La peinture au cinéma, c’était pas le truc de Martine. Jérôme, qui brûlait d’envie de découvrir les critofilms de Ragghianti, dut se plier aux goûts de la demoiselle. Puisqu’on avait commencé avec Srebrenica, il fallait finir avec Warriors…
– Toi qui parlais hier de distance, c’est quand même intéressant de voir comment la fiction peut à son tour traiter le sujet !
Jérôme était battu sur son propre terrain. Qu’à cela ne tienne, la fiction, la distance, l’occasion était trop belle, en attendant l’extinction des lumières, de briller aux yeux de Martine en ressortant aussi sec son petit Preminger de poche (en dehors du fait que Jérôme lise un peu trop Skorecki, Preminger était depuis longtemps son dada préféré).
– On a parfois tendance à opposer la distance et la subjectivité, alors que pas du tout ! Regarde Exodus, c’est un film sur l’arrivée des juifs en Israël en 1947, raconté par un homme qui n’est pas à moitié sioniste, et où on ose montrer les terroristes de l’Irgoun sous un jour carrément humain, donc il y a tous les éléments de la plus grande subjectivité. Mais comme Preminger a un point de vue bien marqué sur chacun des personnages, il peut se permettre de poser sa caméra très loin d’eux, et ce faisant il les met tous à égalité.
– C’est pas la distance de la caméra qui fait qu’on a une distance sur le sujet, ce serait trop simple !
– Ben tout dépend comment on l’utilise cette distance. Là, grâce à la façon dont sont utilisés le scope (tout le monde dans le cadre) et la durée, trois heures tout de même, on a constamment le sentiment d’un certain partage, et ceci alors qu’on nous raconte l’histoire d’une partition. C’est un peu une formule, mais c’est vrai que là Preminger filme l’inverse de son scénario, et c’est ça qui donne cette sensation d’objectivité ! Plus les personnages sont pris dans des filets, capturés, assiégés, plus il y a d’air autour d’eux !
La lumière s’éteignit. Toute la journée Jérôme bassina Martine avec Preminger, jusqu’à la projection de La Terre des âmes errantes. Jérôme en sortit piteux. Il avait confondu quelques personnages, Martine avait dû lui expliquer, pendant une séquence qu’il ne comprenait pas, qu’on pouvait manger les insectes grillés, et la durée de certains plans lui échappait complètement.
– Arrête de vouloir chercher du sens tout le temps ! Tu te creuses la tête et tu te fatigues et pendant ce temps-là tu ne vois rien.
– Ben toi tu fais quoi pendant qu’on te montre des gens sur la route ou en train de creuser à tire-larigot, t’es bien obligée de penser quelque chose ?
– Je sais pas, je me mets à la place du réalisateur, et s’il insiste sur un plan, insidieusement, comme ça, je me retrouve dans le plan, et c’est suffisant.
– Moi j’ai besoin d’être dirigé plus que ça.
Martine comprit très bien comment Jérôme avait besoin d’être dirigé, elle lui prit la main, et ils allèrent oublier Preminger au Blue Bar.
Gaël Lépingle