Les cent papiers de Sandra

L’enchevêtrement maîtrisé des récits : c’est la qualité la plus évidente de Passeport hongrois (2001) de Sandra Kogut. Cette cinéaste brésilienne vivant à Paris depuis dix ans y décrit minutieusement son parcours du combattant pour obtenir la nationalité hongroise que ses grands-parents possédaient avant d’être forcés de quitter, en 1937, une Hongrie « légalement » antisémite. La requête administrative de Sandra Kogut prend alors la forme d’une quête des origines – comment vivaient ses grands-parents à cette époque, pourquoi se sont-ils retrouvés au Brésil à la fin des années 30, comment ont-ils vécu leur arrivée dans le Nouveau Monde… – et d’une enquête archivistique – traquer les indices de leur naissance, de leur mariage, de leur départ… – pour répondre aux exigences paperassières de l’ambassade hongroise.

La sobriété stylistique – mise en récit croisée classique et efficace – s’avère essentielle à la pertinence du propos, à l’intensité des entretiens et au pouvoir d’évocation des images La recherche personnelle de Sandra Kogut s’imbrique en effet avec le témoignage de sa grand-mère sur la Hongrie de l’entre-deux-guerres, sur les premiers signes d’antisémitisme qu’elle a subis, mais aussi avec les souvenirs de sa famille restée dans les ghettos juifs de Budapest et leur récit des premières déportations organisées – par Eichmann lui-même – à partir de 1944… Simplement évoqué, ce contexte historique retient la plus forte leçon de Shoah de Claude Lanzmann : comme la question du pourquoi (pourquoi l’Horreur ?) est sans réponse, reste la question cruciale du comment (comment un juif hongrois obtient-il le laissez-passer pour fuir son pays, comment le reçoit-on dans le pays d’« accueil », comment un numéro de passeport griffonné sur un bout de papier peut-il miraculeusement permettre d’échapper aux trains de la mort ?…).

La demande du passeport hongrois par la cinéaste pourrait apparaître comme un simple prétexte pour narrer l’essentiel : la trajectoire d’exil de ses grands-parents. En réalité, elle rejoue plus de soixante-dix années plus tard, toutes choses étant égales par ailleurs – et cette assertion est importante – la même remise en cause de son identité, de son droit à être hongrois qu’avaient dû subir ses grands-parents à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En creux, apparaît la même interrogation philosophique du respect de l’Autre, de l’accueil – ou du rejet – de l’Étranger ou de l’Exclu. Loin d’être un prétexte, cette demande de passeport hongrois se lit des lors comme un enjeu politique majeur d’une extrême actualité (peut-on être citoyen sans parler la langue de son pays ? L’idée de citoyenneté européenne a-t-elle un sens ?…), au moment même où les gouvernements européens remettent à plat le droit de l’immigration et le statut des réfugiés et où la Hongrie patiente pour intégrer l’Union européenne en 2003.

Si l’on se dit parfois intérieurement que le récit de l’exil forcé et terrible des grands-parents devrait accélérer la procédure de naturalisation de la petite-fille, si l’on trouve même choquante l’absence de regrets exprimés par les représentants les plus officiels de l’État hongrois rencontrés par Sandra Kogut, c’est avec la même retenue que la cinéaste s’impose. Les situations ne sont pas équivalentes : la Hongrie de 2001 n’est pas la Hongrie nationale-chrétienne de Miklos Horthy, le régent du pays de 1920 à 1944, celle des «mille seigneurs et des trois millions de mendiants » décrite par les livres d’histoire. De même, la cinéaste ne tombe jamais dans la caricature de l’inhumanité de l’administration, des dédales de bureaux et de sous-bureaux où on l’envoie et d’où on la renvoie. Cette violence symbolique est décrite mais jamais jugée de manière simpliste.

Sandra Kogut le démontre ici sobrement : la réalité est plus complexe que les bons sentiments et l’angélisme, elle ne se laisse pas cerner par des jugements de valeur à l’emporte-pièce ou des rodomontades moralisatrices. Elle ne peut être qu’entraperçue par un travail minutieux de recollement des témoignages et des faits.

La grande justesse de ton tient enfin au soin que la réalisatrice met à nous épargner les détails des autorisations à filmer (dans les ambassades et les mairies, aux Archives…) qui n’ont pas dû aller de soi. Ici, pas de méta-film bavard qui tient trop souvent lieu de réflexion et de création chez d’autres documentaristes. Comme un danseur nous fait grâce, par un visage serein, de la souffrance de son corps au moment de la représentation, la cinéaste délivre le fruit de son travail sans autocélébration (ni auto-flagellation, ce qui est la même chose) mais avec générosité. Simplement. Cela donne un film essentiel, précieux et modeste. Une leçon de volonté et de résistance, de confrontation au réel. l y a de la force à puiser dans ce Passeport hongrois.

Sébastien Galceran