La parole des jeunes adolescents ne se laisse pas facilement apprivoiser. À un âge où les secrets de la vie se découvrent avec une soif qui n’a d’égale que l’angoisse du plus grand inconnu, parler devant une caméra ne va pas de soi. La métamorphose du corps est-elle immédiatement constitutive d’une conscience nouvelle, plus précisément d’une conscience qui peut se dire ? Valérie Winckler a relevé le défi, en filmant plusieurs classes d’un collège de Ville d’Avray, à l’heure de la piscine, quand « cette métamorphose se révèle plus exactement ». En fait, on va assister au renversement progressif de la proposition : c’est plutôt la métamorphose de ces adolescents qui va révéler l’heure de la piscine, au double sens de la rendre visible (le sujet du film permet au décor d’exister) et de la dévoiler, dans son mystère et sa spécificité.
Les simples interviews ne disent en effet pas grand chose qu’on ne sache déjà : les mots sont emprunts d’une grande pudeur, de prudence, les réponses aux questions de la caméra se parent souvent d’un ton sérieux qui mime celui de l’adulte. Face à cette parole voilée, la vie, le vivant, va se déplacer dans le lieu – la piscine – et la façon dont il est utilisé. Winckler filme ses « personnages » dans l’eau, au bord du bassin, dans les vestiaires. La grande salle répercutant les échos des cris et des chahuts, ou les éclats d’eau fusant à tour de jeux, rendent sensible à une densité, une « corporéité » que la parole seule ne suffit pas à exprimer.
Ces images joyeuses fissurent le discours emprunté. Souvent montées en opposition à des discussions où le sérieux le dispute à la gravité, elles en déjouent les fausses certitudes. Ce qui est dit de plus fort, au terme d’un parcours qui retrace les grandes étapes de la vie (le corps, l’amour, les parents, l’avenir et la mort…), c’est bien qu’on ne sait pas, qu’on est à l’âge où l’on change tous les jours, où l’assurance de la veille s’écroule le lendemain.
En alternant interviews synchrones et voix off, en cadrant les corps plus que les visages, le mouvement plus que la pose – même les plans fixes rendent palpables les frissons, la dilatation de la peau –, la réalisatrice renvoie non à une individualité pseudo-représentatrice, mais à un chœur, où la parole circule dans toute sa contradiction, d’un lieu à un autre, d’un désir à un autre, dans un mouvement qui est celui de la vie. Les plans pris sous l’eau en sont l’étalon magique : les images indistinctes – voire abstraites – des lignes fluides du bassin, prennent forme un temps (le plan s’élargit, nos yeux s’habituent, un corps traverse le champ, identifiant l’espace et ses repères) avant de se dissoudre à nouveau. À l’image des représentations de la vie que chacun tente de se faire à partir de morceaux épars auxquels il faut trouver un sens, pour mieux s’en défaire aussitôt. La piscine devient ce lieu exemplaire, symbole d’un univers qui va de l’eau créatrice de vie (les corps flottant comme des fœtus dans le liquide maternel au moment où s’exprime le regret des années disparues), à l’obscurité des fonds inconnus où l’on se lance d’un trait parce que « je laisserai pas le destin faire de moi son jouet ». Tout corps plongé dans l’eau, pourrait-on dire, se dévoile à la mesure de l’effort physique qu’il doit faire, et des transformations qu’il subit.
Certes, la violence et la crudité de l’existence s’effacent sous la parole polie de l’interview, et rien de nouveau n’est exprimé au sujet de l’âge le plus secret de la vie. Mais les trajectoires solitaires et contradictoires des personnages nageant, plongeant, tremblant de toute la force d’un corps qui se défait et se constitue sous l’effet de l’eau comme du temps, voilà l’heure de la piscine révélée dans sa singularité, sa force brute, physique. Comment filmer dans un décor qui, mieux que les personnages (ou plutôt parce que ceux-ci n’en n’ont pas la possibilité), va parler et agir sur l’action, c’est une belle idée de cinéma.
Gaël Lépingle