Venue en Alsace pour faire un doctorat de littérature française, Kaye Mortley rencontre à cette occasion le camp du Struthof. Des années après, gardant en mémoire le souvenir de cet endroit, elle y retourne pour y réaliser un documentaire radio.
Mon idée de travail sur un sujet est, au départ, souvent très vague. Enfin, c’est un sentiment plutôt qu’une idée. Mais il ne faut pas que ce soit entièrement gratuit, cela doit être ancré quelque part. Je laisse l’idée dormir assez longtemps et, un beau jour, j’agis sur elle. Alors là, j’avance, je fais le geste d’aller vers ce qui est censé être le domaine du sujet et qui reste encore à cerner. Et puis j’enregistre. Je ne fais pas énormément de repérages. Il y a une phrase de Bresson que j’aime beaucoup, où il dit qu’il faut être aussi ignorant du sujet que le pêcheur qui va chercher son poisson au bout de sa canne. Tu jettes ta ligne et tu sais plus ou moins quand il y a quelque chose qui mord. Ce qui veut dire que les recherches viennent peut-être après et, d’une certaine façon, c’est la matière qui s’autodétermine. Le sujet n’est parfois qu’un prétexte. Je ne fais pas non plus des sujets dont je ne sais strictement rien, mais c’est plutôt après que je me documente… en fonction de ce que j’ai entendu. Il faut se laisser surprendre par la matière, comme ça les gens ont plus de chance de l’être aussi. Mais il faut aussi se prévenir contre d’éventuelles erreurs, bien sûr. Dans un premier temps je fais donc des enregistrements, je les écoute, puis je retranscris tout. Ça me prend un temps considérable mais cela permet de me familiariser avec la matière.
Pour le « Struthof », c’était un peu particulier. Je gardais des impressions de ce que j’avais vécu en Alsace, des gens que j’avais connus et le souvenir du lieu. Je savais qu’il y avait des choses que je voulais retrouver, dont je voulais qu’on me parle. L’étrangeté de l’Alsace me fascine. Je ne voulais ni un travail spectaculaire ni, comme dans une émission sur les camps que j’avais écoutée et qui m’avait fait froid dans le dos, une énumération d’horreurs qui fait que tout finit par s’annuler. Dans le Struthof, je voulais que les gens disent des choses qu’on n’entend pas tous les jours. Il fallait trouver une autre façon de parler de la seconde guerre mondiale et des camps. Le Struthof est un camp spécial, un camp de résistants, sinon je crois que je ne m’y serais pas attaquée. Je voulais laisser de la place aux alsaciens pour qu’ils parlent en alsacien, qu’ils expriment ce qui ne correspond peut-être pas à la mentalité de « l’intérieur », comme ils disent. La radio est aussi un espace où on donne la parole aux gens.
Je sais que des allemands ont détesté cette émission parce qu’ils trouvaient que la condamnation des camps d’extermination n’était pas assez dure. Une autre difficulté vient du fait que, comme c’est aussi un camp de résistants, j’ai su très vite qu’il y avait des choses que je ne pourrais pas dire par rapport au Struthof, qui ne se disent pas en Alsace, notamment les problèmes de rivalités entre les résistants. Je n’étais pas en mesure d’intervenir sur cette question. Cela dit, je crois que « donner à entendre » une telle expérience humaine peut tout de même se traiter dans un documentaire. Pour moi, un documentaire n’est pas forcément une synthèse. Ce n’est pas exactement de l’information, non plus. Ce qui ne signifie pas qu’il faut que ce soit vide, que rien ne soit dit, que ce soit juste un sujet flottant… mais ce sont les documentaires très ouverts qui m’intéressent.
J’ai une grande affection pour l’Alsace. Quelqu’un dit très bien dans l’émission que c’est un pays un peu meurtri, qu’ils ne peuvent avoir raison nulle part et que s’est inscrit fortement dans la langue. Ce que j’avais déjà pressenti car ils ne parlent pas l’allemand usuel.
La traduction est une sorte de condensation, et c’est assez long à faire. Cela alourdit terriblement d’en ajouter une. Il faut quasiment que ça ait valeur de texte. Ce qui est un problème parce qu’une émission traduite, à mon avis, est toujours beaucoup plus formelle qu’une émission qui ne nécessite pas de traduction. J’essaie de dire le plus possible, le plus juste avec le moins de mots. Je crois qu’il y a des gens allergiques à ça, mais moi j’aime bien écouter la musique d’une autre langue qui se promène un peu seule. Normalement, si je ne traduis pas, c’est que ça n’est pas nécessaire, que c’est un signal assez fort et qu’on peut imaginer ce qui est dit. Il faut trouver un rythme qui est inhérent à la matière. Ce n’est pas qu’une traduction, c’est autre chose.
J’ai pu aller au Struthof parce qu’il y avait cette cérémonie qu’on entend dans l’enregistrement. La première fois j’y suis allée avec un technicien. Je lui ai dit d’enregistrer tout ce qui bougeait. J’étais avec lui tout le temps de la cérémonie. J’avais un souvenir très net du Struthof : la façon dont il est construit sur une pente très raide, ce qui fait que très peu de gens se sont évadés car ils étaient trop affaiblis pour remonter les terrasses et se sauver. Il se trouve que la cérémonie commence en haut, avec tous les militaires, puis on descend en bas. Je lui ai dit que je voulais absolument le son des pas, des gens qui marchaient. C’est une idée que j’avais déjà et qui était importante dans la mise en scène. La dramaturgie du son, c’est difficile à expliquer. Je voulais faire ressentir un lieu, à travers la sensation de ce qu’il peut être, même si on ne le voit jamais de sa vie. Je voulais aussi capter quelque chose de très militaire, de très officiel et, pour moi, tout ça va ensemble.
Quand je rajoute un son, c’est vraiment au niveau du bruitage : une porte qui claque ou quelque chose comme ça. Mais j’essaie d’avoir assez de sons pour créer un lieu où le réel soit quelque chose qui peut être de la fiction. J’ai plus ou moins construit le Struthof par petites séquences, ce que l’on entend très bien car il y a du silence entre elles. J’ai fait une sorte de chorégraphie des personnages et j’ai tissé la trame sonore après, mais il y avait déjà des impératifs parce que des sons étaient inscrits sur les interventions des gens.
Je ne reconstitue pas beaucoup. Quand je dis fiction, je ne veux pas dire non-vérité. Puisque ce n’est pas une photo, on organise autrement pour que cela crée une image sonore. Il est rare que les images sonores nous soient données comme cela sans y retoucher, sans raccourcir un son, sans remixer, mettre un peu de ceci avec cela. Dans le Struthof, j’ai rajouté quelque chose qui pour moi était cohérent : la petite fille, bien évidemment absente, chantant La Marseillaise.
Je crois qu’il est très difficile d’écouter de la radio en public. Je ne l’écoute pas comme si c’était du théâtre. Je bouge. Lorsque je fais de la radio, je veux parler à quelqu’un, c’est intime. Tu parles dans le creux de quelque chose, à la personne qui voudra bien écouter ça.
Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal