« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est dans la mort »
Pascal, Pensées
Attention, âmes sensibles s’abstenir. La première scène qui ouvre Highway démarre fort. Elle s’avérera certainement douloureuse pour tous ceux qui souffrent des dents, du dos ou de la colonne vertébrale, voire des trois réunis. Qu’y voit-on ? Un jeune homme au corps musculeux tenant dans sa bouche une énorme boule en métal sur laquelle un homme d’âge mur, aux airs débraillés, s’ingénie à taper avec un marteau de toutes ses forces ! Le jeune athlète en question plie, mais ne rompt pas. Ouf ! On a eu peur. On se dit alors que l’on va assister à une escalade inéluctable d’exploits plus éprouvants encore et que toute cette histoire risque de fort mal se terminer. On craint l’éviscération en direct ou, pire, l’énucléation. Bref, frémissant d’avance, on s’attend à quelque chose de forcément insoutenable sauf que… pas du tout. Car cette scène spectaculaire – elle ne se répétera qu’une seule fois dans le film – est le prémisse à un voyage peu ordinaire qui ne verse pourtant jamais dans l’extraordinaire. Le réalisateur Sergeï Dvortsevoy nous invite en effet à suivre le périple de la famille Tadjibajef, troupe de cirque ambulant, sur des routes cabossées situées aux confins de l’Asie Centrale et de la Russie. Des routes interminables de terre battue, sans âme, empruntées pour la plupart par des routiers roulant à tombeau ouvert. À l’écart du trafic, ceux-ci deviennent les spectateurs privilégiés des représentations de la famille dont ils assurent la subsistance minimale, ce que sont bien souvent en peine de faire les maigres populations déshéritées qui hantent ces lieux inhospitaliers. Cependant, les images filmées par Dvortsevoy ne basculent jamais dans l’affliction ou l’apitoiement. Malgré les difficultés de tout ordre que l’on imagine, malgré les cris, les heurts, la dureté du travail, les conditions de vie sanitaires rudimentaires, la promiscuité liée à l’espace confiné du camion qui transporte la famille, les personnages conservent une dignité à toute épreuve. Bien sûr, les adultes comme les enfants travaillent sans relâche. De toute manière quelle autorité, au vu de l’état de délabrement économique et démocratique dans lequel s’enfonce la Russie contemporaine, irait contrôler le travail de ces enfants saltimbanques ? Pas de misérabilisme donc dans Highway. Pas de héros ou de demi dieu sur le mode hollywoodien de type Cécil B. DeMille, ni de monstres de foire à la manière du Freaks de Tod Browning ou des reportages photographiques de Diane Arbus. Au contraire, de vrais instants d’une grâce fragile et retenue (comme la scène du repas partagé entre le père et ses deux plus jeunes enfants), entrecoupés de moments de franche rigolade ou de pur bonheur, lorsque ces pieds-nikelés du fond des steppes s’ingénient à se chamailler ou s’avisent de capturer un aiglon tombé du ciel. Cette « alchimie » fragile repose entièrement sur la place de la caméra. La mise à distance du sujet est alors fonction des espaces dans lesquels se meuvent les personnages et des gestes qu’ils y accomplissent. À rebours d’une analyse sociologique ou géopolitique des lieux et de ses populations, c’est l’idée même de mouvement, inscrit dans ses formes nomades, qui fonde le film. Si, dans le camion, nous sommes en effet dans une proximité corporelle inévitable avec les acteurs de l’histoire, bringuebalés avec eux, le nez collé contre leurs beaux visages, les scènes extérieures sont, a contrario, éloignées de notre regard. Les événements qui traversent la vie de la famille semblent alors moins perçus qu’entr’aperçus. Ainsi certaines scènes où la troupe est en représentation sont enregistrées d’un point de vue qui correspond à celui du maigre public situé hors champ. Pour les filmer, Dvortsevoy utilise un lent panoramique qui commence sur une parcelle de terre brûlée pour achever lentement sa course sur les enfants en train de jouer, englobant au passage les spectateurs. Cette aération du cadre, qui intègre les hommes dans leur environnement naturel, traduit un sentiment diffus de désolation, produisant une sensation étrange et décalée. Un décalage qui, au cœur de cette zone intermédiaire, résonne parfaitement avec le paysage pelé dans lequel se débat la survie du minuscule huis clos des saltimbanques. Plongé dans des espaces semi-désertiques, le spectateur a alors le curieux sentiment de naviguer au milieu d’un road-movie atone, pas bavard pour deux sous, mais plein d’une poésie rude et austère où l’inertie est une menace pour l’homme.
Éric Vidal