Chronique lussassoise

« – Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

– La question ne se pose pas. Il faut inventer d’autres territoires, sortir de la cinéphilie, de la mélancolie.

– C’est une racine.

– Mais une racine pourrie. Il s’agit toujours d’être libre. Quand la mémoire pèse trop on n’avance plus.

– Ce que tu dis est d’une connerie totale. »

Coincé sur sa chaise en plastique au bout de la quinzième rangée de la salle 5, Franck remplissait les pauses de la première journée « Cinéma et Arts contemporains » avec des dialogues imaginaires où il réagissait sans se mouiller aux propositions avancées. Films essais, dits nouvellement prototypes, vidéo-art et documentaires-installations, croisements in et greffes hype, il avait l’impression d’être au cœur du cyclone, là où se jouait quelque chose de fondamental de son temps : le fantasme d’une tabula rasa, d’un recommencement absolu.

Fantasme candide d’une génération, pensait-il, qui à l’inverse du documentaire généalogique « classique », se rêve souvent affranchie du poids des aînés, et même privilégiée parce qu’elle traverse une période de grands bouleversements techniques et économiques. Il griffonnait ses notes sur le petit cahier bleu qu’il avait chipé à Jérôme, avec en couverture une photo de Dana Andrews

– « Ça fait contrepoids »

Le soir venu et Martine retrouvée, il put s’épancher enfin :

– Il y a tout de même une naïveté à toujours croire à une nouvelle donne : c’est rassurant pour tout le monde, professionnels et critiques y trouvent leur légitimité mais enfin de quoi s’agit-il ?

Martine repoussa ses longs cheveux d’un geste nonchalant :

– Tu sais ton copain d’hier, il m’a pas lâché de la journée. Sa version, c’est qu’on se met le doigt dans l’œil dès qu’on pense ces films comme une catégorie esthétique. C’est tout au plus un cadre institutionnel, qui peut effectivement recouper certains invariants dans le cas de films un peu figés, caméra bétonnée au sol ou mauvaise digestion d’Akerman. Mais pour le reste, tout regroupement est illusoire : regarde Rousseau, devenu parangon d’un cinéma d’installation alors qu’il est bressonien à mort !

– T’as appris la leçon toute seule ou il t’as fait répéter ?

Sagouin, pensa Martine.

– Il y a quand même un lien très clair entre documentaire et installation, reprit-elle vite pour donner le change : du cinéma moderne à sa version actuelle, éclatée et impure, il y a ce même souci de raréfaction des images.

– Ce qu’on a appelé les « films de blocus » ! Cinéma Cuba : finis l’innocence et les jeux de réappropriation, pop age & pop art, terminus tout le monde descend. Il faut lutter contre l’overdose des images, s’extraire de la glue visuelle. Minimalisme des plans, des histoires, des affects, des raisons. Trente ans que ça dure.

– Tu les aimes, toi, les films prototypes ?

Gaël Lépingle