Chronique Lussasoises

Jérôme ne le reconnut pas tout de suite. Il le vit embarquer les dernières prunes de l’étal, puis glisser ses petites pièces dans la boîte à lettres.

 – Franck ! Ça alors !

Eh oui, on avait beau faire des centaines de kilomètres, c’était toujours sur d’anciennes connaissances pari- siennes qu’on retombait. Mais Franck, cela faisait tellement longtemps… Et par où commencer ? Plutôt que de se donner des nouvelles, le mieux était de parler cinéma.

– Tu vas voir quoi ? lança Jérôme.

– Nettoyage du jeudi . Tu veux des prunes ?

– Ouais, merci.

Jérôme mordit goulûment. Une prune, deux, trois, à pleine bouche.

– J’aime bien, mais tout le monde lui reproche son esthétisme. Genre c’est suspect, ça caresse le spectateur dans le sens du poil et consorts. Moi je trouve qu’il y a une certaine hypocrisie à décrier notre aliénation potentielle, ce “besoin d’élévation” si pathétique, alors que les grandes œuvres d’art sont devenues depuis des lustres des objets de consommation culturelle ayant les mêmes fonctions. Il s’agit encore et toujours de combler un vide, pour chacun à sa façon en fonction de son milieu socio- culturel. Perso, “l’assouvissement c’est l’asservissement”, ça me gonfle un peu.

C’était une perche, Franck saurait-il s’en saisir ?

– Euh… ah oui ?

– Ouais, ben c’est Mondzain quoi.

Jérôme extirpa ses notes de son pantacourt chiffonné : « Le monde de l’asservissement est celui de l’assouvissement, celui des images réclame le maintien d’une soif. » Je trouve ça dommage de séparer comme ça…

Franck sortit tout d’un coup de son silence.

 – Enfin tu ne peux pas vouloir avec autant d’innocence un cinéma de poésie ou de rêve, alors que les nouvelles pathologies sont tellement liées à des déficits de reconnaissance du réel, au point que c’en est devenu la caractéristique de notre société !

Jérôme en avala trois nouvelles prunes :

– Oui, je vois : peut-on dans ces conditions vanter les mérites de la sublimation ?… Mais pour nous, pour ceux qui sont nés dans cette confusion, il n’y a pas de quoi en faire une tragédie telle qu’elle oblige à se censurer de tout plaisir onirique. Dans Nettoyage du jeudi, on s’extraie du monde au lieu de s’y fond- re et le mental flotte au lieu de travailler. Bon. Mais s’extraire un temps du monde ce n’est pas forcément le fuir. Si on ne respire pas beaucoup, c’est pour reprendre quelque chose comme un nouveau souffle.

Franck tendit sa barquette à Jérôme. Il restait encore deux prunes. Jérôme hésita :

– On partage ?

– Non vas-y, tu peux finir. On en reparle plus tard ?

Jérôme se retrouva comme deux ronds de flan. Il eut honte. D’avoir tant parlé, d’avoir caricaturé ses émotions et ses pensées, tout à la hâte de prouver le bien-fondé de sa position. Pour lui, de toute façon, ”le nettoyage du jeudi“ serait surtout intestinal ; demain, il précisera les choses.

Gaël Lépingle