La juste place de l’homme en son jardin

Dans Manzan Benigaki – film « terminé » par Peng Xiaolian, à partir des rushes laissés par Ogawa à sa mort en 1992 -, un vieux paysan explique par des gestes amples que le meilleur endroit pour cultiver les plaqueminiers, c’est ici. Plus au nord, trop de brouillard empêche une bonne maturation des kakis. Plus au sud, le climat n’est déjà plus le même. Plus à l’ouest, la nature des sols est sensiblement différente, donc moins propice aux arbres…. Le documentariste japonais a tenté de saisir un lieu précis (presque mythique), une place juste, où tous les éléments se conjuguent harmonieusement pour la production d’un artisanat donné. Celui de la culture des kakis, fruits transformés, une fois séchés, en une friandise très prisée des Japonais au moment des fêtes.

Parce que les conditions sont réunies, les hommes se livrent ici à un travail qui coule de source. C’est cette évidence que ne cesse d’interroger Ogawa, d’ausculter même, tant elle exerce sur lui une constante fascination. Évidence de l’activité manuelle et de chaque geste qui la compose. Pas de mouvements superflus (économie que la caméra fait sienne également). Précision. Régularité. Sécularité. Transmission. « Et moi ? » semble se demander Ogawa. Comment accéder à cette évidence du geste « artisanal » dans le cinéma ? Question qu’il a choisi d’aborder – plutôt que de résoudre – par un cadre des plus serrés autour du geste, de la main de l’homme. Cette centralité de la main, il l’enregistre, la célèbre, de façon obsessionnelle mais totalement assumée, depuis la cueillette des fruits jusqu’à la confection et l’emballage de tresses de kakis séchés. Minutie de gestes mille fois répétés qui renvoie, dans un mouvement permanent d’aller-retour, à celle du regard d’Ogawa.

Gestes sus par cœur, pourtant toujours accomplis avec la plus grande attention. Grâce à une qualité d’écoute rare, au temps passé à ces rencontres (des années entières auprès des habitants de la région de Yamagata), 0gawa évite l’écueil des dérives « ethno-folklorique » ou nostalgico-passéiste qu’on craignait sur ce sujet.

Avant d’avoir donné à voir la maîtrise de l’outil, Ogawa aura montré les tâtonnements, les bonheurs et déconfitures de l’esprit humain aux prises avec l’invention. Scènes drolatiques autour des récits des différents « pères » de l’appareil à éplucher les kakis. Scènes désopilantes encore – et redoutablement ironiques – autour des témoignages d’un forgeron qui tente de motoriser, sans succès, le-dit appareil. Quelque part, dans le nord du Japon, l’homme est impuissant à mettre au point une machine qui remplacerait avantageusement l’outil traditionnel, fait d’éléments hétéroclites récupérés sur des vieilles carcasses de vélos. A l’image du vieux forgeron « tou de machines » qui a longuement expérimenté avant d’obtenir un outil satisfaisant, on imagine sans peine le parcours de la réflexion d’Ogawa pour parvenir à accorder son film à une population qu’il s’est donnée comme objet d’étude. Un seul exemple : huit heures de pellicule ont été nécessaires pour faire naître une scène de quelques minutes: moment magnifique du film où l’on découvre les variations du soleil tout au long du jour sur des kakis suspendus dans le séchoir. On accède à une dimension onirique par ces images rayonnantes de centaines de boules orangées suspendues en grappe dans la lumière.

En s’attachant au lent processus de transformation d’un fruit (quelle plus belle métaphore ?), le film invite à suivre les traces d’un véritable parcours initiatique qui nous éclaire sur la fonction essentielle du travail. Une fonction organisatrice, créatrice de lien, qui donne sa place à chacun dans le même temps qu’il le relie aux autres.

Bien au-delà encore de cet enseignement précieux, restent de Manzan Benigaki des images d’une éclatante beauté formelle et des récits d’une grande force émotionnelle. Film offrande, dans le droit fil de la tradition qui veut qu’à Kaminoyama, les paysans laissent sur les arbres, après la récolte, quelques kakis pour les oiseaux. Peut-être est-ce cela le vœu testamentaire d’Ogawa: déposer des films çà et là, comme des cadeaux, pour les générations futures…

Céline Leclère