Peinture et urbanisme
Le film de Labarthe autour de Tapiès est un documentaire précis sur un homme en train de créer, dans ce que cela implique d’éminemment concret et prosaïque : les heures qui défilent (« 12 mars 9 h… 9h30… 3 jours plus tard »), la méticulosité des gestes (les tréteaux, les bois, le vernis, la poudre de marbre que l’on jette), la précision des sons créant une illusion de proximité (le pinceau dans l’eau et ses clapotis). Il est aussi un film distancié, que sculpte la jouissance des mots off (« Rien n’est secret, mais tout est mystère… clignotement des certitudes… Tapiès agresse le corps de son tableau »). Les deux dimensions s’entremêlent, au point qu’elles ne peuvent être différenciées, évoluant dans un total équilibre cinématographique, où la voix off et les gestes in tissent ensemble une troisième réalité, toujours ambiguë, jamais hiérarchisée (la technique est métaphysique et vice versa).
À moins que le sujet du film ne soit encore ailleurs : la ville, Barcelone, qui ouvre et clôt l’opus n’est-elle pas, au fond, la figure centrale de ce film ? Une caméra d’altitude virevolte au-dessus des maisons modernes, avant de strier, à la fin, le port industriel et les immeubles élancés vers le ciel bleuté. L’artiste dans son milieu, dans son espace, voilà le miracle du cinéma : donner à voir le lien à l’environnement (au-delà du hasard ou de l’aliénation que celui-ci pourrait provoquer), prolongement de l’atelier de l’artiste, et aussi de son corps. D’ailleurs quand Labarthe en 1999 fait un de ses Cinéastes de notre temps sur Cronenberg, ne fait-il pas aussi et conjointement un film sur Toronto, ses tours transparentes et ses ascenseurs vitrés perchés dans le vide ?
Le corps du peintre
Les œuvres de Saura, elles, existent de plain-pied dans le monde, hors du musée ou de l’atelier, dans un espace naturel que parcourt l’artiste, tel un personnage de fiction, tout droit sorti d’une nouvelle alambiquée de Borgès. Le film découpé en « Nuances » (« Toute l’Espagne est grise… Le noir, odeur de cierges éteints ») a quelque chose de totalement décalé, si bien qu’il faut du temps pour comprendre que nous sommes bel et bien en train de regarder un film d’art : au début, le film de Berzosa a même l’air d’être un film scientifique sur le bacille de Koch (bacille tuberculeux). À la fin, Saura silencieux regarde ses œuvres brûlées sur une longue plage déserte, où se couche le soleil à mesure que la caméra recule. Un peu comme dans le désert de La Cicatrice Intérieure de Philippe Garrel, on assiste ici à un rituel de destruction et de célébration violent et apaisant, qui dérape vers le rêve.
Entre ces extrêmes, ce film-puzzle se canalise pourtant autour de quelques entretiens avec l’artiste, qui, mis en confiance par ce dispositif quasi-fictionnel, se livre sans pesanteur et sans fausse pudeur, laissant venir à ses lèvres une incroyable douceur du verbe. Saura nous montre son corps (malade et boîteux) avec lequel il entreprend un travail physique quotidien dont l’aboutissement est la peinture. Sa naïveté est celle d’un Keaton ou d’un Stroheim. Il réfute le mot romantique d’inspiration. Son credo : « Je suis plus un travailleur qu’un mage. Le peintre est assez aliéné pour croire qu’il va changer le monde, et assez lucide pour savoir que son chemin ne mène nulle part ».
Peinture et science fiction
Chez Loizillon, les artistes apparaissent comme des êtres venant d’ailleurs, intercesseurs avec des mondes (d’en-deçà ou d’au-delà) invisibles à l’œil nu, et aux corps parfaitement immatériels. Dans des univers bleutés totalement irréels qu’ils traversent à la manière des films d’anticipation, Roman Opalka et Georges Rousse montrent leur travail à la caméra qui les observe comme des individus absolument impénétrables et hermétiques (même si les films eux mêmes ne sont pas hermétiques : ils créent à chaque plan du suspense, donc du désir). Les plans sont courts, les luminosités sophistiquées. Si le premier explique (« Visualiser le temps »), le deuxième, évoluant dans des hangars en décomposition, reste totalement muet. Seules les associations d’images nous donnent alors à comprendre son travail qui, comme les performances, est un art de l’éphémère. Les deux artistes en tout cas exhibent leur obsession, comme si le spectateur était invité à entrer directement à l’intérieur de leur névrose. Dans ces nuits quasiment fantastiques, on se souvient d’un homme, filmé en contre-plongée, qui court on ne sait où (Rousse), et d’un autre (Opalka) qui, seul derrière sa petite fenêtre allumée au milieu de la nuit noire, compte à haute voix en polonais. Les nombres ainsi prononcés, sont inscrits avec de la peinture blanche sur une toile de plus en plus blanche. Le jour du tournage, Opalka en est à quatre millions : chez l’un et chez l’autre, chaque objet devient fétiche, chaque comportement une manière de s’approprier la mort, chaque geste sacré. Opalka enregistre chaque infime temps de sa vie disséquée (toile, magnétophone, appareil photo). Rousse photographie ce qui, de son travail plastique et spatial, se brise, devant ses yeux, sous le fracas d’une pelleteuse géante. L’un et l’autre appellent la mort, la repoussent, la frôlent, s’en échappent, la tentent, comme dans un exorcisme où il faudrait se sauver soi-même de l’ultime crépuscule. La mort sculpte la vie. Elle sculpte l’art aussi.
Matthieu Orléan