En route pour la joie

Le premier plan de À Dimanche rappelle le film de Noémie Lovsky, Petites. Trois adolescentes chantent Puisque l’amour s’en va. Le plan court sur toute la longueur de la chanson. On s’attache aux paroles. On se souvient de nos quinze ans et à quel point la musique était une façon de s’exprimer par procuration. Au loin, des cris d’enfants. À moins que ce ne soient les cris de deux des trois chanteuses, qui dans le second plan, se battent sur un matelas. Pourtant il y a bel et bien un petit lit à barreaux au fond de l’image. Autant de signes – la chanson, les cris, le petit lit – qui doublent doucement le sens de ce que nous voyons : d’abord des filles, à peine sorties de l’enfance, et progressivement des mères. Des filles-mères.
Le film raconte un fragment de l’histoire de Pascaline et de son enfant âgée d’un an, Angelina. C’est l’histoire d’une séparation progressive. Pascaline a décidé de placer sa fille en famille d’accueil pour mieux se construire, s’assumer, et plus tard, vivre avec sa fille. C’est de la difficulté à faire ses choix et à les accepter dont parle le film. En acceptant de s’éloigner de son enfant, Pascaline quitte sa propre enfance. Elle accepte de devenir mère et femme.
Ce sont d’abord les corps – gros plans de mains qui se serrent, de visages qui s’accolent, de bras qui s’enlacent – qui subissent la violence de la séparation. Ils prennent le relais des mots si difficiles à formuler : « J’aime pas parler. Tout m’irrite » dit Pascaline à Benoît Dervaux. Mais le terme est faible : « Tout m’enrage » conviendrait mieux. Pascaline se révolte, parle fort, a des gestes brusques, se braque. À Dimanche est un film physique. Angelina, un personnage rare en documentaire comme en fiction, participe à cet aspect du film. Bien qu’elle ne possède pas la parole et qu’elle ne soit âgée que d’un an, elle est filmée, au même titre que sa mère, comme un être conscient, souffrant, participant activement à ce qui se passe. Dervaux ne confère pas une intelligence prématurée à l’enfant en montant, façon publicité Pampers, certaines de ses réactions prises hors contexte mais significatives pour la narration. Il la regarde attentivement, saisit ce que le spectateur aura peut-être du mal à accepter, à savoir qu’aux yeux d’Angelina, Pascaline n’est ni un phénomène de société, ni une grande sœur mais incontestablement une mère.
Toute la force du film est dans la qualité de rapport qu’a su instaurer Dervaux avec Pascaline et sa famille. Il acquiert une compréhension suffisante de la situation pour pouvoir se substituer aux mots qui effraient tant l’adolescente. Le regard du réalisateur se pose sur de toutes petites choses a priori insignifiantes. On suit Pascaline dans la rue. Elle passe à côté d’un petit garçon hors d’haleine, avec un gros sac, et qui regarde silencieusement dans notre direction. Dervaux abandonne un instant son héroïne et s’arrête sur l’enfant. La vie peut être ailleurs. On filme celle-ci, on aurait aussi bien pu se consacrer à celle-là. Tous deux semblent nous parler d’une jeune génération presqu’à bout de souffle. Quand Pascaline arrange des bouquets multicolores de fleurs en plastique, la caméra s’arrête sur les quelques fleurs au sol, dont la tige est cassée. Cela se passe assez vite, suffisamment pour que la métaphore ne soit pas complaisante ni trop lourde de sens. Mais furtivement, s’inscrit l’évidence d’une vie déjà un peu fanée, un peu abîmée.
Le regard de Dervaux capte la vie de Pascaline dans sa violence et sa crudité. C’est pourtant en accompagnateur qu’il se propose de la filmer. Il filme et vit « avec », enregistrant avec confiance les étapes du parcours initiatique d’une jeune fille vers la conscience de soi, de ses choix. Quand, en dépit de tout, un cinéaste croit en ceux qu’il filme, c’est un peu comme s’il leur laissait le soin de (se) réaliser. Et lorsque le film s’achève, la vraie vie commence…

Marie Gaumy

Incarnations

Au départ du casting, cette petite annonce, laconique et précise : « Recherchons pour un tournage de films de fiction des hommes et des femmes entre soixante-cinq et quatre-vingt-dix ans, parlant le yiddish. ». Se présenteront donc spontanément des personnes dont les entretiens filmés vont constituer la matière du film. La destination première de ces images n’est pas leur diffusion. Le cadre est un simple plan moyen, le plus souvent fixe, dont le but est de garder mémoire des rencontres, tout en dévoilant la photogénie des candidats – complément indispensable des instantanés et des fiches de renseignement tenus par la production. L’utilisation des images à une autre fin que celle pour laquelle elles ont été tournées, leur rapprochement inédit, n’est pas sans évoquer le travail de mise en forme de montage d’archives.
À partir de différents entretiens réalisés dans les bureaux de la production, Finkiel reconstitue l’histoire du casting dans sa chronologie, d’une première rencontre jusqu’à la proposition d’un rôle dans l’une de ses deux fictions : Madame Jacques sur la croisette ou Voyages. Nous ne sommes pas bien sûr dans le récit d’un concours mais dans un premier travail d’incarnation de ceux que Finkiel a imaginés dans ses scénarios (dont très peu est révélé dans Casting, mais que nous savons écrits, au moins en partie).
On aperçoit ici la variété des arcs de vie d’une communauté, déterminée ici par le parler de cette langue, transnationale s’il en est, le yiddish. Toutes ces histoires sont différentes mais fortement reliées à l’Histoire de l’Europe du XXe siècle, marquée par la guerre, l’Holocauste. Les voix, les postures, les récits spontanés nous laissent entrevoir la création de ces êtres cinématographiques qui naissent de la rencontre des acteurs et des personnages du scénario. Ce sont autant de variations possibles du récit.
Le montage met parfois en valeur les points de convergences. Ainsi, différents plans du même geste sont extraits des mises en situation ou tout simplement pris dans un entretien au naturel. Puis ils sont montés cut en série comme une accumulation, une cristallisation, détachant les gestes comme un signe remarquable, doté d’un fort pouvoir d’évocation. Tendre une feuille, un papier, un document. Ce geste on le retrouvera plusieurs fois dans Voyages, comme un garant d’un pan de leur histoire, de leur identité. Tous ces signes apparaîtront dans les fictions où ils seront vecteurs d’un partage intime de l’expérience. Dans cette quête du reconnaissable, du tangible, Casting, document sur la création cinématographique, prend aussi une valeur de témoignage qui se manifeste plus dans une affirmation ontologique que dans le simple recueil des récits.
Les incarnations se constituent ainsi quelque part entre acteurs et personnages. Il suffit, vers la fin du film, des plans d’un chapeau sur un portemanteau ou d’une chaise pour que notre imaginaire les attribue aussitôt à d’hypothétiques propriétaires. Alors, la fiction s’est déjà constituée. Et dans le dernier plan, lorsque Esther sortira des locaux de la production, entourée d’un cadre noir délimité comme un écran de cinéma, elle sortira du film pour entrer pleinement dans Voyages.

Boris Mélinand

Comment j’ai trouvé ma place

Depuis 1989, les États généraux du film documentaire prennent place dans le village de Lussas alors envahi par des cinéphiles, pour la plupart parisiens. Une festivalière curieuse demande à une jeune serveuse de bar si elle assiste aux projections. Celle-ci répond qu’elle ignore quel type de film est proposé. En rencontrant les propriétaires de gîte, on apprend qu’ils ne disposent pas du programme. Au mieux, l’événement est connu, sans plus. Au pire, c’est le rejet total. Lorsque certains se risquent encore aux portes des salles, ils ne sont pas sûrs de trouver une place. S’ils y parviennent, les débats de spécialistes pourront les décourager.
Cet état de fait ne devrait laisser aucun « zélateur du réel » indifférent. Hors Champ s’est alors intéressé aux projections chez l’habitant, organisées par Serge Vincent, Galès Moncomble (Ardèche Images) et les Ceméa Rhône-Alpes. Leur démarche vise à sortir les films des salles, avec leur réalisateur. Il s’agit donc de rencontrer les gens pour reconstituer du lien et battre en brèche les préjugés réciproques.
C’est un jeune couple d’enseignants qui accueille ce soir-là le documentaire de Jean-François Reynaud, Brigitte ou le chien qui aboyait à ma place. Le film traite de l’autisme de Brigitte, trente-cinq ans, et de sa relation avec Bernard, son tuteur. Sur place je les découvre tous deux. Au premier contact, je me sens gauche, agacée de montrer malgré moi ce que je ressens de la différence de Brigitte. Jean-François présente le film dans une atmosphère plutôt tendue. Brigitte est derrière nous et je me demande comment elle réagira pendant la projection. Je crains la complaisance, la compassion, le voyeurisme. Je l’entends aboyer de temps en temps, se dandiner sur sa chaise. Je n’ose me retourner. Comme le titre du film l’indique, Brigitte a souhaité adopter un chien pour qu’il aboie à sa place parce qu’elle voulait enfin devenir une jeune femme.
Jean-François Reynaud a filmé Brigitte pendant quatre ans dans son activité d’artiste peintre et sa vie quotidienne. Seul avec sa caméra, le réalisateur trouve la bonne place, la bonne distance ; en partie parce que Brigitte la lui octroie, l’interpellant tour à tour comme homme et comme cameraman. Ces séquences sont enrichies par le contrepoint de Bernard sur le difficile trajet parcouru avec elle depuis vingt-sept ans. Il dit l’importance de poser des limites au désir fusionnel de Brigitte. Il pointe aussi la relativité de ses propres interprétations : « L’interprétation, c’est une parole mise sur quelque chose. Si cette parole fait ’tilt’, on ne peut pas aller beaucoup plus loin ». Autrement dit, l’interprétation n’est pas à entendre comme vérité, davantage comme un travail de co-pensée.
Dans le film, la qualité de la relation tient à ce que la caméra suit délicatement et calmement les mouvements (physiques et psychiques) de la jeune femme, sans traquer et pourtant sans jamais renoncer. Plus aucun doute sur un supposé voyeurisme, c’est clairement du courage. Brigitte, Bernard, Jean-François et les spectateurs sont alors dans l’extirpation douloureuse d’un mal. Car Brigitte est toujours victime d’angoisses innommables, totalement déstructurantes. Elle cède encore parfois à l’automutilation. L’excellence du film vaut par la confiance installée au fil du temps entre les différentes personnes embarquées dans cette aventure. La longueur des plans-séquences n’y est certainement pas étrangère, permettant de saisir le sens de ce qui fait mystère, nous familiarisant avec la réalité complexe de Brigitte. Peu à peu, les spectateurs l’adoptent ; ils ne sont plus inquiets de ses réactions, ils en repèrent la mesure. Comme le dit son tuteur, Brigitte ramène tout de suite à l’évidence, elle décape la réalité de toutes ses scories pour s’en tenir à l’essentiel : « La seule chose qui compte, c’est la relation humaine, le reste, ils – les autistes – n’en ont rien à foutre. Nous non plus, sans doute, mais on oublie… ».
Après la projection, l’assemblée pose quelques questions, surtout animée par le désir d’entendre Bernard et Brigitte. La vision du film a déclenché un étonnant processus d’apaisement. L’humilité et l’ouverture à l’autre dont témoigne le réalisateur, sans démonstration, passent du côté des spectateurs. Un retour immédiat de paroles des personnes invitées à cette séance n’aurait été que trop convenu. Je retiens plutôt notre cheminement : de l’effarouchement à la difficulté de se quitter. C’est Brigitte qui nous rappellera soudain que « l’heure tourne » et qu’elle est fatiguée. L’inattendu d’une séance nous a offert la transmission d’une certaine approche documentaire qui se poursuit dans la vraie vie. Finalement, ce film me semble tirer l’expérience des projections chez l’habitant vers leur quintessence. Comme une pierre jetée dans l’eau produit un effet de propagation par cercles concentriques. Parce que le temps de regarder le film, le temps de notre rencontre avec Brigitte, Bernard et Jean-François, nous avons pu franchir les barrières de certaines de nos résistances vis-à-vis de l’altérité, sans discours de spécialiste.

Christelle Méaglia

Shampooing-baume pour le cœur

Padoue à Noël. Après quarante-quatre années d’existence, le salon de coiffure de Flavia va fermer.
Les mains de Flavia frottent doucement les cheveux humides de la vieille dame avec une serviette éponge rouge sombre. « Vous pouvez vous lever. » Flavia tend la main. Il n’y a que cela dans le cadre, cette main ouverte, tendue au-dessus du bac à shampooing. Geste parfaitement inutile, seulement là pour accompagner le mouvement du corps de sa cliente – « patiente » dira l’une d’entre elles – animé d’une tendresse pure. Il y a une émotion infinie à la vision de cette image, des trésors d’émotion rare qui parcourent le film comme une source chaude.
Chiusura est un film tranquille, tranquille comme la vie dans une petite ville.
Un film merveilleux d’écoute sensible, de douce captation du temps qui passe. Ce temps qui se dilate, quand l’âge venant, on ne sait plus très bien si on est mardi ou samedi, même si la radio rappelle l’heure régulièrement aux passagères du lieu. Ce temps dans un pli, celui du shampooing, du séchage sous le casque, d’un café, d’une cigarette, accueille des paroles quotidiennes et essentielles : l’amour, la maladie, la famille. Et, puisque c’est aussi la force du film de démonter les idées reçues sur ce type de lieu, Ronald Reagan, le LSD ou la guerre au Rwanda. Ces mamies nous étonnent et nous touchent au plus profond. Par la beauté de leur visage, filmé en gros plans, de leurs rides, avec ces bigoudis qui deviennent parure. Par la sincérité et la justesse de leurs propos sur l’image que renvoie le miroir. Par une absence de mesquinerie, un humour dévastateur, l’autodérision dont elles font preuve entre elles à certaines occasions.
C’est bien plus que d’un lieu de travail dont il s’agit dans Chiusura : un lieu de vie, un centre. Le salon de coiffure est le point de départ de toutes les rencontres faites par le réalisateur, et ce point commun original justifie toutes les séquences tournées à l’extérieur. Si Rossetto filme au plus près l’univers de Flavia, il suit également quelques entraînements de l’équipe de foot féminine du coin et l’installation, puis le spectacle d’un cirque itinérant.
Le film évite avec une grâce permanente le cliché. On est en Italie, patrie de Fellini, du foot, de la chansonnette. Mais le réel est autre. Ici, la belle blonde du numéro de lancer de poignards est loin d’être sublime dans son justaucorps pailleté, surtout quand elle évoque les risques du métier. Ce sont des filles qui discutent stratégie dans les vestiaires après le match. Et la variété goût guimauve fredonnée par toutes – la petite musique du film – devient un contrepoint léger, sentimental mais jamais mièvre, commentaire éternel de ces instantanés de vie.
Avec un regard doux, le film montre Flavia confrontée à la dispersion brutale de ses outils de travail. Sa difficulté à s’en séparer, à accepter cette « fermeture définitive » qu’elle a pourtant programmée. Il interroge la notion de travail, le travail de toute une vie. Permanence en passe de devenir une réalité obsolète, comme le matériel de Flavia semble une « antiquité » au futur repreneur du salon. Ç’aurait pu être un discours passéiste, un prêchi-prêcha sur « C’était mieux avant ». Il n’en est rien. À la fin, une vieille dame entre dans le salon vide parce qu’elle s’est perdue. Flavia l’accueille. Le spectateur s’interroge. Qui, désormais, prendra le temps de chercher l’adresse de cette femme dans l’annuaire, de la ramener chez elle en voiture pour lui éviter un trajet en bus ? Où ces petites mamies se réuniront-elles dorénavant ? Qui sera là pour écouter leurs paroles drôles ou graves, recueillir ces fragments de mémoire ? Le film ne distille pas la vision crépusculaire d’un monde qui s’éteint. Il s’oppose aux prédictions catastrophistes sur la solitude dans nos sociétés modernes. On en sort touché, nostalgique mais heureux, en se disant que les filles de l’équipe de foot prendront peut-être le relais de Flavia, elles ou d’autres. Il reste des niches de résistance et d’humanité, à Padoue et ailleurs, c’est sûr.

Céline Leclère

« Maudits soient les yeux fermés… »

Étrange film que celui de Marianne Gosset : petites enclaves fulgurantes d’onirisme, images parfois superbes, et pourtant, le propos semble sans cesse empêché. Quelque chose veut se dire et prend l’école vétérinaire de Maison Alfort comme décorum ; quelque chose de désespéré, de l’ordre de la perte et du mal-être. Maison Alfort se métamorphose alors en paradis perdu, en reliquat de l’âge d’or et du monde enchanté de l’enfance où les hommes et les animaux pouvaient se comprendre. Mais une fois cette belle idée énoncée puis déclinée sans cesse sous forme d’une voix off omniprésente et quelque peu littéraire, le film s’enlise et semble dissimuler son véritable objet.
Sur le fond, le prétexte de départ (le cancer et les séances de radiothérapie du chat de Marianne Gosset) handicape l’idée poétique. Car si la réalisatrice déplore la perte du merveilleux, la disparition du mystère qui auréolait les bêtes, jamais elle ne pointe clairement que la domestication, le report affectif et l’acharnement thérapeutique sont les premiers venus à bout de nos sphinx, cerbères et centaures.
Puis viennent les interviews des « scientifiques corrupteurs », pauvres vétérinaires coopératifs, tristement figés dans une mise en scène qui leur laisse peu de chance. Le premier a le visage strié d’ombres de barreaux de cages et la voix couverte par des aboiements. Le second est filmé en alternance avec une tête de chien qu’il dissèque. Un autre a moins de chance encore : il est planté au milieu d’un amphithéâtre vide, debout, un projecteur diapo braqué sur lui. Des représentations d’animaux mythiques défilent dans son dos. Marianne Gosset est assise dans l’ombre à plusieurs mètres de lui. Elle lui pose des questions, cite Nietzsche, développe brièvement un exposé sur les bestiaires médiévaux. Mais ces trop sages vertus ne suffisent pas à conférer au film l’énergie qui lui permettrait de s’imposer.
Les interviews ne proposent pas autre chose qu’une variante formelle à la voix off. Marianne Gosset demande : « On dit parfois que les animaux dorment et que nous les veillons… ». Le chirurgien a des regards gênés. Il sent qu’on attend quelque chose de lui, se démène pour garder la face, bredouille quelques phrases avant que la réalisatrice ne le reprenne : « Non, je crois que ce que veut dire cette citation, c’est…». Il ne s’agit donc que de demander aux vétérinaires de confirmer une vision déjà préétablie. La réalisatrice ne cherche pas à apprendre ou à donner voix aux personnages qu’elle filme : elle organise autour d’eux des mises en scène qui les réifient et les instrumentalisent. Et c’est cela même qu’elle reproche aux hommes de faire aux animaux. Dès lors cette question malheureuse vient à l’esprit : peut-on parler du monde animal, le défendre et être crédible quand on ne sait pas filmer les hommes ? Où se situe la faille, la blessure ?
Et pourtant, c’est ici étonnamment que le film devient touchant : tout transpire la peur de l’autre, la peur de se mouiller, d’entrer dans le vif du sujet. On ne pénètre jamais complètement dans Maison Alfort. La réalisatrice demande à son cadreur de filmer des murs, des couloirs, des situations prises de derrière les portes, les vitres, dans le dos des hommes. En définitive très peu d’animaux. Marianne Gosset en dit toujours trop ou pas assez. Elle fait sans cesse écran, refuse de dire ou de montrer les choses jusqu’au bout. Quand elle s’adresse à l’anatomiste, elle compare son activité à celle des anciens sacrificateurs lisant l’avenir dans les entrailles des bêtes. Plutôt que de nous le dire, pourquoi l’ensemble de la structure du film ne nous aiderait-elle pas à le voir sans passer par le prisme des mots omniscients, omnipotents de la réalisatrice ? La très belle séquence de l’opération du cheval va d’ailleurs dans ce sens. Elle s’abstient de tout commentaire. Les plans sont au plus proche du corps de la bête, en font sentir la sensualité forte, bien qu’inerte. Le cheval redevient alors une sorte de géant noir inoffensif entouré d’une armée de nains qui le momifie dans de grandes feuilles de plastique translucide.
Malgré la beauté de certains plans (notamment celui sur la chienne aveugle), Marianne Gosset qui plaide pourtant pour le merveilleux, n’a de cesse de l’étouffer dans son film. Elle veut tout maîtriser y compris son étrange désarroi qui lui fait préférer les bêtes aux hommes, qu’elle évoque en pointillé, mais dont elle ne fait malheureusement pas matière cinématographique. C’est pourtant bien là qu’est le sujet et la beauté du film. Ils résident dans quelque chose d’opaque, qu’on refuse de nous dire tout à fait, qu’on dissimule derrière trop de dispositifs, de références et de citations. Cela ressemble aux paupières serrées sur la peur.

Marie Gaumy

  • « Maudits soient les yeux fermés… », extrait du Roman de Renard

Petit traité de résistance de la matière

On se saisira du film Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de Pedro Costa, comme d’un prétexte non futile, pour évoquer le parcours pour une part inconscient, généré par une série de films que celui-ci vient boucler.
Le film est superbe, passionnant et touchant. Il nous plonge au cœur du montage de Sicilia ! de Straub et Huillet. On tend l’oreille, on scrute le mouvement. On redécouvre des fragments du film, surgis de la pénombre de la salle de montage. Ombres et silhouettes dans l’embrasure de la porte où apparaît-disparaît Jean-Marie Straub, dans ses allées et venues d’arpenteur. C’est sous la conduite rigoureuse de Danielle Huillet, et de son geste franc et précis que la pellicule s’avance. Puis de nouveau, silhouette de Straub, lointaine, devant l’écran de la salle de cinéma cette fois, face à un public très clairsemé d’étudiants. Costa semble s’éloigner autant que l’espace le lui permet. Discret, mais très présent par l’intimité, le respect qu’on pressent, par la proximité des corps, au plus près chacun de cette « matière de cinéma » dont il sera question tout le film. Ainsi on n’est pas si surpris, quand surgit de toute cette tension le récit engagé de la naissance d’une relation amoureuse, la leur. Quelque chose qui paraissait lointain, comme inabordable, devient une évidence et semble soudain essentiel et familier. Voilà, nous partirons d’ici, de ce lieu, cette salle de montage, de cette revendication amoureuse, de ce retour à l’origine du film : le souvenir de l’odeur de ce tas d’oranges sous un pont. Entre temps, on aura ri, souvent, et on sera frustré que cela s’arrête, en attendant la prochaine version à laquelle travaille Pedro Costa.
Et d’ailleurs, tout recommence peut-être à Lisbonne…
Il est assez convenu d’utiliser la métaphore du voyage pour parler des films. C’est une façon de nommer leur pouvoir évocateur. Certains films dont le voyage lui-même est le sujet s’y prêtent différemment. Mais c’est de l’effet d’incitation du cinéma dont nous voulons parler ici. Celui qui provoque le voyage, un voyage réel caractérisé par le déplacement. La première étape de cette histoire est une expérience indécise.
Après un premier séjour itinérant au Portugal, je retourne à Lisbonne pour une semaine. Sur place, dans la chambre qui fait face au Tage, surgissent avec insistance les images d’un film. Pas un film oublié, simplement voilé, comme un arrière-plan que la géographie nous rend soudain plus proche. Un sentiment naissant au long des errances dans la ville, une contamination des lieux, une nécessité de reconnaissance vont me conduire sur les traces de Doc Kindom’s, le film de Robert Kramer. À la recherche d’une part de son royaume, une « maison » ou plutôt une cabane de chantier, métallique, blanche, toute proche du fleuve. Quelque part sur le port. Dans le film, entre l’hôpital de Doc et la cabane, juste quelques haltes : un bar, un pont, des espaces et un temps de cinéma. Autant de fausses pistes. Peu d’enjeu dans ma recherche, juste une vague direction pour une nouvelle errance, longiligne, de la ville vers l’est, sur le bord bétonné du fleuve, entre les amoncellements de containers. La ville est déjà loin, une autre s’annonce, c’est là que se trouve la maison. C’est le bar d’un club nautique. On peut y entrer et boire une bière. Là, on repense bien sûr au film, on imagine le lit, la vitre brisée – mais l’identification possible est seconde, la matière prend le dessus. Un habitué me prend pour un égaré mais doit aussi se rendre compte que je suis déjà venu. Puis, les images que je prendrai du lieu feront disparaître toute trace de cette évocation – à moins de citations ou de légendes – non pas comme un oubli, mais comme une confusion des deux mondes dans un espace, un lieu transitionnel.
Quelques années plus tard, Casa de Lava du portugais Pedro Costa déclenchera cette fois-ci le voyage lui-même. Peut-être le premier plan du film y a-t-il suffit ? Un désir de paysage et de dépaysement, de rencontres, d’odeurs (lave et souffre), associé au besoin de retrouver un mystère du lieu, l’attente. L’île de Fogo au Cap Vert. Puis Chã das Chaldeiras, village du cœur du volcan et la « casa ». Il n’est pas question de voir pour y croire mais d’y croire pour désirer voir. Je pars pour retrouver un lien pressenti dans le film, un attachement au lieu. Sans être à la recherche de cette petite robe rouge, qui se déplace minuscule dans un plan, mais en ayant la certitude d’y trouver tout un hors champ, celui du film et le mien. Être habité par le paysage, le champ, puis l’habiter : éprouver, rééprouver, mettre à l’épreuve le souvenir du film, à l’épreuve du réel. Des instants comme des preuves de l’enracinement de la fiction dans le réel. Il y a bien cette maison de lave au pied du volcan et maintenant cela importe peu. Elle est là ; tout du moins il y en a une, et je n’en ai jamais douté. Je la fixe, je l’écoute, je l’espère habitée malgré les apparences. Un besoin irrépressible de toucher la terre de feu de cette île. Sentir entre ses doigts cette matière apparente du film et de la pellicule.
Autrement enfin, Sicilia !. Avec le texte du film comme lecture pour le voyage : Constellations, dialogues du roman Conversations en Sicile d’Elio Vittorini. Au nord-ouest de l’île, après Palerme, il est une petite réserve naturelle, un cul de sac automobile. Je m’y repose et je lis d’une traite Sicilia ! Mais au bout de cette route, je croise une française. C’est toujours ce qu’on craint et qu’on évite : rencontrer une connaissance même lointaine, un retour de réel, soudainement une irrégularité lisse de la matière. Ce jour-là, c’est Céline dont je fais la connaissance. Elle a assisté à une part du montage de Sicilia ! au Fresnoy. Trop de signes… archipel. Il n’est plus nécessaire d’aller à Grammichele (le village du film), on prendra le train de Catania à Syracusa pour y entendre le son du train. Simplement toujours, rééprouver des trajets mais dans leurs croisements, carrefours : lieux de transitions, de superpositions des voies. Comme une mise en abîme, l’éventuel mais improbable prochain retour sur les lieux se superposerait lui aussi aux souvenirs du premier. Et ce retour impossible au lieu fantasmé, c’est la résistance de la matière qui nous en sauve.

Christophe Postic

Je hais le coton !

Lalee’s Kin s’ouvre sur des paysages, des plans aériens du delta du Mississipi. Fleuve, champs de coton et notes d’harmonica en fond, on craint d’être entré de plain-pied dans le « docu carte postale ». Mais le discours de Reggie Barnes, l’intendant de l’école du district de Tallahatchie, l’annonce d’emblée : « Ici c’est un autre monde ». Il y a au Mississipi une blessure profonde à soigner – Healing the Wound, ce sont les mêmes mots qu’emploient les sud-africains pour parler de leur Commission Vérité et Réconciliation – causée par une société esclavagiste et par les modes de fonctionnements qu’elle a imprimés dans les consciences. Parce que c’est cela, au fond, « l’héritage du coton », un univers balisé par la pauvreté, l’illettrisme et la résignation.
Pour répondre à la demande de la chaîne HBO, commanditaire du projet, dont l’objectif était de rendre compte de la misère, Susan Froemke et Deborah Dickson auraient pu s’en tenir à un film-portrait illustratif, emblématique. Celui de Lalee par exemple, grand-mère chargée de veiller, dans son mobile-home sans eau ni téléphone, sur une tribu de petits et d’arrière-petits-enfants, laissés à sa garde par des mères jeunes, célibataires et « démissionnaires ». Lalee’s Kin se garde de fabriquer des héros, d’envelopper Lalee dans une représentation de madone iconique. Lalee n’est pas une personnalité forcément belle, tellement généreuse, chère au discours angélique de l’Amérique bon teint. La caméra la suit au plus près, dans un quotidien dépourvu de gestes tendres envers les enfants et s’acquittant des travaux domestiques en s’appuyant sur l’aînée d’entre eux. À l’œuvre ici, la répétition des carences affectives, des pères absents, des enfants non désirés. Dans ses moments d’abattement, écrasée d’impuissance et de désespoir, elle lâche : « Y’a rien à faire. Juste à continuer ».
Plutôt qu’un portrait monochrome, le film choisit de mettre en parallèle au travers d’entretiens menés avec chacun d’eux, le combat de Lalee et celui de Barnes, confronté aux résultats catastrophiques de l’école et mis en demeure par les autorités fédérales d’en relever le niveau. En cas d’échec au test imposé, l’école sera « mise sous tutelle ».
Ce que pointe le film, au travers du témoignage de Barnes, c’est le refus absolu d’être privé du droit à combattre les problèmes de l’intérieur même de la communauté. Sa conviction que les habitants du delta doivent s’approprier collectivement le travail de résolution des problèmes sociaux ou éducatifs auxquels ils sont confrontés. Et de quels moyens dispose t-on, quand bannis parmi les bannis, on décide d’organiser la résistance. C’est peut-être le point de départ du film. Comment, du fond d’un mobile-home ou de l’école la plus mal notée de l’état, on tente d’enrayer la répétition des inégalités, de tordre l’engrenage de la pauvreté, de l’échec scolaire, de l’éclatement des familles. Et les limites de la notion de réussite en la matière.
Car, si l’aînée des enfants finit par s’en « sortir », c’est au prix d’une rupture avec la tribu, en allant trouver meilleur refuge chez une parente à Memphis. Elle s’est ouvert la voie de la réussite, mais d’une réussite individuelle, et le fait d’avoir à revenir chez Lalee, même quelques jours, lui pèse. Le mobile-home lui, n’a pas changé : il n’y a toujours pas d’eau courante, et ses petits cousins n’ont toujours pas de quoi écrire.
Pourtant, les réalisateurs choisissent de conclure par l’arrivée chez Lalee d’un lycéen, venu lui proposer de veiller sur le travail scolaire de Main, le petit dernier. Pour lui, s’annonce la possibilité de rencontrer à la fois un tuteur et un mentor. S’il saisit cette chance, il pourra peut-être, fort de l’injonction de son arrière-grand-mère, « Go to school or go to jail ! », se cramponner à la première alternative.

Céline Leclère

A little something

À la fin de la seconde guerre mondiale, face à la défaite militaire qui se profile, des cohortes de prisonniers des camps de concentration sont jetés sur les routes. Épuisés, affamés, battus, des milliers d’entre eux vont y trouver la mort. The March, témoignage de la mère du réalisateur, revient sur cet effroyable périple. Mais le film est bien plus que le recueil d’une histoire traumatique – ce qui en ferait déjà un document d’une force rare. Pendant douze ans, en effet, Abraham Ravett ne va cesser de questionner sa mère sur ce sujet (« Tell me about the march, Mum ! »), coupant parfois de manière abrupte au cours d’une séquence, lorsqu’elle s’en éloigne. Dans un premier temps, ce procédé implacable intrigue et désoriente. Le film se met à résister à l’analyse comme à la raison, sans que l’on sache si ce sentiment provient de la méthode, qui peut passer pour de l’acharnement, ou de la force intrinsèque du témoignage. Cette difficulté à saisir clairement les desseins de l’auteur déclenche un vague malaise. Placés dans une situation parfois intenable, nous nous sentons pris au piège d’un projet qui dépasse notre entendement. Pourtant, c’est dans ce processus répétitif vertigineux, où l’humain semble faussement mis entre parenthèses, que The March bouleverse. Avec une pauvreté de moyens notable, le film s’apparente alors à une expérience scientifique (au sens cognitif du terme), d’autant plus troublante qu’elle excède les liens de filiation. Dans ce ressassement qui s’installe, ce n’est rien moins en effet que l’inscription de la mémoire dans le temps d’une vie qui est conjointement mise au travail et à l’épreuve. Et de fait, au fil des années, on assiste à un effritement du récit (le témoignage). De micro-variations s’installent. Se déchirant comme des voiles de brume, les souvenirs s’effilochent, les faits deviennent moins précis, la transmission se brouille. Cet épuisement, qui se lit aussi sur le visage de la vieille dame malade, gagne peu à peu les territoires de l’image. Éclairs de lumière et surexpositions brûlent la pellicule, menaçant de détruire la matière même de l’œuvre. Sous le coup de cette intense irradiation, les couleurs se décomposent et coulent de part et d’autre des photogrammes. En contrepoint, des termes extraits du récit se succèdent sur fond noir : « trepches », « wooden shoes », « blanket », « bread » … Autant d’embrayeurs qui agissent en direction du spectateur, pressé avant chaque fragment de remettre à son tour sa mémoire au travail. Avant que cet ensemble de mots, dans le déroulement de la projection, ne s’abîme irrémédiablement dans une écriture tremblée. À travers cette dégradation généralisée de tous les corps (de la mère, du récit, du langage, des images), The March réexamine le statut de la parole du témoin, comme il nous rappelle que nous restons les gardiens de ce fragile dépôt.

Éric Vidal

Back in USSR

La cartographie du documentaire réserve encore quelques heureuses découvertes qui échappent au formatage généralisé de la production des images et des regards. Régulièrement quelques ovnis cinématographiques réinterrogent, réinterprètent ou réenchantent un réel de plus en plus insaisissable. Les films de Sergeï Loznitsa sont de cet ordre : ils pénètrent certains aspects de la société russe sous un angle inédit ou cocasse. S’il semble modeste au premier abord, force est de constater que le travail de Sergeï Loznitsa fait preuve d’une autre ambition. À l’exception de The Halt – belle exploration léthargique des corps située au confluent de différentes pratiques artistiques1 et qui tranche par son approche radicalement plasticienne et son athmosphère funeste –, des caractères communs courent d’un film à l’autre : l’intérêt pour le travail quotidien des « petites gens » (ouvriers et paysans), une certaine idée de la notion de communauté (fortuite chez des dormeurs, contrainte chez des handicapés mentaux) ou encore l’attention portée aux gestes et aux postures du corps, à leur rythme propre (abandon, attente, activité). Sur le plan formel et esthétique, deux directions se dessinent très distinctement.
La première concerne le son. Le mixage, composé de bruits naturels ou concrets (bruissement du vent dans les arbres, pépiements, rumeurs, éclats de voix, grincements des outils, aboiements, chants…) et de musiques, accorde le primat de l’audible sur le dicible. Même s’il arrive qu’un poème, une courte histoire ou un fragment de phrase jeté en pâture soient clairement énoncés dans l’ouverture ou la clôture d’une séquence (Life, Autumn, dont la structure s’organise en différents chapitres). Sans entretiens ni voix off pour guider le spectateur, la parole est rendue à une musicalité qui vit pleinement dans les durées inhabituellement longues des séquences. À l’extrême de ces procédés, The Halt n’émet que le souffle des dormeurs et quelques bruits parasites, mais insistants, d’insectes. The Settelment ne contient pas non plus d’élément musical, hormis dans le générique de fin : un Ave Maria dont les connotations religieuses induisent, sur une série de portraits qui n’en n’avait pas besoin, une lecture « angélique » cette fois des plus discutables.
La deuxième direction relève d’une approche plus spécifiquement plasticienne, liée à une photographie en noir et blanc très élaborée. Grains, nuances des gradations, flous, variations de la lumière, certains plans semblent vibrer d’une pulsation organique logée au cœur même de l’image, conférant, notamment à The Halt, un sentiment funèbre « d’inquiétante étrangeté ». Dans cette suprématie du son et de l’image sur la parole, le réel apparaît comme un matériau modelable au-delà de sa simple captation – voire manipulable lorsqu’il s’agit, dans Today We Are Going to Built a House par exemple, d’introduire une certaine dose d’humour. Chronique affectueuse d’une terre bucolique peuplée de bêtes, recréation sensible d’une humanité menacée de disparition sur laquelle plane une indicible présence divine (les cieux gris menaçants qui reviennent comme un leitmotiv), l’œuvre de Sergeï Loznitsa campe sur un versant plutôt poétique et nostalgique que réellement critique et politique.

Eric Vidal

  1. Cinéma, photographie ou vidéo contemporaine, on songe ici à des œuvres d’Alexander Sokurov, Andy Warhol ou Bill Viola.

Échappée belle

C’est au cours d’une résidence de l’auteur au centre pénitentiaire des femmes à Marseille que Mirage a été tourné. Dans le cadre d’un atelier de formation et d’expression audiovisuelle, deux détenues ont participé à sa réalisation, devenant actrices de leurs propres textes, mis en scène avec la réalisatrice. Sans qu’on sache jusqu’où le choix des images revient à Maguy Y. et Francine B., la démarche permet aux deux femmes de s’approprier le film. Il reste que la situation d’emprisonnement confronte à un irréductible décalage de position entre la personne filmée et le réalisateur (puis le spectateur). Comment, à partir de là, filmer des sujets aux prises avec une situation qui les enserre dans leur souffrance ? Pourquoi ? Pour le bénéfice de qui ? L’esthétisation de la souffrance de ces femmes – avec en contrepoint leurs rêves circonscrits à des clichés d’espaces verdoyants, de couchers de soleil en bord de mer, etc. – ne prend-elle pas le risque de les y figer ?
Le film commence par une apparition : une silhouette se dessine sur le fond lumineux d’un couloir sombre. Qui est-elle ? Un fantôme ? Un sifflement guilleret apporte un brin de légèreté au cœur de la résonance métallique des bruits de couloirs. Le corps s’avance sautillant, dansant, filmé en flou filé, ses contours restent imprécis. Le souvenir laissé par le film sera celui d’un rêve, un impalpable entre-deux où il serait impossible de se repérer à coup sûr. Le spectateur est plongé dans le doute et la difficulté à reconnaître l’Autre. Toute tentative de capturer l’image de ces femmes pour en constituer un cliché est mise en déroute. C’est nous dire cinématographiquement que la réalité n’est pas une, qu’elle se dérobe et qu’aucun regard ne peut espérer la saisir. La réalisatrice joue ici à instiller le manque pour mieux servir ses personnages.
L’image flottante brouille la vision si bien que toute l’attention s’accroche alors au son, véritable force émotionnelle du film. Une voix dans la pénombre, prend la parole, lentement, avec une maîtrise du langage propre au texte récité ; un texte personnel et dur, un ton empreint d’authenticité. Apparaissent ensuite les parties d’un autre visage, déformé par l’œilleton, tandis qu’une nouvelle voix se fait entendre off. À l’instar des mots proférés, les images reflètent l’angoisse de perdre son identité, de n’être plus qu’une ombre dans le contexte de l’incarcération. La représentation des corps indistincts et morcelés reproduit le fonctionnement du système pénitentiaire qui vise par la contrainte physique à la même discipline drastique, à retourner à un identique, c’est-à-dire à faire disparaître les différences. En même temps, le film révèle que subsiste toujours une trace du sujet, ici portée par les textes : témoignage d’une incroyable résistance psychique.
L’effet de ralenti en dit aussi quelque chose. Le flou qu’il provoque au moindre geste renforce l’attention portée à celui-ci en tant que signe de vitalité : le mouvement est en effet ininterrompu, signe que la vie perdure. Dans l’espace oppressant d’un couloir ou d’une cellule étriquée, un corps s’ébroue, existe, revendiquant son autonomie. Il ne peut être complètement contraint. Ce mouvement perpétuel est un minuscule mais précieux espace de liberté. Et puis, le corps s’imprime littéralement à l’écran. Alors que la succession de photogrammes au cinéma entraîne leur disparition, le flou filé les fait persister : tentative désespérée des corps de s’accrocher, d’exister. Encore une fois, témoignage de survie.
Le film est donc à double tranchant : le ralenti s’interprète aussi bien comme indistinction des corps – c’est-à-dire du côté de ce que le système pénitentiaire induit – que comme mouvement vital. Réversibilité d’une contrainte mortifère : pour se sauver psychiquement, le sujet peut utiliser ce qui justement cherche à le faire vaciller. La réserve serait que le film participe à ancrer ces femmes dans leur souffrance, les amenant à répéter des traces traumatiques et ne les identifiant que par le malheur. Une démarche créative ne devrait-elle pas offrir la possibilité de se dégager de cette logique ?

Christelle Méaglia