Noir et blanc ou couleur. Foule ou silhouettes solitaires. Procès clos ou rues vides et blêmes. Grouillement de doryphores, métaphore de propagande et duo de voitures de la Sécurité, gros insectes noirs semeurs d’effroi. Ou bien encore brefs mouvements d’espoirs et froide rigidité de la désillusion. Au-delà et à travers tout cela, le film Les mots et la mort évoque la destruction du langage dans un monde totalitaire. La parole est brisée, mais les mots sont pourtant là.
On les entend, litanies impersonnelles pleurant la mort de Staline, que dévident ces haut-parleurs dominant les carrefours de la ville. On les entend lors des grandes messes rituelles au service du régime, ou bien encore pendant les réquisitoires des procès. Le poste radio d’un appartement anonyme les retransmet également.
Mais cette parole est toujours à sens unique : langage détruit, diffusée à travers un micro qui la robotise, réglementée dans un discours prémâché. Privée de liberté, au service de la propagande totalitaire, elle n’est pas destinée à l’individu mais au peuple devenu masse abstraite. Les fils électriques, toile d’araignée aérienne, qui relient haut-parleurs et postes radios comme les mailles d’un filet, rejoignent cette société aussi sûrement que les labyrinthes angoissants des prisons souterraines.
La parole est ici au service de la terreur ; elle est au service de la mort. Mots collectivisés ou mots extorqués, ils ne sont jamais le fruit d’un acte libre. Devenus ersatz, manipulés comme cette croix sensée être miraculeuse, ils deviennent des mots en carton-pâte avec lesquels Staline voulait créer le bonheur.
Jusqu’à cette séquence où une voix, venue du fond de la prison, longe les interminables couloirs et s’échappe à travers les barreaux de la fenêtre pour venir caresser la ramure des arbustes comme un souffle vivant. Ces mots ont été écrits par Miléna Horakova, condamnée à mort, dans sa dernière lettre. Ultime acte d’espérance, unique lueur d’humanité d’un film où à aucun moment, hormis cette scène, personne ne parle en son nom.
Le film se déroule à Prague où plane l’ombre de Kafka, sous la présence tutélaire du Château. Kafka, justement, qui utilisa la puissance des mots pour dire l’enfermement de l’homme dans un univers oppressant. C’était dans les années vingt. Le film aborde une période plus récente mais révolue.
Pourtant aujourd’hui comme hier, pris dans les rouages d’une autre barbarie, ultralibérale cette fois-ci, l’homme ne reste-t-il pas l’éternel oublié ?
Toujours reste la mort. Restent les mots.
Reste l’image.
Francis Laborie