« C’était peut-être ce silence-là que je voulais pointer »

Dans Fils de Lip, Thomas Faverjon retrace le parcours de ses parents, ouvriers à l’usine Lip lors des luttes de 1973-74 et 1976-81. Il offre son film en cadeau à sa mère et à « tous les laissés pour compte de la deuxième restructuration ».

Fils de Lip annonce d’emblée son ancrage subjectif. Le film retrace en partie le déroulement des conflits dans l’usine Lip, mais c’est surtout un film sur vous. Comment avez-vous effectué cet arbitrage entre l’histoire collective, publique, et l’histoire intime familiale ?

Il y avait des images qui m’avaient marqué enfant et qui n’avaient pas de mots… Au départ, je ne voulais pas que ce soit un film sur moi, je voulais faire un film pour comprendre ce qu’avait pu vivre ma mère. Il y avait une souffrance chez ma mère. Et il me semblait qu’on n’expliquait pas vraiment l’échec de cette aventure. Je voulais lui dire qu’elle n’avait pas à souffrir de cette histoire, mais je me suis rendu compte que cela m’avait profondément marqué et que je devais l’accepter. C’était peut-être ce silence-là que je voulais pointer.

Vous commencez votre film par un plan où la caméra filme le sol, comme si elle avait été allumée par inadvertance. Pourquoi ce choix ?

Cela a été un grand débat pour garder cette séquence que j’aime beaucoup. La femme qu’on entend, Fatima, voulait tantôt être à l’image, tantôt ne pas y être. Et du coup, cette première séquence est emblématique de la suite : il y a ceux qui veulent parler et ceux qui ne parlent plus.

Et vous semblez forcer vos parents à parler…

Je voulais que mes parents soient victorieux, qu’ils me disent qu’ils s’étaient battus pour ce qu’ils croyaient. J’aurais voulu entendre : « On a cru à la cohésion, on s’est battu et ça c’est mal fini », mais je ne l’ai jamais entendu de leur bouche.

Les questions adressées à vos parents ne trouvent pas de réponse. « À toi de voir ! », dit votre père. Avez-vous choisi de parler pour eux ?

Je ne voulais pas de voix off narrative qui dise : « Moi je ». Comme mes parents ne me disaient pas ce que je voulais entendre, j’ai introduit une voix off qui joue un peu le rôle de la parole fantasmée de mes parents. Du coup, je m’exprime à la place de mon père, pour dire ce que je voulais entendre.

Mais j’avais l’impression que je ne posais pas les bonnes questions. Je n’arrivais pas à faire le film, à relier les sentiments contradictoires d’échec et de victoire. Au moment où j’ai travaillé avec ma monteuse, j’ai compris que j’étais dans le fantasme, que mes parents ne m’en diraient pas plus. Et j’ai accepté l’idée que je voulais en fait raconter ce que j’avais ressenti enfant.

Lip pour moi, c’est mon enfance : « Une usine, mais une usine où il y avait une garderie où les gens mangeaient ensemble le midi, où il y avait des A.G., où mon père travaillait et où on gardait l’usine le dimanche. »

Alors mon dispositif a complètement changé. Je suis retourné voir les anciens de Lip et je leur ai dit : « Je vais vous raconter mon histoire avec Lip. Pour moi, c’est trois émotions : la joie, la tristesse (liée au vote d’octobre), la violence (le suicide). Voilà mes mots, quels sont les vôtres ? »

Vous êtes alors confronté à des constats amers. C’est comme s’il n’y avait pas eu de résignation mais une forme de désenchantement.

Oui, je crois que c’est ça. J’ai l’impression que c’est cela qui fait souffrir. Ce n’est pas de dire qu’on a échoué dans une lutte face aux diktats économiques, mais parce que nos amis, nos frères se sont comportés comme les patrons. En même temps, tous n’étaient pas dans la perspective d’une lutte finale. Il y avait plein de courants chez Lip. Mes parents ne cherchaient pas l’autogestion, ils avaient besoin d’un chef, ils cherchaient un travail. Tout le monde n’était pas dans cette optique-là.

Et puis, je voulais faire un cadeau à ma mère, lui donner quelque chose de glorieux. J’ai été chercher les mots d’autres Lip pour les lui donner : « Voilà comment tu pourrais dire les choses. Ta souffrance était partagée par d’autres.»

Propos recueillis par Antoine Garaud, Anita Jans et Nathalie Montoya

« J’ai vu toutes ces filles et j’ai pensé fourmis »

Toute explosion industrielle apporte son lot d’illusions. Ainsi dans la banlieue d’Hanoi, se construisent des quartiers d’ouvriers au sein desquels vivent de nombreuses jeunes filles issues des milieux ruraux. Leur rêve : devenir ouvrière. Dans son premier film Giac mo la cong nhan – Rêves d’ouvrières, Thao Tran Phuong va à la rencontre de trois d’entre elles…

Qu’est-ce qui a motivé ce film ?

Je suis rentrée au Vietnam après trois années passées en France. Je me suis intéressée à ce qui s’était passé dans le pays, notamment en visionnant des reportages sur des quartiers ouvriers. J’en ai vu un sur les mariages à la chaîne : comme les ouvriers n’ont aucun congé, ils se marient le dimanche dans des restaurants donnant sur une autoroute.

Ces reportages m’ont fait comprendre deux choses. Premièrement : il est enfin possible de parler des problèmes des ouvriers. Deuxièmement : les ouvrières sont déconsidérées dans la société (problèmes d’avortement par exemple). Ça m’a dérangée. Selon la constitution, les ouvriers sont les « Maîtres du Pays ». D’ailleurs, quand j’étais petite, les ouvrières étaient décrites comme des héroïnes. Mais maintenant, elles ont mauvaise réputation. Je pense qu’elles n’ont tout simplement pas le choix pour gérer leurs problèmes sociaux. Voilà pourquoi je me suis intéressée à cette question.

Comment avez-vous rencontré les trois protagonistes ?

C’est en fait une vraie rencontre. J’étais en repérage dans le quartier des ouvriers près de Hanoi. Au début, j’avais le projet de filmer quatre jeunes ouvrières qui sortaient tout juste du lycée et qui partageaient un logement de neuf mètres carrés. L’idée était de raconter leur rythme de travail à la chaîne seulement à travers leur vie quotidienne. J’ai imaginé de filmer l’espace de ce village qui se transforme à toute vitesse en quartier ouvrier. Mais au bout de quelques jours, l’une des quatre filles a refusé. Peut- être que ma manière de leur expliquer le projet était trop pesante. Elles ont dû craindre de devoir incarner à elles seules la lutte de la classe ouvrière. Du coup, je me suis retrouvée au bout de deux semaines de repérages sans personnage et j’ai décidé d’aller voir du côté de l’entrée de l’usine tout en sachant que je ne filmerai pas dans la zone industrielle.

C’est là que Dinh, l’une des protagonistes du film, m’a remarquée. Elle est venue vers moi et m’a demandé : « Tu travailles dans quelle usine ? ». J’ai hésité puis j’ai dit que j’étais ici pour un projet de film. Elle m’a répondu : « Tu habites où ? Je viens chez toi, j’ai des documents et des choses à raconter. » En une soirée, elle m’a raconté sa vie. Plus tard, elle m’a conduite dans le quartier où j’ai rencontré les deux autres jeunes femmes. Le sujet sur le monde des ouvriers, c’est moi qui l’ai choisi, mais ce sont les personnages qui m’ont choisie.

De quelle manière avez-vous abordé la réalisation avec les trois jeunes femmes ?

J’ai commencé à filmer trois jours après la première rencontre avec Toan et Ngan. Il y avait une urgence dans la vie de ces jeunes femmes. J’ai donc décidé de filmer cette « dramaturgie de l’urgence » issue de leur recherche d’un travail : dépôt des dossiers de candidature, entretiens d’embauche… Ce sont les personnages avec leur vraie motivation qui m’ont amenée jusqu’au bout du film en très peu de temps. Chaque séquence a été tournée comme si c’était la dernière puisque j’étais complètement dépendante des aléas de leur vie quotidienne.

Il y a aussi une dramaturgie qui se dégage à travers les plans de rues qui montrent l’arrivée des ouvriers à l’usine.

Oui, la première fois que je suis venue dans ce quartier, j’ai découvert ces foules qui se déplacent, à pied, à vélo, à moto. J’ai vu toutes ces filles et j’ai pensé à des fourmis. Ce mot-là est devenu un repère pour moi. Un mot comme ça révèle quelque chose. Ce n’est que vers la fin du tournage que je me suis rendue compte qu’il y avait une dramaturgie dans ces allées et venues autour de l’usine.

Comment ces femmes se sont-elles retrouvées dans la banlieue d’Hanoi ?

Ce sont des ouvrières issues du monde rural, souvent des jeunes en échec scolaire ou au chômage. Du coup, il y a un fort exode des paysans vers la ville. Dans mon film, il y a deux chocs : entre culture paysanne et urbaine ; et entre pays étrangers et Vietnam à cause des entreprises internationales qui y sont installées.

Des intermédiaires viennent au sein même des villages recruter la main d’œuvre. Une fois arrivés en ville, les candidats apprennent que ce « service » n’est pas gratuit. Ils ont alors une somme importante à payer à la boîte d’intérim s’ils veulent avoir la possibilité de trouver un travail. Ceux qui ne sont pas recrutés sont considérés comme des handicapés sociaux. Par ailleurs, il y a une réelle différence de traitement entre les intérimaires et les ouvriers directement engagés par les entreprises étrangères. Ce fonctionnement d’intérim est tout nouveau. Par exemple, le terme « ouvrier de service » que j’ai traduit par intérimaire n’existait pas il y a quelque temps. Comme il n’y a aucune législation, ce système est à la limite de l’illégalité.

Avez-vous réfléchi à un second projet de film ?

Je continue un projet autour de l’une des femmes : Dinh. À l’occasion des fêtes du Nouvel An, je l’ai accompagnée dans sa famille pour filmer son retour au village. Mais c’est encore en chantier.

Propos recueillis par Sandrine Domenech et Christine Seghezzi

« Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? »

Depuis les années soixante, les films du réalisateur israélien Ram Loevy s’attachent régulièrement à évoquer les questions politiques qui agitent le Moyen-Orient. Que ce soit à travers la fiction ou le documentaire, Ram Loevy ds’intéresse à l’humain, à l’Autre et son cinéma engagé témoigne, mais aussi participe de l’Histoire de son pays.

Pourquoi, dès votre premier film, avez-vous choisi de montrer Israël du point de vue d’un Palestinien ?

Nous sommes six millions d’Israéliens. C’est peu. Quelques milliers à peine ont la réelle possibilité de réaliser des films et beaucoup d’entre eux parviennent à évacuer le sujet. Pour moi, il est tout simplement impossible de l’éviter. Pour affirmer son opinion ou sa désapprobation, on peut manifester… ou faire des films. I Achmad était le premier film à traiter de la vie en Israël du point de vue arabe : dans les conflits, on ne voit que le côté bestial et cruel de l’ennemi. L’idée était de montrer aux Israéliens le côté humain des Arabes. En 1966, avant d’écrire le film, je produisais une série radiophonique qui traitait de la jeunesse arabe en Israël. Les Arabes étaient alors minoritaires et vivaient sous administration militaire – la jeunesse israélienne ignorait tout de ce qu’ils pouvaient vivre au quotidien. Le film (que j’ai écrit mais qui a été réalisé par Avshalom Katz) est né de cette série.

Il est difficile de définir le genre de ce film. Vous avez dit qu’il s’inspirait des films de propagande. Pourquoi ce parti pris ?

Ce film utilise les techniques des films de propagande sioniste. Il faut savoir que les caméras de l’époque n’étaient pas synchronisées et qu’elles ne pouvaient à la fois capter le son et l’image. Ces films se servaient de la voix off pour expliquer les faits, les émotions des personnages et dire ce qu’il fallait en penser. Nous nous sommes inspirés de ce « savoir faire » sioniste, mais nos intentions étaient diamétralement opposées. Il s’agit bel et bien d’un documentaire, écrit de A à Z. Il n’y a pas de comédiens : Achmad raconte et joue sa propre histoire. Même si ce film peut paraître un peu vieillot, je pense qu’il est important de le voir pour comprendre la genèse de mon travail.

Pourquoi choisissez-vous un genre plutôt qu’un autre pour aborder ces questions ? La fiction est-elle un moyen de traiter certains sujets ?

J’ai réalisé à peu près autant de films de fiction que de documentaires. Quand je travaille sur un genre, je regrette de ne pas avoir choisi l’autre : par exemple, cela peut prendre six ou sept prises pour faire pleurer une comédienne ; on préférerait alors voir une vraie larme. D’un autre côté, si on filme quelqu’un qui sanglote, on se demande : qui suis-je pour faire pleurer cette personne ? C’est un dilemme perpétuel.

Pour évoquer la question de l’origine des réfugiés, j’ai choisi la fiction. Hirbet Hizaa (1978) s’inspire du roman d’un auteur israélien très connu, S. Yizhar 1, qui relate l’histoire vraie d’un village dont tous les habitants sont évacués par l’armée israélienne, en 1949. Dans la pensée collective israélienne, les Palestiniens ont d’eux-mêmes quitté le pays en 1948, ce qui dédouane Israël de toute responsabilité : « Nous avons vécu l’Holocauste, c’est nous qui sommes les victimes. »

L’annonce de la diffusion du film sur l’unique chaîne de télévision israélienne a provoqué un énorme scandale. Cela signifiait admettre qu’Israël a une part de responsabilité dans la question des réfugiés palestiniens. Après des débats houleux et une déprogrammation, il a finalement été diffusé avant d’être rangé au placard pendant plus de quatorze ans.

Comment s’est passé le tournage de Gaza, l’enfermement, diffusé en 2002 ?

Le tournage a commencé juste avant la seconde Intifada et s’est déroulé sur plusieurs années. J’ai travaillé avec deux équipes, l’une israélienne, l’autre palestinienne. Il me fallait, en tant qu’Israélien, acquérir la confiance des habitants de Gaza. Ceux-ci me connaissaient à travers Hirbet Hizaa et me faisaient plutôt confiance, comme la femme que l’on voit dans le film et dont l’attitude change après le début de l’Intifada. Elle devient alors très aigrie, m’interpelle, me demande des comptes, avant de s’excuser.

Malheureusement, les gens de Gaza, qui ont pu voir le film sur la chaîne Al Arabiya, ne savent pas qu’il a été réalisé par un Israélien, les noms ont été coupés au générique. Cela m’a mis en colère. Il aurait été important que les Arabes sachent que c’était le regard d’un Israélien. Nous fonctionnons tous avec des stéréotypes et, à cause de notre appartenance, beaucoup de choses en nous existent que nous ne pouvons parfois exprimer aux autres. Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? Un Arabe sans penser que c’est un terroriste ?

Y a-t-il des sujets que vous ne pouvez pas traiter, qui sont tabous ?

Des sujets auxquels il est dangereux de s’intéresser, oui. La torture, par exemple. En 1993, j’ai réalisé un film sur les supplices pratiqués par la police sur les Palestiniens. J’ai voulu poursuivre sur ce thème, mais n’ai jamais pu obtenir de nouveaux financements. J’ai tenu à réutiliser certaines scènes de l’époque dans mon dernier film, Barks (Aboiements), qui évoque Israël et aborde le thème de la torture. On y voit deux personnages complètement opposés : l’un est un marchand d’art qui a deux bouledogues traités comme de véritables aristocrates… L’autre est un Arabe qui a été soumis à un interrogatoire par la police. Sous la contrainte de chiens.

Propos recueillis par Isabelle Péhourticq et Anne Steiger

  1. S. Yizhar, Convoi de nuit – Actes Sud, 2000.

« Je milite pour cette part d’invention sans quoi le réel serait de l’ordre de l’effroi »

Litanie ensorcelante sur la création, traque d’images au fusil chrono-photographique, chambre mortuaire du père… Avec Scènes de chasse au sanglier, Claudio Pazienza, auteur notamment d’Esprit de bière et de Tableau avec chutes, radicalise son cinéma à l’affût de l’insaisissable. Il répond par écrit à quatre impressions sur son dernier film.

Plan d’ouverture : le cor cérémonial, la chasse est ouverte, la chasse d’une grammaire cinématographique : on passe de la pellicule 16 mm au film de votre téléphone portable, par le négatif photo. L’arbre en plan d’ensemble ou rapproché, arbre tortueux à l’horizon du paysage ou plongée sur votre pied dans la terre, le naturalisme ou le pictural en studio ? « Tu dis… Comment exprimer ce qui t’habite ? Tu dis… Comment dire en images, en sons, ce dont tu fais l’expérience, ce qui siffle et déferle en toi ? »

À l’origine, l’intuition. Que quelque chose de funeste, de nécrophile se joue entre le cinéma et la chasse, entre le cinéma et la taxidermie. Le rituel est similaire : dans les deux cas on n’arrive à contempler – à voir de très près – que ce qui n’est plus. Et le fusil chronophotographique de Etienne-Jules Marey résume à merveille ce paradoxe. À l’origine le souhait de me servir de la chasse comme un moment ludique propice à l’analyse d’un concept : le réel. Qu’est-ce au juste ? Puis intervient l’effroi, à savoir qu’aucune forme n’arrive à contenir ce qui s’agite et surgit inopinément dans mes pensées. C’est un état de fait, cela ne me fait plus peur. Je passe à l’acte. Je sais que désormais quelque chose s’organise à mon insu. Un film. Je réunis une équipe ultralégère. Nous sommes quatre. Je filme une séquence comme on écrirait une phrase, hors de tout récit. Je filme un objet comme on pourrait écrire un mot sur un bout de papier. Des mots, des phrases, des états d’âme. Je me rends compte – après coup – que faire ce film-là, c’est indisposer mon corps. Au fond, il s’agirait plus de parler d’un « état du corps » qui, des mois durant, se fissure, s’épuise, filme, fume, perd son alphabet, ses repères, grossit, doute, reprend pied. J’ai même du mal à le laver. Les formes, c’est une écume de ce rituel (in)volontaire. Elles sont impensables a priori. Elles ne font pas l’objet d’une sélection. Elles se cristallisent – là – lentement. Et j’en suis le premier spectateur. Là, le « naturalisme » ne m’est d’aucun secours. Il n’apaise ni n’épuise ce qui n’a pas encore de nom. Monter, c’est sortir mes images – plans du célibat. En ouvrant – il y a quelques années – les Notes… de Robert Bresson, je suis tombé sur ceci : « Filme ce qui sans toi ne serait pas vu. » Et j’ai fait mienne cette impudeur.

Vous persistez, éprouvez le besoin de toucher, inventez le film tactile tandis que votre voix scande et interroge incessamment l’auteur du film. Paradoxe du travail de mémoire des images et du fusil photographique que vous pointez sur le chasseur.

Le cinéma, le continent inflammable. La Cinémathèque de Bruxelles. Une demeure à heures. Le monde, le réel. L’esseulement, l’intérieur. Être suspendu ou à l’abri dans cet écart-là. Cultiver un monde sans gestes. Cultiver les images qui introduisent autant qu’elles soustraient au monde. Puis le désenchantement. Les images en deuil. La connexion ne se fait plus ou difficilement. Ai-je vu ce que j’ai vu ? Les objets se soustraient à leur pesanteur. Le tragique s’épuise dans la répétition. Le grotesque du déjà-vu. Et la froideur du Zeiss 12 mm. Est-ce une simple déprime ? Un état du monde ? Et le rêve – oui – de ne plus parler. Recommencer par un « imagier ». « A » comme « Arbre », « Adieu », « Ami ». Le ridicule, le pathétique qui fissurerait la certitude de savoir. Assumer cela et autre chose. « S » de « Solitaire ». Ai-je vu ce que j’ai vu ? Toucher comme si la résistance de l’autrui épiderme me tiendrait à l’écart du blasé.

Les chiens sont lâchés, la traque commence, on suit la piste puis s’en désintéresse : « Tu dis… qu’es-tu venu faire là ? »

Une récurrence : de quoi allez-vous parler ? Ou : que voulez-vous dire ? Puis – parfois – le contrat. Il s’agit souvent de quelque chose de similaire à un contrat marital. À un devoir de fidélité entre l’auteur et son sujet. L’écart, c’est interrompre toute jouissance. Quand – face à un Final Cut – les voix se lèvent pour vous dire que vous êtes « hors sujet », cela s’apparente à un coïtus interruptus. Puis –certes – une dramaturgie a ses parts de mystère comme toute partition musicale. Pour mes films, le démarrage ne ressemble jamais à ce qui précède. Ils se construisent autour de questions, d’intuitions pour lesquelles la parole n’a été d’aucun secours. J’expose ces questions et intuitions et dis ouvertement : est-ce que le cinéma nous permettra d’en découdre ? Le sujet inavouable (non finançable) de mes films est le plaisir de « dis-courir », de (se) « dé-penser ». Je ramifie. Je ré-injecte de l’opacité. Puis ré-fragmente. Simplifie, ré-complexifie. Parfois je me perds. Je me tais. J’insulte les linéarités arides. Je me contredis. Je construis la part manquante – oui – à côté de ce que l’Histoire lègue d’incompressible. Je milite pour cette part d’invention sans quoi le réel serait de l’ordre de l’effroi. Parfois j’avoue platement ne pas avoir trouvé ce que je cherchais. Jubiler d’un chaos qui reproduirait ma perception du réel. Impossible de conclure. C’est tout cela qui me rend étranger aux films dits « militants ». Cela implique une tacite complicité avec les partenaires. Cela implique une économie parallèle. Cela implique aussi que toute rencontre est susceptible de réorienter le récit. Im-pré-visible. Le sujet est pourtant là, en transparence, pas vénéré ni épuisable.

Puis votre père apparaît couché dans la chambre mortuaire. « Tu dis… La mort des tiens a contaminé tes images. » Et le doigt du réalisateur caresse cette bouche qui l’a nommé et qui ne parle plus. En s’asseyant derrière lui, micro en main : « Tu dis : je veux encore une fois être dans la même image que toi » et simultanément exaucer votre vœux.

Mon père est mort un mardi. Le jeudi, son enterrement. Le mercredi, face à mes frères et sœurs, ma bouche exprime le souhait de filmer dans la chambre mortuaire. Ma sœur aînée manifeste son étonnement mais ne s’y oppose pas. Je partage cet étonnement-là : rien de « raisonnable » ne m’avait amené à un tel projet. Filmer la dépouille froide de mon père. Un désir muet, un interdit archaïque voire obscène. J’en parle à ma femme. J’en parle à une équipe très réduite. J’ai mon Nagra mono et une A-Minima. Deux fois 60 mètres. Puis la voix, mes doigts et sa peau. Combien de fois ai-je touché mon père ainsi de son vivant ? Et regardé de la sorte ? Est-ce vrai ? Me dis-je. Est-ce lui ? Est-ce bien moi qui le caresse ? Dix minutes, à peine plus. J’ai vu ces images neuf mois plus tard. Le temps pour qu’un corps se décompose. Je suis assis à sa gauche. Nous sommes dans une seule et même image. Je regarde ses mains et sa bouche. Je suis bien là, à ses côtés. Je m’y vois. Deux corps. Une image qui soude cette vérité. L’image est là. Elle m’écoute. Je dis – à haute voix – mon père est mort.

Propos recueillis par Anita Jans

De l’atome au réseau ?

Sous-financement, formatage, dévoiement de la notion d’œuvre… Comment, dans ces conditions, rendre les films accessibles au plus grand nombre ?

Perrine Michel

Perrine Michel, réalisatrice, membre d’Addoc et du Groupe du 24 juillet et chargée, en 2005, d’une étude 1 sur l’équipement en vidéo-projection en Île-de-France.

Quel était l’objectif de cette étude ?

Il s’agissait de recenser les lieux de diffusion de documentaires dans la région, de fédérer ces lieux et d’identifier leurs besoins, matériels notamment, avec le souhait d’équiper les salles et de favoriser les conditions de diffusion de documentaires et d’autres œuvres « fragiles » sur support vidéo. Nous nous trouvons dans une période intermédiaire avant l’arrivée du tout numérique, ce qui doit être pris en compte dans la question de l’investissement en vidéoprojecteurs, sachant que ce matériel a une durée de vie d’environ cinq ans. La région était alors prête à investir dans ces équipements et le Groupe du 24 juillet a défendu cette idée.

Quels lieux sont concernés par cette étude ?

L’étude concernait au départ les salles de cinéma et les lieux non commerciaux de diffusion : bibliothèques, bars, salles pluridisciplinaires, associations culturelles… Cependant, elle a fini par se recentrer sur les salles de cinéma indépendantes et d’Art et Essai. En effet, pour des raisons de législation, mais aussi pour des raisons techniques et économiques, il s’avère très compliqué d’équiper correctement les autres lieux, compte tenu de leur hétérogénéité, de leur polyvalence et de l’état de leur équipement actuel.

Existe-t-il des réseaux constitués et actifs ?

Non, pas au niveau régional. Tous ces espaces fonctionnent de manière atomisée et autonome mais ont exprimé le besoin de la création d’un réseau. Ainsi est né le Réseau d’échange et d’expérimentation pour la diffusion du cinéma documentaire (RED) dont le but, au niveau national, est de faire circuler les informations, les œuvres et les programmations, mais aussi d’optimiser les énergies et les coûts et de rendre ainsi les structures moins fragiles. À l’heure actuelle, le réseau le mieux organisé est celui des bibliothèques, qui organise en particulier le Mois du Documentaire 2. Il dispose d’auditoriums et d’un public propre et n’est pas confronté aux problèmes de droits, contrairement aux « petites » structures.

Arnaud de Mézamat

Arnaud de Mézamat, réalisateur et producteur, président de Doc Net Films 3

Comment l’idée de la création du site internet Doc Net a-t-elle émergé ?

L’association Doc Net, composée d’une trentaine de producteurs indépendants, souhaitait créer un espace virtuel de référence sur le documentaire de création en s’appuyant sur différentes bases de données, à commencer par celle de la Maison du Doc, la plus importante en France. Doc Net envisage de référencer tout d’abord le plus grand nombre possible de documentaires francophones, puis de s’enrichir d’autres films émanant des festivals, grands instituts et médiathèques européens. Parallèlement, Doc Net édite des films qui ne trouvent pas leur place sur le marché commercial, pour des raisons de format ou de traitement. Et, en partenariat avec la région Rhône-Alpes, nous avons commencé à distribuer ces DVD en librairie.

Doc Net a-t-il vocation à diffuser et distribuer directement des films ? Pourra-t-on les visionner sur le site ?

À l’avenir, le site pourrait devenir un espace de diffusion des films mais nous ne sommes pas encore mûrs pour cela, d’autant que cela soulève des problèmes de droit. Doc Net est plutôt un outil de recherche et d’information, même s’il renvoie aussi à des sites commerciaux. Pour chaque film, on trouvera, en plus d’une fiche de présentation, une photographie et éventuellement un extrait du film.

Propos recueillis par Isabelle Péhourticq et Laurence Pinsard.

  1. Étude disponible en PDF sur www.addoc.net
  2. Pourquoi montrons-nous des documentaires ?
 Vendredi 25 août à 10 h
  3. www.docnet.fr

« Comme un horizon obsédant »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Troisième entretien de la série : Philippe Grandrieux.

À Lussas, vous avez eu l’occasion de revoir une grande partie de vos documentaires, et vos deux films de fiction, Sombre et La Vie nouvelle. Un fil conducteur apparaît très nettement…

J’ai été moi-même surpris par une permanence : un certain type d’images, une relation à la lumière et aux corps, au rythme des plans, semblent traverser tous mes films, même dans des films de commande. Quelque chose de difficilement définissable qui n’arrête pas de venir « buter », comme un horizon obsédant. Par exemple, à la fin de Brian Holm…, ces plans d’herbes avec le fleuve se retrouvent dans Sombre. Je crois que je fais des films avec très peu de choses. Je tente de travailler dans un champ qui est de l’ordre du non-su, du non-savoir, d’une obscurité inconsciente qui nous anime et qui est le réel – même si ce n’est pas la définition habituelle du réel. Peut-être même est-ce la définition la plus stricte du réel.

Godard disait que tout film est un documentaire sur les acteurs, leur corps, leur présence. Pour moi, tout film est un documentaire, au sens où il attrape, il arrache quelque chose de cette relation très éblouissante à la multitude, au bruissement du monde. Mes films convoquent le propre réel du spectateur, sa propre relation au réel, les affects qui nous équilibrent ou nous déséquilibrent, sa sexualité, ses rêves, ses angoisses, ses joies… Je travaille sur cette ligne de partage que cite Deleuze en reprenant D.H. Lawrence : essayer de faire un geste artistique, essayer d’ouvrir une fente dans cette ombrelle qui nous protège du chaos, essayer d’entendre ce chaos venteux.

Vos œuvres sont également parcourues par l’importance du geste même de filmer, avec tout le corps…

Mon approche de ce geste n’est pas du tout intellectuelle. Quand un plan est strictement instrumentalisé par le scénario, il ne m’intéresse plus. Il y a plusieurs années, j’ai accepté de filmer des comédiens qui jouaient une pièce de Thomas Bernhard. Mais, en tournant, je ne ressentais aucun désir, ni pour le texte, ni pour le jeu, ni pour les acteurs. Puis j’ai basculé le point : le visage perdait sa consistance, devenait une surface de chair défaite, presque gangrenée par le flou. Quand les acteurs ont vu le film, ils l’ont détesté ! Mais de mon côté, j’avais alors ressenti un désir pour cette image-là, plus juste, plus vraie, plus dense. J’étais alors face au trou noir, à l’informe au sens de Bataille, quelque chose qui est à l’intérieur du corps, quelque chose d’organique, au sens où l’organe est ce qui nous menace le plus. Le geste de filmer est comme celui de peindre : les peintures du Greco naissent d’un geste qui dépasse la question du sujet, de la théologie. Elles placent les corps dans une sorte d’étirement lumineux, dans un ciel très cotonneux… « Que veulent dire vos peintures ? », demandait-on à Picasso. Il répondait : « Que veut dire un chant de coquelicots ? » Cela pose la question de la présence des êtres et des choses, celle d’un réel produit par notre subjectivité. Le cinéma est une caisse de résonance incroyable pour saisir cette dimension-là. Dans une scène d’Accatone, le personnage principal marche mais ce n’est pas seulement un acteur qui arrive dans le champ. Pasolini filme ce corps, le désir qu’il a pour cet acteur, la totalité de la vibration qui l’occupe, la banlieue défaite dans laquelle il avance, la qualité de la lumière…

Avant même la réalisation de Sombre et de La Vie nouvelle, vos documentaires sont traversés par des fragments de fiction. Dans Cafés (1992), qui est une suite d’immersions dans des bars à travers l’Europe, vous incluez une trame fictionnelle portée par deux comédiens qui font le lien entre les différents épisodes. La scène du café de la gare de Nîmes, fréquenté par des légionnaires, est exemplaire…

Pour cette scène, j’avais tourné dans le bar et je sentais qu’il y avait une possibilité d’y inscrire un bout de fiction. L’actrice de Cafés se retrouve seule au milieu des légionnaires ; et l’un d’eux l’aborde, un quart d’heure avant de prendre son train. Elle avait une présence « fabriquée », lui une présence brute. Avec l’incroyable fragilité de cet homme, la déstabilisation de la comédienne, le caractère éphémère de la rencontre, je sentais une possibilité très grande de mise en scène. Plus généralement, beaucoup de mes documentaires sont travaillés par la façon dont des éléments issus de la réalité la plus brute peuvent alimenter des irruptions fictionnelles. Dans le même temps, ce désir très fort de fiction ne prenait jamais complètement corps, il était toujours entravé. Comme dit Lacan, on ne s’autorise jamais que de soi-même : je ne m’autorisais pas cette possibilité de produire les images que je voulais réellement produire. Cela passait encore par du tiers. Le documentaire ne me permettait pas de produire le monde qui m’occupe obscurément. Dans le documentaire, mon monde surgit par fragment. Dans la fiction, il est plus intense, réuni, massif, homogène.

Envisagez-vous alors de revenir aux documentaires ?

Je n’en avais pas envie et je ne m’en sentais pas capable. Aujourd’hui, je ressens une nouvelle envie de documentaires. Après Sombre et La Vie nouvelle, du coup – c’est l’expression juste – je veux voir ce que je vais pouvoir filmer et comment je vais le filmer. Voir le geste que j’aurai à ce moment-là. Je ne le connais pas et je ne peux même pas le pressentir. Mais je pense qu’il sera plus apaisé, qu’il ouvrira peut-être un nouveau chemin, un nouveau frayage dans la question du réel et des corps. Pendant de nombreuses années, beaucoup de choses ont été liées chez moi à la mélancolie. Je ne suis plus du tout mélancolique, je le suis beaucoup moins. La grande question pour ma vie est celle de la joie. Très profondément. La mort ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, la vérité de mon combat, même s’il est très dur, c’est la possibilité de déployer, de soutenir une vie vivante.

Propos recueillis par Safia Benhaim, Sébastien Galceran et Christophe Postic.

  1. Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : « les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. »

« Cinema furioso »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Deuxième entretien de la série : Gian Vittorio Baldi.

Vos fictions donnent l’impression de saisir l’événement immédiat. Votre pratique antérieure du documentaire vous a-t-elle amené à rechercher cet effet et à rejeter les règles conventionnelles de la mise en scène ?

La question n’est pas de savoir si la part de construction de mes films est plus ou moins grande, puisque tout est construction, mais de déterminer la façon dont ce que je construis peut acquérir la plus grande force expressive possible, et traduire le mieux ma pensée, ma vision. Dans mes documentaires comme dans mes fictions, je travaille soigneusement la mise en scène, parfois même jusqu’à l’excès. Pour mon dernier film, Nevrijeme – Il Temporale, j’ai fait plus de deux mille dessins pour préparer le tournage. Tout simplement parce que je ne crois pas que le cinéma, qui est une façon de saisir le mouvement inhérent aux images, puisse saisir quoi que ce soit du réel, et doive même le faire.

Dès le manifeste que j’ai écrit en 1953, j’ai établi les principes qui me semblaient permettre le mieux cette « libération » du cinéma. Pour moi, le cinéma doit être réalisé d’un jet, dans l’instant, et renoncer le plus possible à la manipulation technique, à la « manie proustienne » des corrections, des reprises, des remaniements, etc. S’il y a bien un travail de mise en scène, il doit se faire en amont du tournage. On peut répéter les scènes avec les acteurs dans une fiction, convenir d’une mise en scène avec les personnages d’un documentaire, mais le moment où la caméra tourne doit être absolument unique, singulier, une situation dont on sait qu’elle ne se répétera jamais, un peu comme au théâtre. Pour moi, c’est la seule façon de saisir le mouvement de l’image et d’en exprimer l’intensité. Cette intensité-là donne au spectateur l’impression que je tourne dans l’instant où l’événement se produit, que tout est « réel » dans mes documentaires comme dans mes fictions.

Et ce parti pris s’exprime dans vos choix du son direct, de la lumière naturelle…

En utilisant de grands réflecteurs en aluminium, je peux me passer de l’éclairage artificiel. Même dans mon dernier film, très cher (rires), tourné à Sarajevo, j’ai utilisé cette technique. Au grand étonnement de mes producteurs ! Sur un tournage, c’est une pratique inhabituelle et très surprenante. Généralement, le directeur de la photographie installe les lampes avec une grande précision, jour/contre-jour, champ/contre-champ, et une fois l’exposition réglée, on ne touche plus à son travail d’orfèvre. C’est comme le cadrage : il reste identique, même si on peut toujours modifier un petit quelque chose bien sûr. Tandis qu’avec la lumière naturelle, tout change en permanence. Du premier cadre au second, tout est différent.  Chaque cadre est unique, impossible à répéter. C’est le même principe pour le son : l’utilisation du son direct, elle aussi, condense le temps de la réalisation.

Vous allez même jusqu’à renoncer d’utiliser le montage comme un moyen d’écriture ?

Je n’assiste jamais au montage. Pour moi, c’est une simple opération technique. Je laisse faire le monteur qui n’a qu’à coller les séquences les unes aux autres. Dans mes films, l’ordre de la réalisation est identique à l’ordre du récit et je garde la quasi-totalité de ce que j’ai filmé. Pour saisir ce que j’appelle la musique de l’image et son mouvement, il faut débarrasser la réalisation proprement dite de toute part de manipulation. J’ai réalisé Fuoco ! en seulement quatorze jours : il y a des erreurs, mais elles appartiennent au film. Le scénario est écrit à la manière d’une partition, d’une symphonie en quatre mouvements : le soir, la nuit, l’aube, le jour. Chacun de ces tempi se divise à son tour en trois, comme dans cette séquence où la femme de Mario essaye de s’approcher de lui avec tendresse : on passe de l’approche à l’amour en passant par le refus. L’exécution d’une partition ne permet pas la reprise ni la correction. Sans quoi on obtient tout sauf de la musique ! Je n’utilise jamais de musique dans mes films : pour moi, la musique, c’est l’image. La musique n’est pas seulement l’image, mais elle est dans l’image et elle est, dans l’image, l’image même. Un psychologue avait demandé aux spectateurs qui sortaient d’une projection de L’ultimo giorno di scuola, à Milan, ce qu’ils pensaient de la musique du film. Tous ont répondu qu’elle était très présente, et même furiosa !

Propos recueillis par Céline Leclère et Pierre Thévenin

« Provoquer l’étincelle »

Les États Généraux présentent cette année à la fois les fictions et les documentaires d’au moins trois cinéastes : Ebrahim Mokhtari, Gian Vittorio Baldi et Philippe Grandrieux. Comment la porosité si souvent évoquée des deux genres est-elle mise en jeu dans leurs œuvres ? Premier entretien de la série : Ebrahim Mokhtari.

Zinat et Zinat, une journée particulière La route du doc

A sept ans d’intervalle, vous avez filmé la vie d’une femme, Zinat, sous forme de fiction en 1993 (Zinat) puis de documentaire en 2000 (Zinat, une journée particulière). Pourquoi être revenu sur le personnage de Zinat, et par le prisme du documentaire ?

Zinat est un film de fiction réaliste : toutes les scènes sont tirées de sa vie. Celle-ci me paraissait représentative d’un des problèmes centraux de la société iranienne : le travail des femmes. Mais une fois le film terminé, je n’étais pas satisfait. Je n’étais pas arrivé à rendre par la fiction ce que je percevais chez Zinat et je sentais que j’aurais pu y parvenir grâce au documentaire. Dans la fiction, il y a beaucoup de contraintes qui empêchent d’aller aussi loin que dans le documentaire : les acteurs, les décors… Ensuite, j’ai continué à explorer cette thématique du travail des femmes mais je me suis éloigné de la fiction : j’ai réalisé trois documentaires sur des personnages réels (Mollah Khadijeh et ses enfants, 1996, Mokarrameh, 1999, Zinat, une journée particulière, 2000, ndr). Pendant quelques années, j’ai voyagé avec Zinat pour montrer la fiction que j’avais réalisée sur elle dans des festivals et nous avons beaucoup discuté. J’ai même écrit un livre pour rendre compte de certains aspects de sa vie et de sa personnalité que je n’avais pas pu traiter dans mes films. Je termine actuellement un scénario de fiction sur un autre personnage réel. Ces allers-retours entre documentaire et fiction me semblent particulièrement féconds.

Pour Abbas Kiarostami, « le seul documentaire est celui produit par les caméras de vidéo-surveillance. Dès qu’un cinéaste pose sa caméra quelque part, Il transforme la réalité. » Qu’en pensez-vous ?

Pour une caméra de vidéo-surveillance, tout a la même valeur, elle est aveugle. Pour un cinéaste, les objets et les événements ont une importance variable. Dans Zinat, une journée particulière par exemple, quand je sors de la maison avec la caméra le soir de l’élection municipale, je sens que c’est le bon moment. L’important pour moi c’est de faire ressortir ce qui existe entre les personnages, ce que je ressens chez eux. Bien sûr, j’interviens sur le réel, mais ce qui compte, ce sont les différences dans la façon d’approcher la réalité et d’intervenir sur elle.

L’écriture tient-elle une grande place dans vos documentaires ?

Pour Zinat, une journée particulière, je n’avais qu’une simple esquisse. Le premier jour de tournage, je ne savais pas vraiment comment traiter le sujet ni où aller ! Quelques jours avant les élections municipales, j’essayais de filmer ce qui se passait dans son village mais je sentais que cela ne servait à rien. L’élection coïncidait avec le dernier jour de tournage. Vers midi, j’ai enfin su ce que j’allais faire : j’étais chez Zinat, je l’ai vue en train de faire la cuisine, et j’ai compris que c’était de là qu’il fallait observer ce qui se passait dehors. C’était seulement de l’intérieur que l’on pouvait comprendre le sens de son action. Comme il y avait beaucoup d’allées et venues ce jour-là dans sa maison – des journalistes, des voisins et des voisines qui apportaient des nouvelles – on pouvait également saisir ce qui se passait dans tout le village.

Dans ce film, certaines scènes dialoguées comme l’affrontement de Zinat avec un vieil homme du village sont si parfaitement « interprétées » que l’on se demande si elles n’ont pas été mises en scène ?

Je voulais quelqu’un pour incarner une force d’opposition à Zinat. J’ai fini par rencontrer un vieil homme que j’ai persuadé, après une longue discussion, d’aller la voir. Je lui ai dit qu’il était de son devoir d’essayer de la convaincre de retirer sa candidature. Je l’ai donc « préparé » à cette discussion qui a duré deux ou trois heures ! Rapidement, l’homme a oublié la présence de la caméra. De temps en temps, sans qu’il s’en rende compte, je soufflais à Zinat des idées dont elle m’avait déjà parlé et je lui disais doucement « Pourquoi ne dis-tu pas cela ? » J’ai donc « dirigé » cette scène et il m’a fallu quinze jours de travail pour la monter. Je voulais qu’elle ne soit pas ennuyeuse et qu’elle garde son côté joyeux, je cherchais à la condenser le plus possible pour en dégager le sens. J’ai fait la même chose pour Mokarammeh : j’ai préparé la scène de la rencontre entre les deux ex-épouses. Je voulais que la discussion s’enflamme mais je n’arrivais pas à provoquer l’étincelle. J’ai donc recommencé une semaine plus tard, j’ai « préparé » à nouveau les deux femmes et, au moment du tournage, j’ai senti que j’avais réussi, qu’il se passait quelque chose entre elles. Ce qui est important pour moi, sur le tournage, c’est de découvrir des moments de vérité entre les personnages, en les faisant réagir les uns avec les autres. Ce qu’il faut, c’est aller chercher la réalité au cœur de la réalité.

Propos recueillis par Nathalie Montoya et Isabelle Péhourtica

  1. Dans Zinat une journée particulière, Ebrahim Mokhtari explique qu’il lui était interdit de filmer le bureau de vote et les espaces publics du village le jour de l’élection.

« Comme un papillon enfermé qui cogne a la vitre »

Entretien avec Show-Chun Lee

Comment filmer la clandestinité ? Dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré la réalisatrice et anthropologue d’origine taiwanaise Show-Chun Lee, fait le portrait de Ren Liping, une jeune sans-papiers chinoise. Mêlant esthétique documentaire classique et dispositifs fictionnels, ce film est l’aboutissement artistique d’un travail sur les ouvrières clandestines chinoises.

De quelle manière articulez-vous vos recherches anthropologiques et votre travail de cinéaste ?

J’ai quitté l’école très jeune. Par hasard, j’ai commencé à travailler à Taiwan avec un documentariste qui filmait les ouvrières. Petit à petit, J’ai compris que la condition ouvrière, celle des femmes en particulier, me touchait particulièrement.

Cet intérêt remonte à l’enfance : quand j’étais petite, mes parents avaient une usine de jouets, nous habitions dans l’usine même, dans une zone industrielle. En face de chez nous, je voyais les ouvrières qui travaillaient, prenaient leur douche, mangeaient, dormaient… J’avais l’habitude de les regarder vivre à travers ma fenêtre et cela m’intriguait. Partager ainsi leur vie, jouer et travailler avec elles dans mon enfance m’a amenée très tôt à ressentir une grande proximité avec ce milieu, à comprendre comment il fonctionne.

Une fois en France, j’ai commencé à étudier l’anthropologie en travaillant sur le monde ouvrier, et en particulier la situation économique et sociale des clandestines chinoises en France. Mais je n’étais pas totalement satisfaite : je me demandais ce que je pouvais faire de plus. J’ai entendu parler de l’école du Fresnoy à Tourcoing, j’ai passé le concours pour pouvoir réaliser un film sur cette forme d’esclavage moderne. Faire un film, c’est mon moyen d’action – je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce monde, j’ai envie de le changer. Mon désir de faire des films est un désir de réorganiser le monde, de manipuler la réalité au lieu d’être manipulé par elle. Pendant le tournage et le montage, je me dis : voilà le monde tel qu’il devrait être.

Pourquoi, dans Ma vie est mon vidéo-clip préféré, l’image vidéo est-elle d ce point présente, à travers des procédés de mise en abyme ?

Quand je rentrais chez les familles chinoises, je me rendais compte qu’il y avait toujours une télévision allumée, avec le son très fort, diffusant des émissions ou des vidéo-clips, uniquement en chinois. Pendant les entretiens, je leur demandais de l’éteindre. Tout d’un coup, nous n’étions plus à l’aise. Il manquait quelque chose. Leurs lieux de travail sont souvent des lieux aveugles. La télévision est une énergie, une lumière qui vient de l’extérieur. Ces images sont un lien direct très fort avec leur pays, comme un tuyau qui les relie. Pour moi, l’image est vraiment une fenêtre.

Dans un autre film que j’ai réalisé sur les karaokés, les Chinois que j’ai rencontrés montent sur scène pour chanter leur chanson préférée. Ces gens qu’on ne regarde pas, qui n’ont pas d’identité en France, se mettent à exister sous les projecteurs, avec le micro, sous le regard de tout le monde. Les films vidéo qu’ils font réaliser pour leurs mariages sont du même ordre. Être vu, être filmé dans ces clips est pour eux très important. Cette transfiguration par la représentation a quelque chose de magique : la souffrance de la vie réelle n’a alors plus d’importance, la frontière entre le réel et cet autre monde devient ambiguë.

Les vidéo-clips, la publicité sont fabriqués par le capitalisme. En Chine, il y a une certaine naïveté ou un fantasme par rapport à ce type d’images qui constituent une rupture par rapport à l’histoire et à la culture de ce pays. C’est très attirant pour les Chinois qui ne peuvent pas aller aux États-Unis ou en France : il leur est plus facile alors, par l’image, de s’approprier cette culture occidentale tant admirée. De plus, en Chine, actuellement, il n’existe aucune religion forte : au fond, il y a une valeur qui est creuse et l’image prête à consommer la remplit.

Il m’est difficile de faire la distinction entre réel et imaginaire, documentaire et fiction, à la fois dans la vie et dans le cinéma. Quand j’ai commencé à apprendre le français, j’ai découvert l’expression « mise en abyme » qui pour moi rendait très bien compte de cette imbrication des catégories. Spontanément, j’ai pensé que ce procédé permettait de montrer la souffrance de Liping dans la vie réelle, et comment cette fenêtre qu’est pour elle l’image lui permet de supporter cette souffrance. Quand elle est devant sa télévision, elle est comme un papillon enfermé qui cogne à la vitre pour sortir, et la télévision est cette fenêtre. Quand je réalise le vidéo-clip, j’ai envie de lancer ce papillon par la fenêtre, c’est comme une libération.

Le projet du film n’est-il pas de rendre à ce personnage de clandestine sa parole et sa visibilité ?

Pour restituer à Liping sa parole, j’ai eu recours à l’entretien mais aussi à un autre procédé : à la place de la voix off, j’ai utilisé des sous-titres défilant en bas de l’écran, comme dans les informations. La voix off me dérange, c’est comme « la voix de Dieu ». C’est une puissance dominante qui peut relever de la propagande. Certaines choses qui sont de l’ordre du mutisme, d’une voix intérieure ne peuvent pas être dites, et les sous-titres me paraissaient plus appropriés à traduire cette parole intime.

Cela me dérange souvent de voir des images de clandestins filmés avec le visage caché. Les sans-papiers n’ont pas d’identité, aucun droit à la parole, ils sont invisibles. Il est important de retrouver une égalité avec eux, de leur redonner un visage net, comme sur une photo d’identité, de leur restituer le droit d’être visibles comme les autres. À la fin du film, l’incrustation de l’image de Liping à la place d’un écran publicitaire, dans le paysage urbain, lui rend sa visibilité.

Propos recueillis par Safia Benhaim et Isabelle Péhourtica

Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. Pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique.

Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

Entretien avec Simone Bitton

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

Il y a d’abord le fait de filmer dans une zone militarisée, mais je ne veux pas me plaindre de cela, de mon petit danger de cinéaste qui va filmer en Israël et Palestine, ce serait absolument obscène. Il y a, bien-sûr, des contraintes inhérentes au fait de s’approcher d’un conflit, d’une organisation militaire. Mais ce n’est tellement pas comparable à ce que subit le peuple palestinien en étant privé de ses terres, ou le peuple israélien qui est privé d’une partie de ses horizons. Bien sûr, moi aussi j’ai peur de sauter dans un bus quand je vais à Jérusalem, mais je ne veux pas parler de cela, ce n’est pas mon propos. Je préfère parler de politique en m’approchant des gens et des sensations.

Du point de vue administratif, l’entretien avec Amos Yaron, le Directeur général du ministère de la Défense israélien, était très cadré : les questions devaient lui être communiquées à l’avance, je disposais de tout juste vingt minutes et il fallait qu’un drapeau israélien apparaisse dans le cadre… Une fonctionnaire est même allée contrôler avant que l’interview ne commence. Enfin, il y a le fait que le conflit du Proche-Orient est la guerre la plus médiatisée au monde. Les gens sont habitués à voir des caméras, ils sont souvent disposés à parler mais ils se demandent d’où ces caméras viennent avant de répondre Et puis, le spectateur est tout saut une page vierge sur ce sujet. Avant de voir mon film, il a été abreuvé d’un nombre incalculable d’images, d’informations.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Vis-à-vis d’Amos Yaron, j’ai fait comme Berzosa : j’ai fait ce que j’avais envie de faire, j’y suis allée et je me suis dit : « si c’est un facho, il va répondre comme un facho ». Je lui ai posé des questions techniques, et je l’ai écouté me répondre, longuement. Dans le film, j’ai gardé de nombreux passages de cet entretien, que je n’ai ni « coupaillés », ni manipulés. Il faut écouter la parole des hommes de pouvoir, l’entendre dans son temps, même et surtout si ce sont des hommes qui mettent en œuvre un projet destructeur.

Face aux soldats, face aux personnes interviewées, j’ai joué de mon côté hybride. Par exemple, en tant qu’Israélienne, je n’avais pas le droit de me trouver devant le tombeau de Rachel à Bethlehem. Pour filmer en temps réel ces pèlerins qui descendent d’un car et pénètrent dans le tombeau comme on entre dans un bunker, avec ce soldat montant la garde, j’ai dû m’exprimer en anglais. Ainsi, les militaires ont cru que j’étais française et m’ont laissée tourner. Dans les autres entretiens, je parlais tantôt en arabe, tantôt en hébreu, parfois en anglais ou en français, selon mon interlocuteur. On me voit moi, à la fois juive et arabe, israélienne et française, coupée en deux.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Pour moi, il était important de donner à voir le mur au moment historique où il était en train de s’édifier ; de laisser une trace de ce qu’il a fait disparaître – image de l’autre, nature, paysages, matière sonore… C’est là que réside, à mon avis, une des grandes ambitions que l’on peut assigner au cinéma. Mais je l’ai fait en prenant le temps, afin de rendre le mur visible ; ce qu’échoue à faire la profusion d’images médiatiques, qui s’attarde plus sur les lois que sur les sentiments. Paradoxalement, le travail de ma subjectivité arrive à poser le mur en tant qu’objet.

Je pense que le XXI° siècle sera celui des murs, concrets ou symboliques : accords de Schengen, frontière entre le Mexique et les États-Unis, entre Israël et la Cisjordanie… Partout le fort a peur et se protège du faible, alors que le faible tente par tous les moyens de rejoindre le monde des puissants. En cinéma, cela a donné naissance non plus à des road movies – films où l’on se promène le long d’une ligne qui va vers l’autre –, mais à des wall movies – films comme celui de Chantal Akerman ou le mien, où l’on suit une limite qui nous enferme.

En France, le film sera distribué en salles à partir du 21 octobre mais il n’a pour l’heure trouvé qu’un seul diffuseur : TV5. Je pense que le temps donné dans le film pour considérer et s’imprégner du mur fait peur aux chaînes « grand public »… Toutefois, tout près de Jérusalem en Cisjordanie, à l’initiative du Festival du cinéma palestinien de Ramallah, nous avons pu le projeter il y a trois semaines sur le mur lui-même, dans le faubourg d’Abou Dis.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Benjamin Bibas