Chronique lussassoise

Cinéma de l’enfance. Paul Newman, contemplant avec Eva-Marie Saint « sa » vallée de Jezraël, s’inquiète de l’avenir du pays, des déchirures intestines qui lui semblent inévitables. La blonde états-unienne répond de ses beaux yeux bleus que les différences entre les hommes sont fabriquées. Newman s’insurge : « Don’t ever believe it. People are different. They have the right to be diffe-rent, they like to be different. It’s no good pretending that differences don’t exist, they do. They have to be recognized and respected ». Profondeur du paysage, de la croyance, du scope hollywoodien.

On entrait dans la deuxième partie de la nuit ; les conversations battaient leur plein au Blue Bar, entre inquiétudes prosaïques (se fera-t-on virer à 3 heures comme des malpropres, style mercredi ?) et retours sur l’invraisemblable déprogrammation de certains films israéliens.

Tandis qu’il se récitait mentalement les dialogues de son Preminger fétiche, Jérôme cherchait Martine des yeux. Elle apparaissait et disparaissait au gré des mouvements de foule et de danse. C’était le dernier soir, maintenant ou jamais.

L’éclat des voix le ramena au cœur de la conversation. Y aurait-il des films qu’il ne serait soudain plus possible de montrer, des films dont la vision devienne trop difficile, sujette à mésinterprétations, à un décalage historique problématique ? Jérôme pensait que non, que le cinéma aurait toujours raison, que les traces de la pensée humaine ne pouvaient pas se dissoudre, être invalidées, sous l’effet de la marche de l’Histoire. Seulement il y avait Exodus. Il se tourna vers Olivier :

– Comment faire ? Gallagher, Lourcelles, Douchet, tous amoureux éclairés de l’œuvre de Preminger, accordent que c’est l’un de ses plus grands, sinon son plus grand film. Mais sans TCM ou l’édition DVD américaine, impossible de le voir en France depuis au moins dix ans.

– C’est évident, s’esclaffa Olivier, la propagande sioniste à son apogée ! C’est in-re-gar-dable !!!

– Ça raconte beaucoup sur la façon dont on pouvait encore rêver Israël à l’époque. C’est facile aujourd’hui de juger ça ridicule ou criminel.

– C’est plutôt la vérité enfin révélée du spectacle hollywoodien, industrie coloniale et sioniste qui dès l’origine a conçu la mise en scène comme un enjeu de conquête de l’espace par le découpage et la scénographie.

Ce fut le coup de grâce. Entre la fatigue, l’alcool, la tristesse et l’angoisse de manquer Martine, Jérôme explosa :

– Tu compares la sublime scénographie premingerienne à la colonisation des territoires occupés ? Ah, c’est vrai, heureusement Antonioni est arrivé et les petits-bourgeois ont pu défendre le cinéma sans se salir les mains. Bienvenue dans l’ère des discours exclusifs et autres leçons de morale, ça mène aux purificateurs éthiques qui s’en prennent aujourd’hui à l’œuvre de Handke et à l’adolescence de Grass, tellement sûrs d’eux, tellement au-dessus de l’Histoire. Lussas en est plein, d’ailleurs, une vraie fourmilière !

Jérôme s’interrompit, les pensées se bousculaient en lui sans mesure. Comment la mise en scène de Preminger, si légitime dans ses autres films, pouvait-elle avoir soudain tort, dire le monde avec une telle torsion ? Cinéma de l’enfance, « grand consolidateur d’imaginaire » dont parlait Georges Corm lundi, comment lui conserver une tendresse possible ?

Le visage de Sal Mineo effaça les dernières pensées claires du jeune homme. Jérôme s’endormit tout d’un coup. Preminger, Israël, Martine, tout avait disparu.

Gaël Lépingle