Rencontre avec Harun Farocki

À l’issue d’une première journée de diffusion de ses films, nous avons rencontré le réalisateur Harun Farocki.

Carnet de notes
Dans le cas d’Images du monde et Inscription de la guerre, au commencement je savais que le thème du film devait être la question de l’audiovisuel aujourd’hui. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai trouvé ces éléments concernant Auschwitz et les images de surveillance. Après c’est devenu très difficile. Ces images étaient si importantes qu’après il fut difficile d’agencer d’autres fragments du même ordre que ces faits. Cela a pris toute la place. J’avais déjà l’idée que j’aurais à travailler avec cette « vague » sur un mode répétitif, où toutes les idées sont exprimées plusieurs fois, sur différents niveaux, en empruntant différents mots et exemples historiques. Je ne me suis pas autorisé à toujours concevoir une idée comme on pourrait le faire pour un discours, mais en prenant des notes au fur et à mesure. J’ai aussi conçu l’approche de ces idées en termes de montage. Le film n’a été réellement construit qu’à partir du moment où j’ai eu les images concrètes sur ma table de montage. Ce travail m’a pris deux ans. Ce n’est que plus tard que j’ai écrit et atteint ce niveau d’abstraction que l’on a habituellement lorsqu’on rédige un scénario, ou quand on écrit sous une forme discursive. Le travail a été similaire pour Tel qu’on le voit. Mais cette fois-ci, cela a été pour moi une idée vraiment décisive parce qu’avant, pour mes autres films, je réfléchissais à plusieurs idées en même temps : la production du charbon et de l’acier en Allemagne, la relation de ces industries avec le fascisme, ou encore la guerre au Vietnam… Et dans un premier temps je créais tout de manière théorique, puis je le mettais dans une histoire, puis je portais cette histoire à l’écran et ainsi de suite… Après j’ai eu l’idée d’un carnet de notes dans lequel on fait des croquis, on écrit des petits événements occasionnels, on rassemble des images trouvées dans des livres d’écolier bon marché, ou même des images pauvres ou de peu de valeur. Vous commencez à écrire sur ce que vous inspirent ces éléments, directement, sans élaborer de théorie. Cela a été pour moi, une grande libération. Les films de Pasolini que l’on a montrés ici, par exemple, je ne les avais jamais vus. L’Orestie africaine va complètement dans ce sens. Pasolini voyage à travers l’Afrique et en regardant les images de ce pays il imaginait ce qu’elles pouvaient signifier. Le fait de les voir à travers son regard nous permet d’imaginer différentes interprétations. Ce n’est pas un commentaire sur les images existantes, vous vous demandez juste de quoi elles parlent. Cette utilisation virtuelle que l’on peut en faire a été un encouragement pour moi.

Section
C’était une commande du musée de Villeneuve-d’Ascq qui m’a invité à faire quelque chose d’auto-réfléxif sur ma démarche, parce que j’ai toujours écrit sur mon travail de recherche, je produis des textes, et c’est pour cette raison qu’ils m’ont proposé de le faire avec des moyens audiovisuels, et non pas avec un papier et un stylo. C’est la même chose pour Sorties d’usines : élaborer une réflexion théorique autour du cinéma avec une bande d’images et des sons.

Méthodes
En tant qu’enseignant, j’essaie de trouver, ou du moins de chercher, des méthodes ou des approches. J’espère qu’un bon professeur n’enseigne pas de leçons toutes faites ! En pédagogie on dit : enseignez les méthodes et non le sujet. Il faut amener ou proposer des méthodes.

La place du spectateur
Le cinéma place le spectateur dans une situation qui n’est pas celle de quelqu’un qui se rend à l’église ou à l’école. Il y a différentes approches dans le fait de raconter une histoire. Dans certains cas on peut les trouver trop simples ou inappropriées, mais cette « simplification » a peut-être plus à voir avec la musique ou la poésie qu’avec les romans ou la philosophie. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose qui relève de « l’expérience cinématographique », ce qui n’implique pas que vous rencontriez un énorme public. Simplement c’est un mode de discours différent.

Diffusion
Le principal problème, c’est ce soit-disant cinéma alternatif qui existait jusqu’à il y a dix ans encore en Allemagne. Il y avait quarante ou cinquante ciné-clubs où l’on pouvait montrer des travaux expérimentaux et maintenant ils ont presque tous disparu. Cela ne marcherait pas de s’appuyer aujourd’hui uniquement sur ce réseau. Maintenant, quelque chose de nouveau émerge car les musées intéressent des gens issus de milieux différents, et qui s’y retrouvent ensemble. Section, par exemple, a été montré à Beaubourg dans le cadre de l’exposition « Face à l’histoire » et j’ai soudain réalisé que cela pouvait toucher beaucoup plus de gens que je ne l’imaginais. Il y a beaucoup de commerce autour de cela actuellement et aussi un fort besoin du public d’accéder à différentes problématiques du champ de l’art. Soudain, les gens ne demandent plus à connaître à l’avance ce qu’une œuvre va leur donner, ni à apprendre des codes de lecture préétablis. Ils se demandent comment lire ou comment décoder par eux-mêmes. Bien sûr cela dépend des publics. Je ne suis pas très fort en sociologie, je ne sais pas comment ni pourquoi les gens viennent ou pas voir mon travail au cinéma. Mais s’ils sont là, ils doivent pouvoir comprendre. Ça doit être aussi fait de telle façon qu’ils comprennent. C’est ce que je déduis de mon expérience. Même si les gens n’ont jamais vu de films comme Images du monde, Inscription de la guerre, s’ils les regardent, ce n’est pas inaccessible. Vous n’avez pas besoin d’avoir fait des études spécifiques sur les musiques nouvelles ou la poésie provençale. C’est accessible d’une certaine manière, même s’il existe différents codes d’interprétation.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Chronique Lussassienne, vendredi

Voilà. Il est midi, plein cagnard, Jérôme a chaussé ses lunettes de soleil pour qu’on ne voit pas ses yeux rougis. Il remonte la rue, prend à gauche, sort du village ; dépasse le Cinémobile. Les champs, la crête des plateaux au loin. « Un grand nombre de situations de la vie quotidienne est en fait gouverné ou informé par des structures algébriques ». Il respire, le film de Godard sur René Thom s’imprime en lui, doucement, irréversiblement. « Quand deux amoureux se quittent et que l’un sent ça comme une catastrophe, ça peut s’interpréter avec ce genre de formalisme ». Il ralentit son pas, s’arrête. « Ça permet de se distancier de l’objet, de le voir en tant que forme géométrique… Et de ce fait il vous devient en quelque sorte plus étranger ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il avait tout pris au pied de la lettre. « On échappe à la force d’attraction de la sémantique… » Enfin ! La géométrisation du langage et la théorie des catastrophes, les mathématiques comme idéalisation et schématisation de situations concrètes, bon, il se demandait bien quelle application pratique il pourrait en tirer pour comprendre Martine, mais il fallait, il devait y avoir une solution dans tout ça. Il était cependant prévenu : « On ne peut réaliser tous les mouvements possibles qu’à condition qu’il soient inefficaces. Si vous voulez réaliser une structure algébrique dans son intégralité, si vous voulez faire une infinité de pas, par exemple, vous sortirez de votre domaine d’habitabilité et vous périrez ».
Que le formalisme puise autant dans l’expérience humaine pour y retourner aussitôt, c’était un baume, une réponse à bien de ses interrogations, au moins de spectateur. Tout voir en termes de lignes et de surfaces, de courbes de contours apparentes et de projections, s’extraire non pas de la matière mais de la sémantique, c’est-à-dire de la science du sens et de la signification, le grand emmerdement de Jérôme (et il n’était pas le seul à Lussas). Quelle belle idée, de donner à des phénomènes de mutation ou de discontinuité, le nom de catastrophes. Il avait suffi d’un mot à priori inapproprié, déplacé de son usage habituel, pour que le monde se réordonne autrement. Son chagrin devenait un jeu, il traçait mentalement des rapports, des équivalences, des graphiques entre sa vision des choses et celle de Martine. Il regardait les câbles des poteaux télégraphiques, le tracé des clôtures et des champs à perte de vue, la ligne d’horizon tout au loin. Mais comment géométriser Martine ?
« Les mathématiciens sont comme des enfants qui cherchent à avoir plus, qui désirent… Il y a du désir comme tentation de l’être humain de grandir ». Jérôme méditait là-dessus : ne pas viser le but, mais saisir l’occasion du but, pas le pied de la lettre, mais le haut, l’air au-dessus, pour pouvoir respirer. Au moins respirer. Et tant pis pour les rêves. De toute façon, comme disaient Thom et Godard : « C’est une idée matérialiste, de dire il faut rêver. Les mathématiques sont intéressantes non pas pour réaliser son rêve, mais pour arriver à ré-élever son rêve »… le tout sur une chanson de Marilyn.
Il venait de voir le plus grand film romanesque jamais projeté à Lussas.

Gaël Lépingle

Comment j’ai trouvé ma place

Depuis 1989, les États généraux du film documentaire prennent place dans le village de Lussas alors envahi par des cinéphiles, pour la plupart parisiens. Une festivalière curieuse demande à une jeune serveuse de bar si elle assiste aux projections. Celle-ci répond qu’elle ignore quel type de film est proposé. En rencontrant les propriétaires de gîte, on apprend qu’ils ne disposent pas du programme. Au mieux, l’événement est connu, sans plus. Au pire, c’est le rejet total. Lorsque certains se risquent encore aux portes des salles, ils ne sont pas sûrs de trouver une place. S’ils y parviennent, les débats de spécialistes pourront les décourager.
Cet état de fait ne devrait laisser aucun « zélateur du réel » indifférent. Hors Champ s’est alors intéressé aux projections chez l’habitant, organisées par Serge Vincent, Galès Moncomble (Ardèche Images) et les Ceméa Rhône-Alpes. Leur démarche vise à sortir les films des salles, avec leur réalisateur. Il s’agit donc de rencontrer les gens pour reconstituer du lien et battre en brèche les préjugés réciproques.
C’est un jeune couple d’enseignants qui accueille ce soir-là le documentaire de Jean-François Reynaud, Brigitte ou le chien qui aboyait à ma place. Le film traite de l’autisme de Brigitte, trente-cinq ans, et de sa relation avec Bernard, son tuteur. Sur place je les découvre tous deux. Au premier contact, je me sens gauche, agacée de montrer malgré moi ce que je ressens de la différence de Brigitte. Jean-François présente le film dans une atmosphère plutôt tendue. Brigitte est derrière nous et je me demande comment elle réagira pendant la projection. Je crains la complaisance, la compassion, le voyeurisme. Je l’entends aboyer de temps en temps, se dandiner sur sa chaise. Je n’ose me retourner. Comme le titre du film l’indique, Brigitte a souhaité adopter un chien pour qu’il aboie à sa place parce qu’elle voulait enfin devenir une jeune femme.
Jean-François Reynaud a filmé Brigitte pendant quatre ans dans son activité d’artiste peintre et sa vie quotidienne. Seul avec sa caméra, le réalisateur trouve la bonne place, la bonne distance ; en partie parce que Brigitte la lui octroie, l’interpellant tour à tour comme homme et comme cameraman. Ces séquences sont enrichies par le contrepoint de Bernard sur le difficile trajet parcouru avec elle depuis vingt-sept ans. Il dit l’importance de poser des limites au désir fusionnel de Brigitte. Il pointe aussi la relativité de ses propres interprétations : « L’interprétation, c’est une parole mise sur quelque chose. Si cette parole fait ’tilt’, on ne peut pas aller beaucoup plus loin ». Autrement dit, l’interprétation n’est pas à entendre comme vérité, davantage comme un travail de co-pensée.
Dans le film, la qualité de la relation tient à ce que la caméra suit délicatement et calmement les mouvements (physiques et psychiques) de la jeune femme, sans traquer et pourtant sans jamais renoncer. Plus aucun doute sur un supposé voyeurisme, c’est clairement du courage. Brigitte, Bernard, Jean-François et les spectateurs sont alors dans l’extirpation douloureuse d’un mal. Car Brigitte est toujours victime d’angoisses innommables, totalement déstructurantes. Elle cède encore parfois à l’automutilation. L’excellence du film vaut par la confiance installée au fil du temps entre les différentes personnes embarquées dans cette aventure. La longueur des plans-séquences n’y est certainement pas étrangère, permettant de saisir le sens de ce qui fait mystère, nous familiarisant avec la réalité complexe de Brigitte. Peu à peu, les spectateurs l’adoptent ; ils ne sont plus inquiets de ses réactions, ils en repèrent la mesure. Comme le dit son tuteur, Brigitte ramène tout de suite à l’évidence, elle décape la réalité de toutes ses scories pour s’en tenir à l’essentiel : « La seule chose qui compte, c’est la relation humaine, le reste, ils – les autistes – n’en ont rien à foutre. Nous non plus, sans doute, mais on oublie… ».
Après la projection, l’assemblée pose quelques questions, surtout animée par le désir d’entendre Bernard et Brigitte. La vision du film a déclenché un étonnant processus d’apaisement. L’humilité et l’ouverture à l’autre dont témoigne le réalisateur, sans démonstration, passent du côté des spectateurs. Un retour immédiat de paroles des personnes invitées à cette séance n’aurait été que trop convenu. Je retiens plutôt notre cheminement : de l’effarouchement à la difficulté de se quitter. C’est Brigitte qui nous rappellera soudain que « l’heure tourne » et qu’elle est fatiguée. L’inattendu d’une séance nous a offert la transmission d’une certaine approche documentaire qui se poursuit dans la vraie vie. Finalement, ce film me semble tirer l’expérience des projections chez l’habitant vers leur quintessence. Comme une pierre jetée dans l’eau produit un effet de propagation par cercles concentriques. Parce que le temps de regarder le film, le temps de notre rencontre avec Brigitte, Bernard et Jean-François, nous avons pu franchir les barrières de certaines de nos résistances vis-à-vis de l’altérité, sans discours de spécialiste.

Christelle Méaglia

À qui perd gagne

Que se passe-t-il quand Godard réalise un film sur un mathématicien ? Par quelles voies le poète en cinéma essaie-t-il de saisir une pensée scientifique ?
Avec René, Godard subvertit le genre convenu de l’entretien grâce à son inimitable nonchalance et une réalisation surprenante.
Dans son film, deux formes d’esprit se rencontrent et se percutent. Celle du cinéaste se fonde sur l’association d’idée, l’analogie et l’approximation. Elle a pour elle la légitimité d’une pratique artistique et du dispositif filmique. En face, le mathématicien René Thom raisonne logiquement avec méthode et rigueur, pour tenter de vulgariser sa « théorie des catastrophes » mondialement reconnue.
Dans un premier temps, Godard, jamais visible à l’écran, donne l’impression de ne pas résister à la tentation d’user à plein des moyens expressifs que lui offrent montage et effets spéciaux.
Au tableau noir sur lequel Thom trace à la craie figures et symboles, il oppose un écran transformé par la palette graphique en tableau transparent, où s’incrustent avis tranchés (« faux, non-sens »), jeux de mots et schémas un peu fantaisistes, comme autant de commentaires mettant à distance certaines paroles de Thom.
Aux métaphores explicatives du scientifique, répondent des insertions d’images connotées, proposant au spectateur d’autres lectures, politiques, artistiques, ludiques, de l’échange en cours.
Est-ce à dire que le cinéaste voudrait faire valoir ses points de vue au détriment du sujet filmé ? Il serait tentant de le croire, mais à mieux y regarder, il n’en est rien.
Avec son attitude d’élève un peu paumé mais appliqué, Godard se livre à une sorte d’autodérision qui décrédibilise l’hypothèse qu’il veuille avoir raison. Comme un cancre arrivant à poser des questions auxquelles les premiers de la classe ne songeront jamais, il amène le mathématicien à exprimer des convictions personnelles qu’il n’aurait pas livrées autrement.
En créant une concurrence artificielle entre le système du film et l’exposé du scientifique, il réalise subtilement un report de sympathie en faveur de celui qui en est la victime. Thom, par sa patience et sa bienveillance, paraît d’autant plus sympathique qu’il s’efforce d’accepter cet esprit intuitif et tâtonnant, aussi éloigné du sien soit-il, qui l’interroge et joue avec lui.
Avec ce qu’il inflige au spectateur – frustration du regard empêché de voir ce qu’écrit Thom, paroles parfois rendues inaudibles, surcharge visuelle des incrustations – Godard active une envie de comprendre qui tente de surmonter ces obstacles, s’irrite de ces procédés, bien qu’elle en soit peut-être aussi le fruit.
La forme profite donc ici paradoxalement, non à celui qui semble se mettre en avant, mais au mathématicien pour lequel travaille tout le film.
Avec Nombres et Neurones de Benoît Jacquot, la tension a lieu cette fois, non entre réalisateur et penseur, mais entre deux scientifiques devant la caméra. Ce qui fait difficulté n’est plus du côté du dispositif, mais au niveau des propos échangés.
La controverse réunit le mathématicien Alain Connes opposé à un neuro-biologiste, Jean-Pierre Changeux, qui conteste que les objets mathématiques puissent exister en dehors de l’esprit humain. Il est parfois ardu de suivre ces échanges denses et vifs qui jonglent avec des références de spécialiste. Dans un tel débat interdisciplinaire, chaque polémiste convoque les théories de son domaine pour mieux contrer l’autre. Chacun lance à la dérobade des regards à l’objectif : Changeux avec un air assuré, l’autre plus inquiet. Vers la fin de la séquence, Connes s’assure que la caméra le filme bien et se lance alors dans une démonstration, pour lui décisive. Mais rien n’y fait, l’autre n’a de cesse de lui couper la parole, de lui refuser son écoute. Connes prend alors à témoin la caméra en la fixant, puis regarde quelqu’un hors-cadre, sûrement un technicien, auquel il adresse son argumentation comme à un destinataire de substitution. De la sorte, en passant par le dispositif de tournage, il s’est sorti de la redoutable double contrainte où le maintenait son contradicteur qui lui destinait l’injonction « Explique-toi ! » conjuguée à un « Je refuse de t’écouter ! ».
Les deux films convergent sur l’impression que, même si nous ne parvenons pas toujours à juger de la valeur des discours avancés, notre intérêt et nos faveurs se reportent sur celui qui, mis en difficulté, sait faire preuve de finesse et d’ouverture devant des comportements obtus, voire déroutants. L’intelligence qu’ont les sujets filmés du dispositif de tournage, rejoint alors les émotions et interprétations d’un spectateur impliqué par ces corps qui se risquent à penser devant l’implacable regard machinique de l’objectif.

Étienne Armand Amato

Shampooing-baume pour le cœur

Padoue à Noël. Après quarante-quatre années d’existence, le salon de coiffure de Flavia va fermer.
Les mains de Flavia frottent doucement les cheveux humides de la vieille dame avec une serviette éponge rouge sombre. « Vous pouvez vous lever. » Flavia tend la main. Il n’y a que cela dans le cadre, cette main ouverte, tendue au-dessus du bac à shampooing. Geste parfaitement inutile, seulement là pour accompagner le mouvement du corps de sa cliente – « patiente » dira l’une d’entre elles – animé d’une tendresse pure. Il y a une émotion infinie à la vision de cette image, des trésors d’émotion rare qui parcourent le film comme une source chaude.
Chiusura est un film tranquille, tranquille comme la vie dans une petite ville.
Un film merveilleux d’écoute sensible, de douce captation du temps qui passe. Ce temps qui se dilate, quand l’âge venant, on ne sait plus très bien si on est mardi ou samedi, même si la radio rappelle l’heure régulièrement aux passagères du lieu. Ce temps dans un pli, celui du shampooing, du séchage sous le casque, d’un café, d’une cigarette, accueille des paroles quotidiennes et essentielles : l’amour, la maladie, la famille. Et, puisque c’est aussi la force du film de démonter les idées reçues sur ce type de lieu, Ronald Reagan, le LSD ou la guerre au Rwanda. Ces mamies nous étonnent et nous touchent au plus profond. Par la beauté de leur visage, filmé en gros plans, de leurs rides, avec ces bigoudis qui deviennent parure. Par la sincérité et la justesse de leurs propos sur l’image que renvoie le miroir. Par une absence de mesquinerie, un humour dévastateur, l’autodérision dont elles font preuve entre elles à certaines occasions.
C’est bien plus que d’un lieu de travail dont il s’agit dans Chiusura : un lieu de vie, un centre. Le salon de coiffure est le point de départ de toutes les rencontres faites par le réalisateur, et ce point commun original justifie toutes les séquences tournées à l’extérieur. Si Rossetto filme au plus près l’univers de Flavia, il suit également quelques entraînements de l’équipe de foot féminine du coin et l’installation, puis le spectacle d’un cirque itinérant.
Le film évite avec une grâce permanente le cliché. On est en Italie, patrie de Fellini, du foot, de la chansonnette. Mais le réel est autre. Ici, la belle blonde du numéro de lancer de poignards est loin d’être sublime dans son justaucorps pailleté, surtout quand elle évoque les risques du métier. Ce sont des filles qui discutent stratégie dans les vestiaires après le match. Et la variété goût guimauve fredonnée par toutes – la petite musique du film – devient un contrepoint léger, sentimental mais jamais mièvre, commentaire éternel de ces instantanés de vie.
Avec un regard doux, le film montre Flavia confrontée à la dispersion brutale de ses outils de travail. Sa difficulté à s’en séparer, à accepter cette « fermeture définitive » qu’elle a pourtant programmée. Il interroge la notion de travail, le travail de toute une vie. Permanence en passe de devenir une réalité obsolète, comme le matériel de Flavia semble une « antiquité » au futur repreneur du salon. Ç’aurait pu être un discours passéiste, un prêchi-prêcha sur « C’était mieux avant ». Il n’en est rien. À la fin, une vieille dame entre dans le salon vide parce qu’elle s’est perdue. Flavia l’accueille. Le spectateur s’interroge. Qui, désormais, prendra le temps de chercher l’adresse de cette femme dans l’annuaire, de la ramener chez elle en voiture pour lui éviter un trajet en bus ? Où ces petites mamies se réuniront-elles dorénavant ? Qui sera là pour écouter leurs paroles drôles ou graves, recueillir ces fragments de mémoire ? Le film ne distille pas la vision crépusculaire d’un monde qui s’éteint. Il s’oppose aux prédictions catastrophistes sur la solitude dans nos sociétés modernes. On en sort touché, nostalgique mais heureux, en se disant que les filles de l’équipe de foot prendront peut-être le relais de Flavia, elles ou d’autres. Il reste des niches de résistance et d’humanité, à Padoue et ailleurs, c’est sûr.

Céline Leclère

« Maudits soient les yeux fermés… »

Étrange film que celui de Marianne Gosset : petites enclaves fulgurantes d’onirisme, images parfois superbes, et pourtant, le propos semble sans cesse empêché. Quelque chose veut se dire et prend l’école vétérinaire de Maison Alfort comme décorum ; quelque chose de désespéré, de l’ordre de la perte et du mal-être. Maison Alfort se métamorphose alors en paradis perdu, en reliquat de l’âge d’or et du monde enchanté de l’enfance où les hommes et les animaux pouvaient se comprendre. Mais une fois cette belle idée énoncée puis déclinée sans cesse sous forme d’une voix off omniprésente et quelque peu littéraire, le film s’enlise et semble dissimuler son véritable objet.
Sur le fond, le prétexte de départ (le cancer et les séances de radiothérapie du chat de Marianne Gosset) handicape l’idée poétique. Car si la réalisatrice déplore la perte du merveilleux, la disparition du mystère qui auréolait les bêtes, jamais elle ne pointe clairement que la domestication, le report affectif et l’acharnement thérapeutique sont les premiers venus à bout de nos sphinx, cerbères et centaures.
Puis viennent les interviews des « scientifiques corrupteurs », pauvres vétérinaires coopératifs, tristement figés dans une mise en scène qui leur laisse peu de chance. Le premier a le visage strié d’ombres de barreaux de cages et la voix couverte par des aboiements. Le second est filmé en alternance avec une tête de chien qu’il dissèque. Un autre a moins de chance encore : il est planté au milieu d’un amphithéâtre vide, debout, un projecteur diapo braqué sur lui. Des représentations d’animaux mythiques défilent dans son dos. Marianne Gosset est assise dans l’ombre à plusieurs mètres de lui. Elle lui pose des questions, cite Nietzsche, développe brièvement un exposé sur les bestiaires médiévaux. Mais ces trop sages vertus ne suffisent pas à conférer au film l’énergie qui lui permettrait de s’imposer.
Les interviews ne proposent pas autre chose qu’une variante formelle à la voix off. Marianne Gosset demande : « On dit parfois que les animaux dorment et que nous les veillons… ». Le chirurgien a des regards gênés. Il sent qu’on attend quelque chose de lui, se démène pour garder la face, bredouille quelques phrases avant que la réalisatrice ne le reprenne : « Non, je crois que ce que veut dire cette citation, c’est…». Il ne s’agit donc que de demander aux vétérinaires de confirmer une vision déjà préétablie. La réalisatrice ne cherche pas à apprendre ou à donner voix aux personnages qu’elle filme : elle organise autour d’eux des mises en scène qui les réifient et les instrumentalisent. Et c’est cela même qu’elle reproche aux hommes de faire aux animaux. Dès lors cette question malheureuse vient à l’esprit : peut-on parler du monde animal, le défendre et être crédible quand on ne sait pas filmer les hommes ? Où se situe la faille, la blessure ?
Et pourtant, c’est ici étonnamment que le film devient touchant : tout transpire la peur de l’autre, la peur de se mouiller, d’entrer dans le vif du sujet. On ne pénètre jamais complètement dans Maison Alfort. La réalisatrice demande à son cadreur de filmer des murs, des couloirs, des situations prises de derrière les portes, les vitres, dans le dos des hommes. En définitive très peu d’animaux. Marianne Gosset en dit toujours trop ou pas assez. Elle fait sans cesse écran, refuse de dire ou de montrer les choses jusqu’au bout. Quand elle s’adresse à l’anatomiste, elle compare son activité à celle des anciens sacrificateurs lisant l’avenir dans les entrailles des bêtes. Plutôt que de nous le dire, pourquoi l’ensemble de la structure du film ne nous aiderait-elle pas à le voir sans passer par le prisme des mots omniscients, omnipotents de la réalisatrice ? La très belle séquence de l’opération du cheval va d’ailleurs dans ce sens. Elle s’abstient de tout commentaire. Les plans sont au plus proche du corps de la bête, en font sentir la sensualité forte, bien qu’inerte. Le cheval redevient alors une sorte de géant noir inoffensif entouré d’une armée de nains qui le momifie dans de grandes feuilles de plastique translucide.
Malgré la beauté de certains plans (notamment celui sur la chienne aveugle), Marianne Gosset qui plaide pourtant pour le merveilleux, n’a de cesse de l’étouffer dans son film. Elle veut tout maîtriser y compris son étrange désarroi qui lui fait préférer les bêtes aux hommes, qu’elle évoque en pointillé, mais dont elle ne fait malheureusement pas matière cinématographique. C’est pourtant bien là qu’est le sujet et la beauté du film. Ils résident dans quelque chose d’opaque, qu’on refuse de nous dire tout à fait, qu’on dissimule derrière trop de dispositifs, de références et de citations. Cela ressemble aux paupières serrées sur la peur.

Marie Gaumy

  • « Maudits soient les yeux fermés… », extrait du Roman de Renard

De l’abstrait au visible

Qu’est-ce qu’une pensée filmée, enregistrée, reproductible à l’envi une fois mise en boîte ? Et avant tout, la pensée est-elle vraiment de l’ordre du visible, de ce qui s’enregistre ?
Pour commencer, il faudrait mettre toutes les chances de son côté et convoquer devant l’objectif un grand esprit, reconnu et reconnaissable : philosophes, scientifiques, longue est la liste… quelqu’un qui soit en mesure de répondre à l’exigence du visible, voire du spectacle.
Mais afin de percevoir un processus si immatériel et abstrait, peut-être vaut-il mieux retenir son souffle et se faire tout petit.
Certains, comme Stéphane Ginet devant le philosophe Paul Ricœur, préféreront donc la discrétion et la sobriété : un seul point de vue pour une caméra, des plans-séquences qui s’ouvrent par un titre et filment le grand penseur, éclairé devant un fond noir. Celui-ci a préparé son intervention et se livre à une présentation orale intitulée : Mémoire, Oubli, Histoire. Par une élocution claire et une attitude chaleureuse, il témoigne du véritable souci d’un destinataire qu’il tient pour attentif et sur lequel il veille, jusqu’à reformuler ses propos. D’emblée, cette réflexion filmée en désigne une autre, à la rencontre de laquelle elle va, celle du spectateur.
Un recadrage en zoom avant rapproche du visage concentré de Ricœur. Furtive, une autre pensée vient de sortir de l’ombre, celle du film cette fois-ci, qui voulait encourager l’attention mais n’est parvenue qu’à se faire découvrir.
Quitte à révéler clairement leur parti pris, d’autres réalisateurs recourent plus volontiers à une écriture filmique complexe, usant de ses ressources pour dynamiser le documentaire.
Jean-Claude Lubtchansky par exemple, choisissant l’entrevue avec son jeu de questions réponses, déploie de grands moyens autour d’Hannah Arendt. Des travellings circulaires et des zooms, de multiples plans et variations d’axes mettent en image la théoricienne, dont la permanence ressort grâce à tant de variations. Cependant qu’une voix off traduit en français les réponses d’Arendt, les rendant alors presque inaudibles, vient à l’esprit que la pensée en passe beaucoup par la parole et se dévoile dans ses inflexions, silences, hésitations, emportements.
D’ailleurs, que peut enregistrer une caméra, sinon en premier lieu une voix, un corps, où s’incarne une pensée qui les transfigure ? Suivant l’intuition d’un Wittgenstein qui affirmait « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine », le défi pourrait être relevé de la sorte.
La formidable galerie d’intellectuels que réunissent Knapp et Bringuier dans Bachelard parmi nous, souligne l’intime coïncidence du corporel et du conceptuel. Rassemblés autour de l’œuvre de Bachelard dont ils se sentent dépositaires, leur corps traduisent une intense activité intérieure. Certains regards pétillants semblent se porter sur un monde invisible, y discerner des objets abstraits flottant autour d’eux qu’ils ordonneraient à mesure que jaillit une parole sûre et précise. Les visages s’animent, se plissent, reprennent contrôle ; les mouvements des mains, du torse, de la tête, se font partition gestuelle.
Et de reconnaître, au travers de ces signes, une présence manifeste bien qu’invisible, qu’ils dessinent comme en creux : une pensée bouillonnante qui emprunterait tous les canaux physiques à sa disposition.
Pour autant, le cinéma ne se réduit pas à un simple enregistrement mécanique qui ne ferait que capter du « pré-existant ». Se contenter de prélever à sa source la réflexion d’un être filmé reviendrait à oublier une dimension essentielle, tant de la pensée que du cinéma documentaire : leur conscience d’eux-mêmes, leur réflexivité.
Une séquence du remarquable D’ailleurs Derrida l’illustre très justement. Le philosophe s’adresse en regard caméra à la réalisatrice Safaa Fathy. Il révèle : « On est en train, de façon très artificielle, de préparer un texte que vous allez écrire et signer, et dont je suis le matériau ». Aussitôt, le film accueille cette remarque en la relayant au montage par deux inserts montrant le plateau du tournage.
Précisément, par cette possibilité qu’il aurait de s’envisager lui-même, de se désigner comme s’élaborant, le documentaire serait peut-être l’un des mieux placés pour rencontrer cette activité réflexive qu’est la pensée. En aménageant un espace-temps où se nouent trois pensées, celle du réalisateur, du sujet filmé et du spectateur (potentiel ou réel), il leur accorde de se considérer mutuellement dans leur singularité.
Du coup, la question semble s’être déplacée : plutôt que de filmer une pensée présumée visible, il s’agirait davantage de tirer parti d’une intangible mais puissante relation documentaire. Car celle-ci tisse au sein et autour du film des dimensions ouvertes et réciproques qui engagent les pensées en présence à faire œuvre de cinéma.

Étienne Armand Amato

Voyages au fond des tiroirs

La Scam a choisi de présenter aujourd’hui cinq films dont trois explorent diversement un même désir de connaissance des origines. À une lettre près, de Cathie Dambel, Moi l’année dernière, un voyage vers la mère, de Vincent Martorana et Family secret, de Pola Rapaport.
Sur un sujet on ne peut plus personnel – la découverte tardive de Pierre, premier fils du père de la réalisatrice, dont il a tu, jusqu’à sa mort, l’existence à sa femme et à ses filles – Pola Rapaport construit un film émouvant et pudique. Presque toujours présente dans le cadre lors des entretiens, toujours impliquée, elle se présente en situation de dialogue, d’échange avec ceux qu’elle filme (frère, sœur, mère, neveu), renforçant ainsi l’image du lien familial. Accompagnatrice attentive à chaque étape du film, elle mène à bien cette aventure de re-fondation familiale en se tenant aux côtés de. Par des plans serrés sur les visages, elle donne au spectateur le privilège d’entrer à la fois dans la confidence et dans des questionnements sur la filiation qui nous concernent tous, d’être le témoin de chacun des moments de sa rencontre avec Pierre, puis du voyage effectué ensemble sur les traces du père. Voyage précautionneux au cœur d’un secret. Voyage pour tenter de comprendre l’autre, les raisons de son silence, d’un si long mensonge, pour enfin pouvoir « se trouver soi-même » comme dit Pierre. Et tenter de rajouter quelques pièces au puzzle de leur histoire. Le montage dissocie souvent les images et le son. Cette désynchronisation permet de porter une attention plus grande à l’un comme à l’autre, et participe de la mise en place d’une écoute pudique. Dans ce voyage au cœur d’un album de famille, on manipule les photos avec retenue, on accomplit une promenade nostalgique sur les lieux du passé. Arpenteur délicat des chemins du souvenir, vers la lente recherche de la vérité, le film souligne très justement le besoin de visiter les hauts lieux du roman familial. Une narration non linéaire, des allées et venues multiples entre New York, Bucarest et Paris, épousent les contours sinueux de l’existence du père de la réalisatrice, de la Roumanie aux États-Unis, traversée par la guerre, la résistance, la rencontre successive de deux femmes (les deux mères), l’expérience répétée de l’exil. L’imbrication des questions, des secrets – ces strates d’inconnu dont Pierre et Pola sont les archéologues – est rendue par l’alternance de plans en noir et blanc et en couleur, logique parfois difficile à suivre, mais qui ne nous implique que davantage.
Ces bouleversements de l’image rendent compte de l’irruption de Pierre dans la vie de cette famille. Irruption qui conduit trois femmes à réinterroger la personnalité de leur mari et père, à la lumière de ce fils/frère surgi de l’ombre, et dont la ressemblance physique avec le disparu permet toutes les projections, les comparaisons, les confusions. Dans les scènes où Pola filme la seule silhouette de Pierre dans les rues, se diffuse une nappe de brouillard sur les identités. Comme si, toujours aux prises avec son deuil, Pola « utilisait » cette ressemblance pour tenter de saisir le grand absent. Pierre est un frère bien réel, mais il est aussi la matérialisation à l’écran d’un fantôme. Il donne corps à ce que le père a toujours caché : un pays, une langue, une histoire intime. À travers ces effets de miroir dans lesquels l’arrivée du frère les a plongées, ces femmes n’auront parlé (presque) que du père. Parfois même pour régler leurs comptes avec lui de façon posthume. Mais la confrontation n’aura pas été vaine : tous ont réinterrogé, par le prisme des rencontres provoquées par la caméra, la personnalité de cet homme et leurs relations à lui.
On verra avec intérêt deux autres films de la sélection Scam comme matière précieuse à prolonger la réflexion sur ces questions de filiation – rappelons que la loi sur l’accouchement sous X vient d’être modifiée. Le film de Vincent Martorana suit le parcours de Fabienne, partie rencontrer en Floride une mère inconnue. Celui de Cathie Dambel, À une lettre près, interroge des personnes nées sous X et met en évidence la nécessité pour elles de savoir.
Après chacune de ces paroles sur l’abandon, après avoir entendu Pierre confier à sa sœur qu’il n’aurait pas pu continuer à vivre s’il n’avait pas, enfin, retrouvé cette « famille », on reste face à l’évidence que pour prendre sa place dans le monde, il faut pouvoir en finir avec le vide de l’origine.

Céline Leclère

Chronique Lussassienne, jeudi

« J’ai la tête comme une patate.»
Après une journée spéciale « La pensée filmée », Jérôme frimait accoudé au comptoir du Blue Bar, un verre de kir local à la main, devant une charmante brune déguisée en beatnik. Ses allures décontractées de teenager docu-cool lui rappelaient aimablement Martine, mais il en aurait fallu plus pour consoler Jérôme du catastrophique coup de téléphone de la veille.
Elle faisait la moue, en se dandinant nonchalamment :
– Ah ouais, non moi, les penseurs j’ai évité ! C’est un peu la caricature de Lussas, non ? Ou alors un aspégic avant chaque séance !
Elle pouffa comme Martine n’aurait jamais pouffé. Jérôme se rebiffa :
– C’est quand même de sacrés phénomènes. Que ce soit Bachelard ou Lacan, c’est fou à quel point, alors que c’est de la captation, c’est aussi du cinéma, du seul fait de leur charisme. On est à la messe, au cirque, au spectacle, comme on veut…
Jérôme semblait bouleversé. Était-ce une fatigue alcoolisée, ou tout simplement son penchant naturel pour des dérives quelque peu régressives – ce côté retour aux sources de la captation, du plan fixe. Sa nouvelle connaissance le tira tendrement de ses pensées :
– Bon, tous ces maîtres à penser les uns après les autres, c’est un peu la panoplie des pères idéaux, quand même !
Est-ce qu’elle voyait à travers lui à ce point ?
– Ah complètement..
– On est quand même en plein mythe !
Le rire franc de la jeune fille désarçonna Jérôme. Il rougit. Ils reprirent un verre ; la musique était plus forte, des danseurs envahissaient la pièce. Jérôme eut l’espoir soudain qu’il pourrait parler avec elle comme il parlait avec Martine, de sa vie, du cinéma, de l’expérience confuse des deux. Elle avait son opinion sur la question :
– Moi j’ai l’impression qu’on s’invente trop souvent son propre film, plutôt que de se mettre à l’épreuve de la réalité du film…
– Mais c’est uniquement depuis nos propres mythes qu’on peut se confronter à ça ! De toute manière ici, tout le monde parle à tire-larigo de réel ou de réalité, et personne n’y met la même chose. On parle d’une chose on en désigne une autre, c’est épuisant. J’avais noté un truc dans le Lacan…
Il fouilla dans ses notes.
– Ah ! « Ce monde n’est que le fantasme qui se soutient d’un certain type de pensée. C’est une réalité mais il n’y a pas de raison de lui donner un tel privilège à ce mot réalité, qui d’ailleurs lui-même présente une certaine ondulation ». Et il termine comme quoi le réel n’est que la grimace du réel, c’est exactement…
Jérome s’arrêta net : la jeune fille était partie sans qu’il s’en soit aperçu. Plutôt que de continuer à monologuer ivre mort, il s’arracha du comptoir. Une rude journée l’attendait encore vendredi, Steiner et Boutang, Connes et Changeux lui tendaient les bras, il alla vomir le plus simplement du monde dans les toilettes du Blue Bar afin d’avoir les idées claires le lendemain, quand ses maîtres à panser s’adresseraient à lui.

Gaël Lépingle

Petit traité de résistance de la matière

On se saisira du film Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de Pedro Costa, comme d’un prétexte non futile, pour évoquer le parcours pour une part inconscient, généré par une série de films que celui-ci vient boucler.
Le film est superbe, passionnant et touchant. Il nous plonge au cœur du montage de Sicilia ! de Straub et Huillet. On tend l’oreille, on scrute le mouvement. On redécouvre des fragments du film, surgis de la pénombre de la salle de montage. Ombres et silhouettes dans l’embrasure de la porte où apparaît-disparaît Jean-Marie Straub, dans ses allées et venues d’arpenteur. C’est sous la conduite rigoureuse de Danielle Huillet, et de son geste franc et précis que la pellicule s’avance. Puis de nouveau, silhouette de Straub, lointaine, devant l’écran de la salle de cinéma cette fois, face à un public très clairsemé d’étudiants. Costa semble s’éloigner autant que l’espace le lui permet. Discret, mais très présent par l’intimité, le respect qu’on pressent, par la proximité des corps, au plus près chacun de cette « matière de cinéma » dont il sera question tout le film. Ainsi on n’est pas si surpris, quand surgit de toute cette tension le récit engagé de la naissance d’une relation amoureuse, la leur. Quelque chose qui paraissait lointain, comme inabordable, devient une évidence et semble soudain essentiel et familier. Voilà, nous partirons d’ici, de ce lieu, cette salle de montage, de cette revendication amoureuse, de ce retour à l’origine du film : le souvenir de l’odeur de ce tas d’oranges sous un pont. Entre temps, on aura ri, souvent, et on sera frustré que cela s’arrête, en attendant la prochaine version à laquelle travaille Pedro Costa.
Et d’ailleurs, tout recommence peut-être à Lisbonne…
Il est assez convenu d’utiliser la métaphore du voyage pour parler des films. C’est une façon de nommer leur pouvoir évocateur. Certains films dont le voyage lui-même est le sujet s’y prêtent différemment. Mais c’est de l’effet d’incitation du cinéma dont nous voulons parler ici. Celui qui provoque le voyage, un voyage réel caractérisé par le déplacement. La première étape de cette histoire est une expérience indécise.
Après un premier séjour itinérant au Portugal, je retourne à Lisbonne pour une semaine. Sur place, dans la chambre qui fait face au Tage, surgissent avec insistance les images d’un film. Pas un film oublié, simplement voilé, comme un arrière-plan que la géographie nous rend soudain plus proche. Un sentiment naissant au long des errances dans la ville, une contamination des lieux, une nécessité de reconnaissance vont me conduire sur les traces de Doc Kindom’s, le film de Robert Kramer. À la recherche d’une part de son royaume, une « maison » ou plutôt une cabane de chantier, métallique, blanche, toute proche du fleuve. Quelque part sur le port. Dans le film, entre l’hôpital de Doc et la cabane, juste quelques haltes : un bar, un pont, des espaces et un temps de cinéma. Autant de fausses pistes. Peu d’enjeu dans ma recherche, juste une vague direction pour une nouvelle errance, longiligne, de la ville vers l’est, sur le bord bétonné du fleuve, entre les amoncellements de containers. La ville est déjà loin, une autre s’annonce, c’est là que se trouve la maison. C’est le bar d’un club nautique. On peut y entrer et boire une bière. Là, on repense bien sûr au film, on imagine le lit, la vitre brisée – mais l’identification possible est seconde, la matière prend le dessus. Un habitué me prend pour un égaré mais doit aussi se rendre compte que je suis déjà venu. Puis, les images que je prendrai du lieu feront disparaître toute trace de cette évocation – à moins de citations ou de légendes – non pas comme un oubli, mais comme une confusion des deux mondes dans un espace, un lieu transitionnel.
Quelques années plus tard, Casa de Lava du portugais Pedro Costa déclenchera cette fois-ci le voyage lui-même. Peut-être le premier plan du film y a-t-il suffit ? Un désir de paysage et de dépaysement, de rencontres, d’odeurs (lave et souffre), associé au besoin de retrouver un mystère du lieu, l’attente. L’île de Fogo au Cap Vert. Puis Chã das Chaldeiras, village du cœur du volcan et la « casa ». Il n’est pas question de voir pour y croire mais d’y croire pour désirer voir. Je pars pour retrouver un lien pressenti dans le film, un attachement au lieu. Sans être à la recherche de cette petite robe rouge, qui se déplace minuscule dans un plan, mais en ayant la certitude d’y trouver tout un hors champ, celui du film et le mien. Être habité par le paysage, le champ, puis l’habiter : éprouver, rééprouver, mettre à l’épreuve le souvenir du film, à l’épreuve du réel. Des instants comme des preuves de l’enracinement de la fiction dans le réel. Il y a bien cette maison de lave au pied du volcan et maintenant cela importe peu. Elle est là ; tout du moins il y en a une, et je n’en ai jamais douté. Je la fixe, je l’écoute, je l’espère habitée malgré les apparences. Un besoin irrépressible de toucher la terre de feu de cette île. Sentir entre ses doigts cette matière apparente du film et de la pellicule.
Autrement enfin, Sicilia !. Avec le texte du film comme lecture pour le voyage : Constellations, dialogues du roman Conversations en Sicile d’Elio Vittorini. Au nord-ouest de l’île, après Palerme, il est une petite réserve naturelle, un cul de sac automobile. Je m’y repose et je lis d’une traite Sicilia ! Mais au bout de cette route, je croise une française. C’est toujours ce qu’on craint et qu’on évite : rencontrer une connaissance même lointaine, un retour de réel, soudainement une irrégularité lisse de la matière. Ce jour-là, c’est Céline dont je fais la connaissance. Elle a assisté à une part du montage de Sicilia ! au Fresnoy. Trop de signes… archipel. Il n’est plus nécessaire d’aller à Grammichele (le village du film), on prendra le train de Catania à Syracusa pour y entendre le son du train. Simplement toujours, rééprouver des trajets mais dans leurs croisements, carrefours : lieux de transitions, de superpositions des voies. Comme une mise en abîme, l’éventuel mais improbable prochain retour sur les lieux se superposerait lui aussi aux souvenirs du premier. Et ce retour impossible au lieu fantasmé, c’est la résistance de la matière qui nous en sauve.

Christophe Postic