De la rencontre

On se demande un peu quelle commande Leclerc du Sablon s’est passée à lui-même en préparant son film : l’improbable voyage ferroviaire du réalisateur à travers la France semble nous emmener vers une carte du tendre des gares, de leurs buffets sinistres et de leurs quais déserts, prétexte à toutes sortes de rencontres impromptues. Il y a même un petit McGuffin : le souvenir du bruit du percolateur d’une gare lointaine, qu’il faut à tout prix retrouver, comme on chercherait une madeleine passée pour vérifier que son goût est intact, et respirer à l’idée qu’elle existe encore. Mais chaque fois que des enjeux sont posés, ils sont systématiquement déjoués : on oublie vite le percolateur, et les rencontres échouent la plupart du temps à aller au-delà du simple échange de banalités sur les trains, les paysages qui défilent et les rêveries que cela suscite (l’entêtement du réalisateur à essayer d’aller plus loin – à tous les sens du terme – dans ces conversations est d’ailleurs assez cocasse).
Il y a cependant une scène, une seule, je crois, de vraie rencontre : à force d’interroger ses voisins de wagon sur ce que tout voyage en train évoque en eux et particulièrement au niveau amoureux – la promesse d’une rencontre, la focalisation sur un voyageur inconnu – le réalisateur tombe sur une jeune fille en pleurs, qui lui confie que son amoureux l’a quittée, et que personne, pour la première fois, ne viendra l’attendre à l’arrivée du train. La scène dépasse complètement tout le processus d’approche habituel : on y débarque bille en tête, ce qui a pour effet de gommer toute altérité entre les deux protagonistes. C’est qu’il s’agit moins d’une rencontre que d’un miroir tendu au cinéaste : on a la sensation que la jeune fille dit à sa place, très exactement, ce qu’il voulait entendre. Si cette rencontre est si forte, c’est qu’elle incarne idéalement le projet d’un film qui ne pourra se faire, pour la bonne raison que justement, elle est trop idéale pour pouvoir se rejouer.
Le film attendra vaillamment une scène pareille, attente toujours reconduite, et toujours vaine. Mais ce faisant, il se sera créé sa propre madeleine, le souvenir des paroles de la jeune fille éplorée hantant tout le film comme une plaie inguérissable. Seules subsistent alors les démarches d’approche ou de séduction, et la difficulté, voire l’impossibilité des rencontres. Pour conter vaille que vaille son ode mélancolique, il faut au réalisateur renoncer peu à peu à aller au devant des autres, occuper le plan dans une posture de plus en plus autiste, accepter de n’être que le sujet de son film : Leclerc du Sablon décide in fine d’endosser les habits d’un chef de gare, comme si l’épaisseur du costume allait donner de l’épaisseur à son personnage. Mais là non plus, le cinéaste n’est pas dupe de son propre jeu, de sa tentative de fiction : la dilatation des plans est telle que l’accent se met du coup sur la façon dont il va réussir à (se) sortir du plan, à le finir, contraint bien souvent à improviser une fin qui vient toujours trop tard. Illusion : sous ses habits de chef (de gare), Leclerc du Sablon ne dirige pas plus le trajet des trains qu’il ne veut diriger celui de son film : l’humilité du narrateur contrebalance l’ego démesuré du personnage, laissant la vie filer sa trame bien au-delà des plans, et empêchant toute résolution.
Car au fond, c’est bien d’une quête impossible dont nous parle Micheline : le titre lui-même est révélateur, assimilant le moyen (la locomotive) et le but (la femme rêvée), donc interdisant toute rencontre définitive puisque cela même qui l’occasionne contraint à continuer sa route toujours plus loin. Même un air d’accordéon, ou une chanson en chœur dans un wagon, même le percolateur retrouvé n’y feront rien : Micheline est un très joli traité d’impuissance.

Gaël Lépingle

Le compromis historique

La configuration de la salle d’audience, plus modeste mais similaire à celle d’un quelconque tribunal, pourrait ressembler à celle d’un procès des plus ordinaires. Sauf qu’ici les accusés ont la peau blanche, qu’ils sont libres et même souriants alors que les victimes ont la peau noire et sont enchaînés depuis quarante ans à leur douleur. Excepté surtout que les verdicts rendus apparaissent comme un camouflet à l’idée même de justice. La Commission Réconciliation et Vérité (CRV), mise en place après l’arrivée de Nelson Mandela au gouvernement, n’avait en effet pas le pouvoir de condamner, mais simplement celui d’amnistier les cas qu’elle examinait.

Des aveux contre la liberté, telle fut la condition sine qua non à la création de cette instance, même si un tel contrat met du plomb dans un des plateaux de la justice sud-africaine. Mais ce qui se jouait là allait au-delà des jugements rendus, l’enjeu n’étant rien d’autre que l’avenir de la société sud-africaine, un avenir qui passait d’abord par le règlement du passif légué par le régime raciste. Et les sanctions rendues, si choquantes soient-elles en regard de la gravité des actes décrits, ne sont que le reflet de la puissance encore existante des hommes de l’ancien régime et de leur résistance au changement. Le prix à payer pour la démocratie ou tout le cynisme d’une certaine forme de realpolitik. Une telle chose aurait pourtant été inimaginable en 1994, lors des dernières élections qui laissaient craindre un règlement de compte sur fond de violence et de bain de sang. L’essentiel est alors dans ces mots de l’un des membres de la Commission qui expli­que que c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un pays se donne les moyens de régler ses conflits qui l’ont meurtri et divisé. D’une manière pacifiste, sinon juste, s’entend.

À travers les descriptions de meurtres, les tentatives de justification, c’est tout le mode de fonctionnement de l’apartheid qui est mis en lumière. Un régime qui avait fait de la violence la norme, structurant le psychisme d’hommes pour qui l’assassinat avait perdu tout caractère exceptionnel. Et à écouter les regrets émis sans conviction par les « accusés », d’un air détaché qui en dit long sur leur sincérité, on doute que cela ait beaucoup changé pour eux. Comment ne pas penser à leur propos à la notion de banalité du mal utilisée par Annah Arendt lors du procès d’Eichmann à Jérusalem.

Un parallèle qui s’impose également lorsque les criminels se retranchent sous le couvert de l’autorité, expliquant que leurs actes avaient l’approbation, tacite sinon écrite, de leur hiérarchie. En nous montrant l’inter­rogatoire de l’ancien président De Klerk, qui nie toute culpabilité, Van In met le doigt sur une des principales faiblesses de la Commission : les lampistes ont avoué, mais les principaux responsables – c’est-à-dire le gouvernement, le Parti National et le monde des affaires – s’en tirent à bon compte. Tout comme ont été laissés de côté d’autres aspects de l’apartheid liés aux spoliations de terre, à l’exploitation et aux déportations de population.

La Commission permit cependant aussi l’expression des victimes et Van In filme de nombreuses femmes comme si, à l’image des « folles de Mai » argentines, c’étaient elles les dépositaires de toute cette souffrance accumulée en silence.

« Je vais me lever, parler et je guérirai peut-être », dit l’une d’entre elles. En suivant les émissaires de la Commission chargés de recueillir les témoignages, c’est à la découverte d’une société malade que le réalisateur nous entraîne. Mais pour ces femmes, si la libération de cette parole refoulée est un pas dans la recherche de la vérité, celle-ci est insuffisante dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de la poursuite et de la condamnation des tortionnaires. Ce qui explique pourquoi de nombreuses familles ont refusé de participer aux audiences, dont celle de l’une des figures majeures de la résistance, Steve Biko. Un déni de justice qui restera comme l’un des principaux pavés sur le chemin de la réconciliation. Tout au moins à court terme.

Reste que dans ce pays en pleine reconstruction, la CRV, en se penchant sur un passé récent et douloureux, aura au moins eu le mérite de fournir le matériau nécessaire à une lecture de l’Histoire qui empêchera toute tentation d’amnésie. On ne peut en dire autant de nombreux autres pays. En rendant compte de cette démarche malgré tout historique, Van In supplée à l’absence d’images qui caractérise ce crime contre l’humanité – la ségrégation raciale ayant été reconnue comme telle – et son film, au fil de sa réalisation, devient lui-même une archive témoignant de cette tragédie.

Francis Laborie

Extra et ordinaire

« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est dans la mort »

Pascal, Pensées

Attention, âmes sensibles s’abstenir. La première scène qui ouvre Highway démarre fort. Elle s’avérera certainement douloureuse pour tous ceux qui souffrent des dents, du dos ou de la colonne vertébrale, voire des trois réunis. Qu’y voit-on ? Un jeune homme au corps musculeux tenant dans sa bouche une énorme boule en métal sur laquelle un homme d’âge mur, aux airs débraillés, s’ingénie à taper avec un marteau de toutes ses forces ! Le jeune athlète en question plie, mais ne rompt pas. Ouf ! On a eu peur. On se dit alors que l’on va assister à une escalade inéluctable d’exploits plus éprouvants encore et que toute cette histoire risque de fort mal se terminer. On craint l’éviscération en direct ou, pire, l’énucléation. Bref, frémissant d’avance, on s’attend à quelque chose de forcément insoutenable sauf que… pas du tout. Car cette scène spectaculaire – elle ne se répétera qu’une seule fois dans le film – est le prémisse à un voyage peu ordinaire qui ne verse pourtant jamais dans l’extraordinaire. Le réalisateur Sergeï Dvortsevoy nous invite en effet à suivre le périple de la famille Tadjibajef, troupe de cirque ambulant, sur des routes cabossées situées aux confins de l’Asie Centrale et de la Russie. Des routes interminables de terre battue, sans âme, empruntées pour la plupart par des routiers roulant à tombeau ouvert. À l’écart du trafic, ceux-ci deviennent les spectateurs privilégiés des représentations de la famille dont ils assurent la subsistance minimale, ce que sont bien souvent en peine de faire les maigres populations déshéritées qui hantent ces lieux inhospitaliers. Cependant, les images filmées par Dvortsevoy ne basculent jamais dans l’affliction ou l’apitoiement. Malgré les difficultés de tout ordre que l’on imagine, malgré les cris, les heurts, la dureté du travail, les conditions de vie sanitaires rudimentaires, la promiscuité liée à l’espace confiné du camion qui transporte la famille, les personnages conservent une dignité à toute épreuve. Bien sûr, les adultes comme les enfants travaillent sans relâche. De toute manière quelle autorité, au vu de l’état de délabrement économique et démocratique dans lequel s’enfonce la Russie contemporaine, irait contrôler le travail de ces enfants saltimbanques ? Pas de misérabilisme donc dans Highway. Pas de héros ou de demi dieu sur le mode hollywoodien de type Cécil B. DeMille, ni de monstres de foire à la manière du Freaks de Tod Browning ou des reportages photographiques de Diane Arbus. Au contraire, de vrais instants d’une grâce fragile et retenue (comme la scène du repas partagé entre le père et ses deux plus jeunes enfants), entrecoupés de moments de franche rigolade ou de pur bonheur, lorsque ces pieds-nikelés du fond des steppes s’ingénient à se chamailler ou s’avisent de capturer un aiglon tombé du ciel. Cette « alchimie » fragile repose entièrement sur la place de la caméra. La mise à distance du sujet est alors fonction des espaces dans lesquels se meuvent les personnages et des gestes qu’ils y accomplissent. À rebours d’une analyse sociologique ou géopolitique des lieux et de ses populations, c’est l’idée même de mouvement, inscrit dans ses formes nomades, qui fonde le film. Si, dans le camion, nous sommes en effet dans une proximité corporelle inévitable avec les acteurs de l’histoire, bringuebalés avec eux, le nez collé contre leurs beaux visages, les scènes extérieures sont, a contrario, éloignées de notre regard. Les événements qui traversent la vie de la famille semblent alors moins perçus qu’entr’aperçus. Ainsi certaines scènes où la troupe est en représentation sont enregistrées d’un point de vue qui correspond à celui du maigre public situé hors champ. Pour les filmer, Dvortsevoy utilise un lent panoramique qui commence sur une parcelle de terre brûlée pour achever lentement sa course sur les enfants en train de jouer, englobant au passage les spectateurs. Cette aération du cadre, qui intègre les hommes dans leur environnement naturel, traduit un sentiment diffus de désolation, produisant une sensation étrange et décalée. Un décalage qui, au cœur de cette zone intermédiaire, résonne parfaitement avec le paysage pelé dans lequel se débat la survie du minuscule huis clos des saltimbanques. Plongé dans des espaces semi-désertiques, le spectateur a alors le curieux sentiment de naviguer au milieu d’un road-movie atone, pas bavard pour deux sous, mais plein d’une poésie rude et austère où l’inertie est une menace pour l’homme.

Éric Vidal

Le Roi Lion

Il était une fois… un jeune malien venu à Châteauroux achever ses études universitaires au tout début des années soixante-dix. Retournant au chevet de son père en 1976, cet homme, Doulaye Dianoko, laisse derrière lui une empreinte si indélébile dans la mémoire d’un enfant que, vingt ans plus tard, ce dernier, devenu réalisateur, part à sa recherche. Sur cette trame extrêmement simple, Henri-François Imbert embarque le spectateur dans une aventure singulière qui, excédant le cadre ordinaire du documentaire, se situe aux lisières de l’enquête policière, du conte africain, des arts plastiques et du cinéma expérimental. Parallèlement à l’avancée des recher­ches – où se trouve Doulaye ? vit-il encore ? que fait-il ? – le film dévoile en filigrane la situation d’un pays tiraillé, notamment, entre culture ancestrale (avec tout ce que cela implique en terme de structure clanique) et défi démocratique en cours (le film se déroule pendant une période électorale et nous apprendrons que Doulaye fut un opposant à la dictature militaire). Mais au lieu d’asséner faits bruts et exercices comptables, Henri-François Imbert brouille les pistes à loisir, injectant dans son récit une poésie pour le moins inhabituelle aux yeux d’un spectateur occidental gavé d’images de famines, de guerres, d’exodes ou encore d’épidémies en provenance du continent africain. Le périple cinématographique en forme de jeux de pistes qui nous mène vers Doulaye Dianoko s’agence en effet dans des entrelacs de palabres traversées de rires francs et massifs, de réflexions sociologiques ou politiques sur la polygamie 1 ou l’immigration, de mythes et de légendes ; et ce tissu « d’histoires », traversé par des images d’une beauté plastique à couper le souffle, est absolument jubilatoire. Arrivé au Mali pendant la saison des pluies, la traque pacifique du réalisateur va s’imprégner de cette période si particulière où la vie des hommes semble comme suspendue aux caprices de la météo. Filmer l’attente – conséquence immuable de la chute des eaux – deviendra alors un rituel enregistré sans ostentation, dans toute la plénitude de temps faibles : ceux consacrés à la prière, à la préparation du thé, à l’écoute de la radio ou encore à ces moments passés à ne rien faire de spécial si ce n’est attendre en observant le ciel, justement. Cet étirement de la durée où vient s’imbriquer la multiplicité des récits, à l’œuvre notamment dans les plans fixes, charge les moindres gestes du quotidien d’une densité sensible inédite. Ici, pas de clichés chocs ou spectaculaires qui sidèrent le spectateur. Plutôt une nonchalance sereine, attentive à la dignité des êtres fixés sur la pellicule. À l’image des perturbations climatiques où se succèdent orages et accalmies, ce « temps retenu » qui irradie l’ensemble du film est régulièrement troué par de brusques variations de rythmes, sans que le sens de la recherche – retrouver Doulaye – s’en trouve affecté. Ces ruptures de tons relèvent autant d’une composition « picturale » que « musicale » dans l’organisation de l’ensemble des plans. Elles sont le fruit d’un subtil et minutieux travail de montage non seulement des images mais aussi du son (pour ne prendre qu’un exemple significatif, nous ne verrons pas les retrouvailles avec Doulaye, nous les entendrons seulement), conjugué à une hybridation des supports Super 8 et 35 mm. Ainsi avec leurs bleus gris-acier, leurs rouges sanguins et leurs ocres charbonneux, les images granuleuses tournées en Super 8, semblables à des tirages Fresson, 2 créent des effets plastiques d’une telle profondeur que le temps, qui est aussi celui de la projection, semble se resserrer sur ses vibrations lumineuses. En brassant images accélérées ou ralenties gorgées de couleurs saturées, plans fixes, travellings chaotiques – les scènes de rues filmées depuis la voiture ou les vues d’avion lors de l’atterrissage à Bamako – et panoramiques plombés sur des pistes rougeâtres ou des ciels orageux, le film trace les contours d’un monde flottant et ondulatoire, où la quête d’un homme prend peu à peu une tournure existentielle. Dans le film de Claude Bossion 3 sur lequel Henri-François Imbert intervenait en tant qu’assistant et producteur délégué, Jonas Mekas expliquait que le cinéma « était comme un arbre à plusieurs branches », soulignant à quel point il était important de les préserver toutes. Cette réflexion élémentaire, de la part d’un grand explorateur de formes cinématographiques, entre parfaitement en résonance avec le « manifeste » 4 de Eric Münch et François Kotlarski (tourné au Fespaco de Ouagadougou en 1999) qui précède la projection de Doulaye. Basé sur une série d’entretiens montés les uns à la suite des autres, ce film (6 minutes) exprime sans animosité mais sans concessions à la langue de bois, les difficultés colossales que rencontrent les réalisateurs africains pour continuer à tourner. Pour sa part, le film de Henri-François Imbert contribue à greffer modestement quelques boutures supplémentaires sur l’arbre en question.

Éric Vidal

  1. « Marier une femme c’est abandonner sa culture pour en prendre une autre » dira l’un des protagonistes.
  2. Procédé photographique dans lequel les couches pigmentaires sont traitées séparément, donnant l’impression que les images sont « encrées ».
  3. New-York Memories, 1999.
  4. Le Cinéma africain ?, 1999.

Spéciales dédicaces

Originaire du Bronx, le mouvement Hip Hop déboule dans nos banlieues dans les années quatre-vingt. Les balbutiements de gloire médiatique – souvenons-nous de l’émission « Hip Hop » sur TF1, quinze minutes dominicales pendant lesquelles Sidney tentait de contenir les limites du débordement d’un joyeux bordel – ont fini par être récupérés par la mode et la publicité qui en ont fait un concept marketing. Génération Hip Hop nous rappelle que ce mouvement est l’expression d’une véritable culture urbaine qui intègre aussi bien les arts graphiques que la musique ou la danse. Une culture qui véhicule un état d’esprit (la philosophie du positif), un mode de vie et une conscience politique inscrite dans un dessein de lutte. Bien que la notion d’unité du groupe lui soit indissociable, elle n’a pas nuit à la recherche individuelle, et en aucune manière la danse ne s’est cantonnée à une répétition de gestes conventionnels. Le Hip Hop a su s’ouvrir en intégrant différentes influences comme la danse contemporaine (Samir Hachichi, ex-danseur de « Traction Avant » est parti étudier chez Merce Cun­ningham), la danse africaine, le mime, la capoeira brésilienne pour s’inscrire définitivement dans la mouvance de chorégraphes reconnus.

Même si des rencontres nationales de danses urbaines se sont organisées à Paris, même si le Théâtre Contemporain de la Danse prend l’initiative de créer Collective Mouv’, le film souligne les difficultés à présenter des spectacles dans les petits théâtres de quartier. Indéniablement, par sa nature originelle, le Hip Hop « dérange » et reste largement hors de la scène officielle.

Le morceau du générique, titre du groupe NTM ignoré par la plupart des radios, évoque dès le départ cette idée d’une culture parallèle. Le film accumule ensuite les portraits de ces danseurs qui nous mènent dans les terrains vagues, les halls d’entrée, les caves, lieux autrefois investis, encore emplis d’affects. On regrettera pourtant la simple évocation de cet environnement social qui mériterait d’être véritablement traité et permettrait au film d’éviter parfois une tournure trop « télévisuelle ». Alors peut-être, il se dégagerait du film un mouvement à l’ampleur plus digne de son sujet.

Emmanuelle Legendre

Si bleu, si calme

Écrit en collaboration avec des prisonniers de la prison de la Santé, Si bleu, si calme nous plonge au cœur de l’enfermement, dans son noyau le plus dur. Comme un écho situé à la lisière du visible, leurs voix évoquent ces territoires limites où les images s’épuisent devant la souffrance des hommes. Face à la violence psychologique engendrée par la détention, les phrases nous guident de l’intérieur, dessinant les contours d’une cartographie intime dans laquelle chaque individu ne cesse d’osciller entre un dedans et un dehors. Fragiles, tendues, poétiques, elles occupent les interstices du montage photographique pour mieux le « trouer » et rendre ainsi « visible » des choses qui ne seraient peut être pas apparues dans d’autres conditions. Ce choix formel – le lieu de l’enfermement est toujours celui de l’image fixe – les saisit en train de légender et le récit qui se construit, permet d’entendre un discours autre sur la prison. C’est la grande force du film que de réussir à créer un espace intermédiaire invisible, à partir duquel les hommes semblent se dédoubler pour porter un regard sur leur condition. Les images deviennent les leurs et le film avec. S’installe alors progressivement le sentiment d’être guidé par un seul homme aux voix multiples.

…Un jour elle a cessé de venir, elle a cessé de m’écrire. Je l’ai rêvée comme on rêve une rivière en plein désert. J’étais déshydraté.

Alain Ternus (coauteur)

Entretien avec Eliane de Latour, réalisatrice et Jacques Verrières, co-auteur de Si bleu, si calme.

Pourquoi ce choix des photographies ?

Eliane de Latour : C’était une évidence à partir du moment où le film que je voulais faire était un film sur l’imaginaire des détenus et non sur les conditions carcérales. Il s’agissait de travailler un espace et un temps qui étaient décalés. Si j’avais eu une caméra, j’aurais saisi le présent et l’instant. Là, cela ne m’intéressait pas. Plutôt travailler cet imaginaire et cette recomposition, cette reconstruction des détenus à l’intérieur de leur cellule. Et pour cela il fallait à tout prix éviter « l’effet loupe » et la richesse trop importante du 24 images par seconde qui aurait « écrasé ». Il fallait que je trouve un système permettant une mise à distance juste et un travail des éléments (photographies, sons, voix, sons de présence, rythmes et chants…) de façon dissociée pour recomposer ce temps – d’un an, de dix ans – qui est celui de l’enfermement et non celui d’un instant présent dans la cellule. De cette façon je ne suis pas soumise à la logique du plan synchrone qui a sa propre logique narrative interne. La photo au contraire me permet de « dilater » le temps pour recomposer cet espace et ce temps intérieur. De donner à voir quelque chose qui est de l‘ordre de l’enfermement et non pas de la saisie du prisonnier dans sa cellule. L’image fixe correspond à la mise hors action des détenus, la mise hors-la-vie, à ce temps qu’ils recomposent eux-mêmes par l’imaginaire, la pensée, l’évasion. Par quelque chose qu’ils superposent à l’institution carcérale. J’oppose ça, cet espace personnel, ce monde intérieur, au monde collectif institutionnel carcéral qui lui est capté dans l’instant du plan synchrone qui permet de saisir ce temps ritualisé.

Comment s’est déroulé le travail d’écriture ?

E. de L. : Le projet de ce film est né, suite à un atelier que j’animais à la prison de la santé, et j’avais été frappée par l’opposition entre la prison uniforme sérielle et la prison de chacun. Je leur ai demandé de répondre par écrit à la question : comment surmonte-t-on la privation de liberté ? Ces textes devaient devenir des voix off. On a travaillé sur la forme pour qu’ils deviennent des textes de cinéma. Mais j’ai pris les histoires telles qu’elles arrivaient, sans intervenir sur le contenu. Il était hors de question de faire une sélection. Ces histoires reflétaient une variété de mondes intérieurs, totalement dissemblables les uns des autres.

Jacques Verrières : On écrivait quelque chose qui n’était pas forcément réalisable en écriture cinématographique et c’est là qu’Eliane est intervenue. On a aussi travaillé sur le choix des images et sur la façon dont les mots pouvaient coller à celles-ci.

E. de L. : Pour faire des photos dans les cellules j’ai été complètement guidée par ce qu’ils avaient écrit et ce que je ressentais d’eux. Elles étaient très proches de leurs textes. On se connaissait bien et on se parlait beaucoup. Ce sont des photos avec un regard très « armé ».

Et cette impression d’un seul « homme aux voix multiples » ?

E. de L. : C’est le montage. J’ai travaillé avec Anne Veil qui était tout à fait extérieure au contexte. On a commencé par monter chaque histoire séparément – qui étaient comme des petits courts métrages indépendants – mais traversées par la même question. À un certain moment il a fallu les « casser » pour les mêler à nouveau et qu’elles se répondent les unes les autres. D’une cellule à l’autre il y a toujours quelque chose, comme un fil rouge, qui renvoie de manière non explicite à la scène d’après. Et c’est ce qui, finalement, donne un film sur l’enfermement et pas huit courts métrages sur les cellules. Les choses se répondent, se reflètent.

À un moment, nous nous sommes demandés si vous aviez été dépossédée de votre film, ou s’il s’agissait d’un mise en retrait volontaire ?

J. V. : J’ai vu pas mal de films sur la prison. J’ai l’impression que souvent les réalisateurs prennent possession du film de façon vampirique. Éliane s’est mise à notre service. Tout a été fait en fonction de notre texte et c’est ce qui donne cette vérité. Dans une suite d’interviews avec des détenus il n’y a pas la même force. Face à la caméra, on ne réagit pas de la même façon et les réponses ne sont pas forcément au plus profond de ce que l’on peut penser. L’écriture l’est plus. C’est le montage qui donne au film cette mobilité dans la juxtaposition des histoires.

E. de L. : Sur ce principe de la dissociation entre le temps de l’expression et le temps de la réflexion, si je vous pose une question vous allez répondre de manière immédiate. Alors que là, j’installe un temps très long entre la question et la réponse qui est le temps du retour dans la cellule. Ce qui donne une autre « nature de réflexion » à la réponse.

J. V. : Cela aurait été différent si le travail d’écriture avait été commun. Par nature la prison c’est la solitude. Dans un travail en commun, il y aurait eu une position médiane car on ne réagit pas forcément pareil à une souffrance qui peut être la même. À la fin on a l’impression que huit histoires différentes peuvent refléter la même journée d’un détenu qui réagit différemment selon l’heure et ce qu’il pense.

Texte et entretien Christophe Postic et Éric Vidal

Le pacte fragile

« Ce qui intéresse, l’homme, c’est l’homme… »

Pascal (souvent cité par Jean Renoir)

Passionnante expérience que retrace le film d’Alain Dufau, Le pacte fragile. Titre obscur, au premier abord, qui nous révèle au fil des images tout son sens. Il s’agit ici de faire appréhender au spectateur la nature d’une relation humaine spécifique : l’accord tacite entre le photographe et le photographié, de même nature que celui qui peut lier le documentariste à son sujet. Le film dévoile la fragilité de ce contrat secret. Photographe de l’agence Rapho, Jacques Winderberger s’est livré à un riche travail de description/interprétation du « monde comme il va », fixant sur la pellicule des situations sociales difficiles. Population immigrée de banlieue (Sarcelles), habitants de bidonvilles, de cabanons (Niolon près de Marseille), nettoyeurs de supertankers, etc., autant de coups de cœur, de coups de gueule stigmatisés par le noir et blanc. Le film, histoire d’amitié entre le réalisateur et le photographe, portée par le tutoiement de la voix off, montre les réactions et les commentaires de ces personnes confrontées à leur image, leur passé, leur vécu. Ce feed-back tant désiré a diverses saveurs : joie de se revoir, analyse esthétique personnelle, nostalgie du passé, honte d’une condition, voire sentiment d’être insulté. Et l’on constate là, la fragilité du pacte tacite originel. Diverses subjectivités émergent. Pour Jacques Winder­berger, les clichés, outre leur qualité plastique, participent à l’évolution de la société. Ils se veulent manifeste humaniste, délivrent un message politique, dénoncent des situations instables. Mais le feed-back des gens, ceux-là mêmes qui se sont donnés à l’objectif… Il existe. Jacques Winderberger a recherché la rencontre, provoqué la confrontation. La réaction qu’il déclenche ainsi peut épouser voire s’opposer à l’intention qui a présidé à la naissance de ses clichés. Ce qu’il accepte en toute humilité. Les instants de vies que le photographe a su capter sont retrouvés par leurs « propriétaires ». De fait, la sensation de vol qu’éprouve « l’objet photographié » s’estompe. Après son utilisation, vient la restitution. Ce que pointe avec sensibilité le documentaire.

Un mot pour qualifier la démarche filmique d’Alain Dufau : la justesse. Dans la notation des gestes, des regards. Comme le photographe, il nous donne à voir – quelle que soit la situation (interviews, discussions, débats) – des images attentives, respectueusement captées. La bande son, généreux prisme d’ambiances, donne une existence charnelle et palpable aux photographies. Saisis sur le vif, les corps, les visages et les lieux se mettent à vivre. Alain Dufau se tient au plus près de ceux qu’il filme, à échelle humaine. Il évite ainsi les écueils « entomologiques » comme la sécheresse d’un certain cinéma ethnographique. Dans le travail du cinéaste se tient un humanisme critique mais bienveillant qui fait résonance avec l’œuvre du photographe. Au final, le film provoque en nous le plaisir intérieur que l’on ressent au spectacle d’une rencontre que l’on espérait, mais que l’on n’attendait plus : celle de l’intelligence et de l’émotion conjuguées à une belle maîtrise des moyens techniques. Et cela, en à peine trente quatre minutes… où la vie transpire…

Jean-Jacques N’diaye