L’humanité, entre ciel et terre

Les astrophysiciens se trompent en l’imaginant dans l’espace : le Big Bang a eu lieu dans le Barrio Chino de Barcelone, Calle San Pablo. La genèse du monde a pris dix-huit mois. Ce n’est ni Dieu ni la Matière qui a c uvré à sa construction mais l’Homme, de simples hommes, comme vous et moi. Le Grand Architecte de cet univers n’a pas de visage, mais tous suivent son plan, en le trahissant le moins possible, en l’aménageant malgré tout en fonction des contraintes. Le monde en train de prendre forme a nécessité la volonté, le courage et le sens du travail bien fait. José-Luis Guerín a filmé ce chantier immense et cela donne En construcción.

En suivant pas à pas, étape par étape, l’édification d’un immeuble dans ce quartier populaire de la capitale de la Catalogne, le réalisateur espagnol est parvenu à condenser symboliquement l’histoire et l’actualité de notre monde contemporain. Les ouvriers du chantier avec leurs différences de spécialité, de statut, de nationalité…, les habitants du quartier – témoins de la transformation de leur lieu de vie -, les « sans-domicile » qui squattent à droite et à gauche, les familles qui visitent leur futur logement…: les sous-univers de ce monde en soi se côtoient parfois, parfois pas. Au-delà des conditionnements sociaux, par-dessus un mur, un beau maçon drague une jeune fille qui se laisse draguer; entre deux balcons, par un signe de la main, une enfant attire l’attention d’un vieux monsieur qui regardait dans le vide…

Chez Guerin, il y a donc cet espoir de passerelles possibles mais aussi un constat sévère, jamais démonstratif mais effleuré, sur les inégalités sociales qui traversent nos sociétés. La métaphore du chantier lui permet de tirer le fil de la pelote « misère du monde ». Où l’on se retrouve seul chez soi à boire trop d’alcool, où l’on se prostitue pour pouvoir manger, où l’on se voit reloger à la périphérie de cette ville qui augmente le prix de ses loyers… Film de souffrance contenue, de douleur implicite.

Guerín filme ces personnages avec l’attention, la compréhension et l’empathie toujours justes qui font éclore les êtres à eux-mêmes et aux autres. Les personnages récurrents du documentaire nous deviennent familiers. Écrasante, leur solitude nous touche. Étouffés, leurs appels à l’aide nous parviennent. Parce que leurs appels et leur solitude sont les nôtres. Par son cinéma, le réalisateur recrée ce lien entre les êtres qu’il estime aujourd’hui émoussé.

L’amour, Dieu, les idéaux, l’Histoire, l’art ? Quelque chose transcende les monades fragiles que nous sommes et Guerín le recherche, le traque… et le révèle : la complicité sensuelle et joyeuse des deux squatters, les conversations métaphysiques entre deux ouvriers, les rêves communs d’une autre vie, plus belle, plus simple, plus gaie, l’inscription de chacun dans le Temps – ou dans la lignée des bâtisseurs de pyramides, ce qui est la même chose -, le film lui-même à la qualité esthétique parfaite… Film de l’immanence et de la  transcendance, En Construcción parvient ainsi à cerner l’espace physique et mental de l’infiniment grand et l’infiniment petit de nos vies.

« L’Homme n’est pas essentiellement mortel, disait la philosophe Hannah Arendt. Il est naissanciel ». Il est capable de connaître des naissances à la vie successives. En Construcción est un film humaniste travaillé par cette question : à une construction succède une déconstruction, et ainsi de suite… Ce que l’Homme a fait, l’homme, armé d’un film comme celui de Guerín, peut le défaire. Individuellement et collectivement, c’est une des leçons les plus fortes de son travail.

Sébastien Galceran