Dans l’œil du cyclone

Dans une distinction simpliste adoptée en France depuis la guerre des Six Jours, on a pris l’habitude de classer les politiciens israéliens en deux catégories : aux « colombes » pacifistes s’opposeraient les « faucons » vengeurs. Le langage commun ne manque pas de métaphores sur le regard à la fois glacial et hautain de ce type de rapaces et, d’ailleurs, il n’est pas anodin que l’imaginaire arabe ait choisi le ministre de la défense israélien Moshe Dayan comme figure la plus cruelle de la seconde «catastrophe » que constitua la perte de Jérusalem en 1967. Moshe Dayan qui, au moment d’entrer en vainqueur aux côtés du général Yitzhak Rabin dans la vieille ville sainte, arborait un sourire dominateur et, sur l’œil gauche, un légendaire bandeau noir.

Quelque trente-cinq ans plus tard, Avi Mograbi est un documentariste israélien déprimé. À tel point que dans son dernier film August, a moment before the eruption, il décide de filmer la vie « pesante et triste » de son pays au mois d’août, le mois qu’il « déteste le plus ». Insultes entre automobilistes, vulgarité des meetings du Likoud et de son ancien leader Benyamin Netanyahou, inquiétantes bousculades lors de frénétiques rassemblements religieux,  angoisse des salles d’attente d’hôpital après un attentat, scènes d’autodérision grinçantes et drôles jusque dans son propre appartement… Partout où Mograbi se déplace, la violence règne, et la tension est à fleur de peau.

Ce qui apparait plan après plan dans August, c’est aussi une société qui refuse de se laisser filmer. Inquiétude, suspicion (« Qui t’a embauché ? Pour qui filmes-tu? ») : Mograbi est constamment placé par ses interlocuteurs dans le rôle du témoin gênant. Principal moteur de ces réticences, probablement: la honte, par exemple chez ces Palestiniens originaires de Tulkarem (Cisjordanie) qui, d’abord heureux d’apparaître devant la caméra, finissent par la chasser lorsqu’ils prennent à parti un immigré chinois accusé de leur « voler le travail ».

August est un film qui fait violence à la personne filmée. Et, dans une société gagnée par l’agressivité et par la honte, c’est plutôt l’autre que le cinéaste est sommé d’aller regarder. Cette injonction, Mograbi la subit à deux reprises. La première, dans un stade de football, quand les supporters d’un club séfarade s’époumonnent aux cris de « fils de pute ! » et conseillent vivement au réalisateur d’aller saisir ses images du côté ashkénaze, histoire de voir si ce n’est pas encore un peu plus laid. La seconde, au pied de la vieille ville de Jérusalem, quand Mograbi filme deux Palestiniens molestés par la police israélienne avant de se retourner vers une foule d’Israéliens en colère, derrière lui, qui lui crie : « Tourne ta caméra vers eux ! Pourquoi ne les as-tu pas filmés quand ils lançaient des pierres ? ».

Si l’opacité est le propre du regard guerrier – le regard qui refuse de s’attendrir sur le sort de sa victime -, la société israélienne semble dans August se désagréger en une multitude de groupes fermés (juifs, arabes, ashkénazes, séfarades, sabras, laïcs, religieux, etc.). Leurs membres, rejetant leur image, refusent d’apparaître publiquement et ne se livrent plus entre eux qu’à des activités privées.

Dans une des dernières scènes, un enfant palestinien, filmé derrière les barbelés de son camp, lance une pierre et atteint la caméra de Mograbi, comme une ultime interdiction qui lui est faite de regarder. August se conclut alors par un zoom interminable sur la pupille d’Ariel Sharon, responsable à sa manière du déclenchement de l’intifada Al-Aqsa en septembre 2000, puis de son aggravation après son élection au poste de premier ministre six mois plus tard. Son œil cligne comme celui d’un oiseau de proie, et il semble emporter Israël dans un gigantesque trou noir.

Benjamin Bibas