclats de voix, les T-shits Che Guevara, les apprentis caméramen en action, les images de la semaine…

– Alors qu’est-ce que t’en penses ? demanda Franck.

– Oui, bien sûr, mais c’est un cinéaste de fiction.

– Et alors ? Il ne devrait pas y avoir de différence, tu ne crois pas ?

– Je ne sais pas, je ne crois plus grand-chose, dit Jérôme, de plus en plus saoul.

Tiens, regarde, moi qui déteste les gens qui disent « je », qui livrent leur histoire intime en voix off, déballent le paquet, les couilles et l’intérieur. Après je me demande toujours comment ils peuvent se trimbaler éhontément dans les rues de Lussas… Ben trois des plus belles émotions de la semaine, ça tenait sur, ou avec, ce « je » : Promenades entre chien et loup, Après et Bobadilla…

– Ben ouais, faut se métier des convictions trop fermes. Moi aussi Promenades c’est tout ce qui m’emmerde, la meuf qui va soigner son trauma familial en faisant un voyage « au pays de ses racines ». Ça devient un genre en soi. Mais là c’est miraculeux, elle réussit à traverser l’Histoire de son pays comme on est bien en peine de le faire ici. Chez nous, la commémoration le prend toujours sur la mémoire.

C’était un peu trop pour Jérôme, qui avait des remontées de mojitos de plus en plus alarmantes. La nuit était belle, les étoiles tapissaient le ciel comme dans un planétarium.

– Ça va Jérôme ?

Jérôme agrippa la rambarde. Fixant la voûte étoilée, il pensa aux films de Guy Gilles, si fragiles, si méconnus. Des films comme ces étoiles, venant d’un autre temps, parvenant bien tard à destination mais brillant d’autant plus fort.

Il n’osa pas le dire.

Gaël Lépingle

Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. Pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Entretien avec Denis Gheerbrant

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

Même s’il a été tourné dans un pays de gouvernement totalitaire, Après est un film que j’ai fait dans la plus grande liberté qui m’ait jamais été donnée. Je n’avais pas de diffuseur, je travaillais seul, j’ai monté pendant un an, je me suis donné une simple et unique règle – aller comprendre et filmer le fait d’aller comprendre –, et rien ne m’a empêché de la tenir.

Mais certaines contraintes idéologiques ont été extrêmement pesantes. Faire un film sur le génocide rwandais, c’est ajouter une pierre dans un champ extrêmement balisé. Le génocide est associé à l’horreur. L’horreur mobilise une pulsion de jouissance qu’on peut appeler la compassion. Que faire de cette jouissance ? Comment la prendre en compte, non pas pour la satisfaire mais au contraire pour produire une connaissance qui nous fasse rencontrer l’autre ?

De plus, c’était la première fois que me rendais en Afrique subsaharienne. Or cela ajoute une contrainte formelle spécifique. Chaque film construit son spectateur. Celui-ci aborde le film avec un certain nombre de savoirs partiels ou de non-connaissances, d’attentes… Jusqu’Après, j’avais toujours travaillé sur la société française et, pour que mes films soient accessibles, je n’avais pas à construire un savoir pour le spectateur. Dans Après, pour que ce qui me parle puisse également être accessible à celui qui regarde le film, il a fallu que j’élabore un savoir à son adresse. Enfin, sur un tel sujet, je voulais éviter de travailler dans le cadre institutionnel, de faire un film humanitaire, un film d’ONG.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans la première séquence du film, en Allemagne, j’ai introduit le personnage d’Esther, qui participe de la culture européenne et de la culture rwandaise. Elle permet de faire le passage, d’appréhender la société rwandaise avec des mots qui font référence pour nous.

La manière dont je travaille m’empêche de filmer en-dehors de la relation. La relation, ou du moins l’empathie, c’est le fait de partager avec la personne filmée une même image du film qui est en train de se faire, bien qu’on ne le connaisse pas in fine. Ainsi Deo, mon compagnon lors du second voyage au Rwanda, marche dans ce projet : il se réapproprie ma volonté de comprendre. A contrario, l’entretien avec le génocidaire a été très difficile pour moi. J’avais du mal à construire un rapport à l’autre qui m’interdise l’empathie, et qui en même temps fasse référence à quelque chose que je peux entendre. Il faut bien qu’à un moment on partage une expérience du monde pour pouvoir s’entendre ; mais qui a envie de partager avec un génocidaire ?

Pour aller filmer la prison où les génocidaires sont incarcérés, j’ai bénéficié de la complicité d’Esther, qui m’a ouvert les portes des ministères concernés. Sinon, c’est très simple de filmer au Rwanda : Il suffit d’acheter un timbre à cent dollars pour obtenir l’autorisation. Faire un film en Afrique, c’est d’ailleurs mettre en œuvre un certain rapport à l’argent. La relation entre un Occidental et un Africain passe par là. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rapport, ni que vous achetez la personne que vous filmez. Par exemple, le génocidaire interviewé dans le film m’a demandé de l’argent. Après l’entretien, je lui ai donné une somme en cachette des geôliers. C’est aussi une logique de don et de contre-don. Humainement, même si je réprouve ce qu’il a fait, j’estime qu’il y a un tel déséquilibre économique que je suis obligé de le prendre en compte.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? A destination de quel public ?

Aujourd’hui, il y a une question concernant le peuple rwandais. Comment peut-il se reconstruire à partir de ce qui s’est passé ? Le génocide a créé une rupture ethnique qui est beaucoup plus violente qu’avant, et le régime actuel est dans une dénégation systématique de cet état de fait. Aller filmer dans ce pays n’a de sens que pour le constituer à nos yeux en tant que peuple et non en tant que victime, en tant qu’autre et non en tant qu’étranger.

Ce n’est pas pour rien que le film s’appelle Après : c’est un film sur la question du temps, le temps du deuil, de comprendre, de découvrir, d’appréhender. Par exemple, quand je filme la danse des enfants, il y a d’abord les enfants à l’écran et ensuite l’explication de leur danse. Deo me disait : « Denis, tu viens de voir quelque chose, je vais t’expliquer ce que tu viens de voir ». Tout le film s’est donc construit dans cette dialectique entre je vois, je comprends… Le travail au montage de ma voix off ne devait jamais précéder l’expérience sensible. Car la connaissance se nourrit de l’expérience sensible, comme elle la nourrit en retour : on est dans un certain mystère de la danse que l’on voit, et on n’a l’explication qu’après coup. Mais si j’inverse, je suis dans l’image qui atteste, illustre, et non plus dans l’image vivante. Le projet même du film, qui est un voyage pour faire l’expérience physique de ce qu’est comprendre, alors s’effondre.

Pour moi, le spectateur est au cœur de l’acte de filmer. Je ne fais pas des films pour tel ou tel public. J’envisage plutôt le spectateur comme un lecteur, un être très précis, un autre moi-même et en même temps quelqu’un d’universel.

Propos recueillis par Sylvain Baldus et Benjamin Bibas