La cartographie du documentaire réserve encore quelques heureuses découvertes qui échappent au formatage généralisé de la production des images et des regards. Régulièrement quelques ovnis cinématographiques réinterrogent, réinterprètent ou réenchantent un réel de plus en plus insaisissable. Les films de Sergeï Loznitsa sont de cet ordre : ils pénètrent certains aspects de la société russe sous un angle inédit ou cocasse. S’il semble modeste au premier abord, force est de constater que le travail de Sergeï Loznitsa fait preuve d’une autre ambition. À l’exception de The Halt – belle exploration léthargique des corps située au confluent de différentes pratiques artistiques1 et qui tranche par son approche radicalement plasticienne et son athmosphère funeste –, des caractères communs courent d’un film à l’autre : l’intérêt pour le travail quotidien des « petites gens » (ouvriers et paysans), une certaine idée de la notion de communauté (fortuite chez des dormeurs, contrainte chez des handicapés mentaux) ou encore l’attention portée aux gestes et aux postures du corps, à leur rythme propre (abandon, attente, activité). Sur le plan formel et esthétique, deux directions se dessinent très distinctement.
La première concerne le son. Le mixage, composé de bruits naturels ou concrets (bruissement du vent dans les arbres, pépiements, rumeurs, éclats de voix, grincements des outils, aboiements, chants…) et de musiques, accorde le primat de l’audible sur le dicible. Même s’il arrive qu’un poème, une courte histoire ou un fragment de phrase jeté en pâture soient clairement énoncés dans l’ouverture ou la clôture d’une séquence (Life, Autumn, dont la structure s’organise en différents chapitres). Sans entretiens ni voix off pour guider le spectateur, la parole est rendue à une musicalité qui vit pleinement dans les durées inhabituellement longues des séquences. À l’extrême de ces procédés, The Halt n’émet que le souffle des dormeurs et quelques bruits parasites, mais insistants, d’insectes. The Settelment ne contient pas non plus d’élément musical, hormis dans le générique de fin : un Ave Maria dont les connotations religieuses induisent, sur une série de portraits qui n’en n’avait pas besoin, une lecture « angélique » cette fois des plus discutables.
La deuxième direction relève d’une approche plus spécifiquement plasticienne, liée à une photographie en noir et blanc très élaborée. Grains, nuances des gradations, flous, variations de la lumière, certains plans semblent vibrer d’une pulsation organique logée au cœur même de l’image, conférant, notamment à The Halt, un sentiment funèbre « d’inquiétante étrangeté ». Dans cette suprématie du son et de l’image sur la parole, le réel apparaît comme un matériau modelable au-delà de sa simple captation – voire manipulable lorsqu’il s’agit, dans Today We Are Going to Built a House par exemple, d’introduire une certaine dose d’humour. Chronique affectueuse d’une terre bucolique peuplée de bêtes, recréation sensible d’une humanité menacée de disparition sur laquelle plane une indicible présence divine (les cieux gris menaçants qui reviennent comme un leitmotiv), l’œuvre de Sergeï Loznitsa campe sur un versant plutôt poétique et nostalgique que réellement critique et politique.
Eric Vidal
- Cinéma, photographie ou vidéo contemporaine, on songe ici à des œuvres d’Alexander Sokurov, Andy Warhol ou Bill Viola.