Green Bar, midi. Martine observait son petit rituel du matin : un café trop chaud, un croissant trop mou et la lumière ardéchoise plein le ciel.
Et puis, bien sûr, le Hors Champ du jour : un coup d’œil d’abord sur la grille du programme, et aussitôt la chronique.
C’est la fin. Elle avait compris que Jérôme ne reviendrait plus à Lussas. Il avait accompli son parcours, mis une distance pour de bon avec le cinéma de l’enfance. Désormais il n’aurait plus besoin de confronter à ce point son désir de cinéma à l’ogre documentaire, de se partager entre amour et désamour du cinéma du réel. Exodus, Preminger, le cinéma tant aimé, avait été interrogé avec une intensité sans pareil durant cette semaine mouvementée. Martine aimait à penser qu’il était libre, sans doute, enfin, libre de trouver sa voie, de s’affranchir des amours anciennes sans pour autant céder au tout venant d’une hypothétique modernité.
La navette s’était garée. Martine traversa la rue pour y engouffrer ses sacs remplis de catalogues, DVD, documents professionnels et petites notes informes.
Elle se serra contre sa voisine pour libérer la dernière place restante.
– Je regrette juste de pas pouvoir assister à la programmation des films de Marc Isaccs, commença la voisine d’un ton accort. On m’en a dit beaucoup de bien.
Martine n’étant pas en mesure de converser, elle se plongea ostensiblement dans la lecture de son petit carnet vert. Elle tomba sur la page du 12 juillet, l’interview JLG de Libé (encore un héritage de Jérôme, pensa-t-elle tendrement). Elle lut :
« Avec la petite caméra vidéo portable, chacun regarde tout en même temps avec les deux yeux, localise sa proie et l’avale. Le cinéma c’était un œil, un seul. Maintenant, il n’y a plus un seul cil qui fait sens, donc tout le monde peut filmer… Tout ce discours sur la caméra qui tue : c’est exactement le contraire. C’est son absence qui tue. »
Martine n’était pas une fanatique du vieux sage de Rolle mais elle appréciait la façon dont sa tristesse consommée pouvait encore se marier avec une capacité d’alerter, de mettre en garde contre les illusions contemporaines.
Le moteur du minibus se mit en marche. Martine allait fermer la portière, quand au dernier moment un retardataire essoufflé se jeta sur la place restée vacante.
Ils échangèrent un regard gêné. Un sourire. Ils n’eurent pas envie, pas besoin d’échanger le moindre mot. Ils sentirent soudain, l’un contre l’autre ballottés par les cahots de la route, que la vie les emmenait ailleurs, l’un sans l’autre. Jérôme comprit que jamais plus Martine ne pourrait lire la chronique lussassoise de leurs questionnements cinématographiques et sentimentaux, que ce temps avait pris fin. Il vit les larmes lui monter aux yeux : il quittait Lussas, il quittait Martine, les attachements adolescents et les longues amours, tout s’évaporait. Le travail du deuil allait commencer, il en sentit la douleur, et la joie infinie.
La liberté.
Gaël Lépingle