Le 17 octobre 1961, 30 000 algériens manifestent pacifiquement dans les rues de Paris à l’appel du FLN, pour protester contre l’instauration d’un couvre feu à leur égard. Huit mille policiers les attendent à la sortie des métros : des coups de feu sont tirés, des corps sont jetés à la Seine. Au total, entre 200 et 300 algériens vont être ainsi assassinés.
L’histoire officielle ne reconnaîtra que deux morts. La presse, tenue à l’écart au moment des faits, est bâillonnée, les documents compromettants sont saisis, l’événement passe à la trappe. Aujourd’hui encore, dans l’histoire de la guerre d’Algérie, dans l’histoire de France, le 17 octobre 1961 représente une page manquante, un oubli, un tabou.
Le grand mérite du film de Philip Brooks et Alan Hayling, est de retracer dans le détail le récit d’un événement, toujours occulté. Témoins oculaires, familles des victimes, rescapés des violences policières et gardiens de la paix s’expriment devant la caméra : c’est leur parole qui donne au film corps et crédit.
Or, devant la quasi-absence de documents d’époque, le film pose un double questionnement : comment un tel événement a pu être à ce point passé sous silence, et comment aujourd’hui en rendre compte avec si peu de matériau, d’images du drame.
C’est ici que le film trouve sa limite : sa forme très classique (alternance d’interviews sur les lieux de l’action, avec des images du Paris de l’époque et d’aujourd’hui assorties d’un commentaire en voix off) frôle parfois le cours magistral. Malgré les extraits du film de Jacques Panijel Octobre à Paris, tourné durant les faits et aussitôt interdit, malgré les archives restantes concernant les débuts de la manifestation et les photographies d’Elie Kagan, les données de l’événement nous sont imposées comme le fruit d’une enquête résolue, et non comme une enquête à l’œuvre, en train de se faire.
Cette limite, qui n’est pas à priori préjudiciable à la vision du film (bien construit et bien rythmé), reste malgré tout regrettable, car la question des archives, des preuves et de l’occultation d’un événement historique, passionnante, court tout au long du film. Comme le dit un évêque au séminariste Gérard Grange, témoin des événements : « Si ça avait été vrai ton affaire, ça se saurait ! ». Comment, alors que Roger Chaix, ancien responsable des affaires algériennes à la préfecture de police, affirme encore aujourd’hui qu’aucun coup de feu n’a été tiré, lui opposer un démenti, non seulement factuel, mais qui interroge aussi la façon de rendre compte d’un tel événement ? Comment opposer à l’assurance négationniste non pas une réponse fondée sur des affirmations absolues, mais une réponse qui mettrait à jour les contradictions, les difficultés du travail de l’historien, du journaliste ?
« Je fais mon métier d’homme et de photographe », réplique Elie Kagan (seul photographe dont le film montre des clichés pris le soir même) aux agents de la RATP qui lui rappellent l’interdiction de photographier dans l’enceinte du métro, puis au journaliste américain qui lui reproche de ne pas soigner les blessés qu’il est en train de photographier. Le film dépasse alors son projet didactique. En interrogeant la façon dont un homme a pu témoigner, avec les convictions de son métier, il pose les jalons d’un questionnement contemporain, pour que plus jamais, de telles journées soient « portées disparues ».
Gaël Lépingle