Quand passent les images
Les grèves de décembre ont été très largement couvertes par les médias. Les rues de Paris se sont trouvées soudainement envahies de caméras : journalistes, grévistes, touristes, cinéastes, tous venaient « couvrir » l’événement. Noyés sous un flot d’images et de brouhaha, nous en aurions presque oublié que des hommes et des femmes avaient cessé de travailler pour se battre contre un projet dont ils ne voulaient pas. Parmi eux, certains, munis de caméscopes, se sont « improvisés » le temps d’une grève en gardien de la mémoire. Des heures d’images ont été enregistrées. Pourtant, que nous en reste-t-il ? Des grévistes en assemblées générales, des votes de reconduction pour vingt-quatre heures, des manifestations, l’ambiance des locaux occupés. Il ne reste que des images d’où la parole est absente, oubliée…
Oubliée dans la démarche : les grévistes ne se donnent jamais la parole. Se l’interdisent-ils ? Les protagonistes dénoncent cette parole trop souvent disloquée, mutilée par de furtifs montages télévisés. Mais aussi oubliée, du fait même des limites techniques, par une machine qui n’enregistre que du bruit et non du son.
Entre souvenir et mémoire, il y a un pas. Ces vidéastes amateurs l’ont ils franchi ?
Difficile à regarder dans leur intégralité, ces documents sont parfois parsemés d’éléments intéressants. Derrière leur quotidien ils nous présentent un lieu de travail souvent perçu comme aliénant et qui devient ici un espace de liberté, de discussions, d’échanges. Mais ces documents sont aussi des armes à double tranchant. Pour celui qui ne l’a pas vécu de l’intérieur, ne reste qu’un sentiment carnavalesque de ce qui s’est réellement passé : des « nantis » qui boivent, rient, chantent, votent… Le sens profond s’en trouve annihilé. Faute de conserver une mémoire, ce trop plein d’images court le risque de tronquer l’histoire.
Mais la télévision n’est pas la seule responsable de ce regard monolithique. Le support technique l’est tout autant. La facilité de maniement, la possibilité d’effacer une image enregistrée, le temps dont on dispose : autant d’atouts qui, mal utilisés, desservent l’utilisateur. Le sens manque. Il fait défaut. En comparaison, les documents amateurs super 8 révèlent souvent une démarche cinématographique. Les quinze mètres de pellicule dont on dispose, soit trois précieuses minutes, amènent à réfléchir sur « ce que je filme » et surtout « comment je le filme ». Ainsi dans un document aussi banal que « Vacances à la Baule, été 76 », on peut retrouver des tentatives de maîtrise de l’espace et du temps, éléments fondamentaux du cinéma. L’ellipse de temps et de lieu, l’utilisation modérée des mouvements de caméra peuvent être présentes dans ces films, allant même parfois jusqu’à laisser « entrevoir » des sonorités, voire une parole… L’imaginaire du spectateur et la construction des « séquences » se substituent au microphone.
Ne parle-t-on pas de « film » super 8 et de « cassette » vidéo ? La question reste donc posée. Ces images d’amateurs : mémoire interne ou mémoire collective ?
Arnaud Soulier