Voilà. Il est midi, plein cagnard, Jérôme a chaussé ses lunettes de soleil pour qu’on ne voit pas ses yeux rougis. Il remonte la rue, prend à gauche, sort du village ; dépasse le Cinémobile. Les champs, la crête des plateaux au loin. « Un grand nombre de situations de la vie quotidienne est en fait gouverné ou informé par des structures algébriques ». Il respire, le film de Godard sur René Thom s’imprime en lui, doucement, irréversiblement. « Quand deux amoureux se quittent et que l’un sent ça comme une catastrophe, ça peut s’interpréter avec ce genre de formalisme ». Il ralentit son pas, s’arrête. « Ça permet de se distancier de l’objet, de le voir en tant que forme géométrique… Et de ce fait il vous devient en quelque sorte plus étranger ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il avait tout pris au pied de la lettre. « On échappe à la force d’attraction de la sémantique… » Enfin ! La géométrisation du langage et la théorie des catastrophes, les mathématiques comme idéalisation et schématisation de situations concrètes, bon, il se demandait bien quelle application pratique il pourrait en tirer pour comprendre Martine, mais il fallait, il devait y avoir une solution dans tout ça. Il était cependant prévenu : « On ne peut réaliser tous les mouvements possibles qu’à condition qu’il soient inefficaces. Si vous voulez réaliser une structure algébrique dans son intégralité, si vous voulez faire une infinité de pas, par exemple, vous sortirez de votre domaine d’habitabilité et vous périrez ».
Que le formalisme puise autant dans l’expérience humaine pour y retourner aussitôt, c’était un baume, une réponse à bien de ses interrogations, au moins de spectateur. Tout voir en termes de lignes et de surfaces, de courbes de contours apparentes et de projections, s’extraire non pas de la matière mais de la sémantique, c’est-à-dire de la science du sens et de la signification, le grand emmerdement de Jérôme (et il n’était pas le seul à Lussas). Quelle belle idée, de donner à des phénomènes de mutation ou de discontinuité, le nom de catastrophes. Il avait suffi d’un mot à priori inapproprié, déplacé de son usage habituel, pour que le monde se réordonne autrement. Son chagrin devenait un jeu, il traçait mentalement des rapports, des équivalences, des graphiques entre sa vision des choses et celle de Martine. Il regardait les câbles des poteaux télégraphiques, le tracé des clôtures et des champs à perte de vue, la ligne d’horizon tout au loin. Mais comment géométriser Martine ?
« Les mathématiciens sont comme des enfants qui cherchent à avoir plus, qui désirent… Il y a du désir comme tentation de l’être humain de grandir ». Jérôme méditait là-dessus : ne pas viser le but, mais saisir l’occasion du but, pas le pied de la lettre, mais le haut, l’air au-dessus, pour pouvoir respirer. Au moins respirer. Et tant pis pour les rêves. De toute façon, comme disaient Thom et Godard : « C’est une idée matérialiste, de dire il faut rêver. Les mathématiques sont intéressantes non pas pour réaliser son rêve, mais pour arriver à ré-élever son rêve »… le tout sur une chanson de Marilyn.
Il venait de voir le plus grand film romanesque jamais projeté à Lussas.
Gaël Lépingle