Alter ego

On n’apprendra rien ou très peu sur les métiers des uns et des autres, on ne saisira pas le sens de toutes les paroles, de toutes les inquiétudes, de toutes les querelles, on ne comprendra pas les ressorts de toutes les situations… Jusqu’à ressentir parfois l’agacement de n’y rien entendre, la frustration de ne pas avoir quelques clefs, quelques codes… Dans un quartier d’Alexandrie, Emmanuelle Demoris filme comme on rencontre : en suspendant ses propres grilles de lecture, en admettant la béance entre ce que l’on sait et ce que l’on aimerait savoir. Elle offre deux films en témoignage d’une faille : ni incompréhension ni transparence, un entre-deux, espace-temps de liberté.

Oh la nuit ! s’ouvre d’ailleurs sur cet avertissement : le discours savant expose au desséchement. Stéphane Rousseau, un archéologue, raconte l’origine du quartier de Mafrouza (« le plus grand cimetière du monde méditerranéen ») à l’un de ses habitants, il lui suggère des aménagements, des travaux dans sa maison… Adel s’en amuse : à quoi cela pourrait-il bien lui servir ? Avant de lancer un « Bienvenue ! » inattendu qui ouvre sur un autre registre. L’enjeu semble d’abord là : ne plaquer aucun point de vue surplombant, n’enfermer ni la personne filmée, ni le spectateur dans une définition a priori – on ne jouera évidemment pas la énième version de l’occidental versus l’arabe. Filmer un sujet en alter ego. Ni tout à fait alter, ni tout à fait ego.

Voilà le marié qui se prépare, l’escalier de la maison à reconstruire, la conversation qui tourne à l’engueulade amoureuse… Comment éviter le plat inventaire, la succession sans lien de séquences sans fin, le film-liste-de-commissions, pire le film de voyage ? D’abord en installant son documentaire dans la durée. En passant et en nous faisant passer du temps ici et maintenant. On a souvent l’habitude de ronchonner devant les longs métrages trop longs (documentaires ou non) : le réalisateur se fait plaisir, il se regarde et s’écoute filmer. Ici, le temps qui passe est un enjeu non du film mais de la vie même des hommes et des femmes à l’écran : le niveau de l’eau qui monte inexorablement rend l’appartement de plus en plus inhabitable ; la pâte du pain risque d’être perdue si elle n’est pas cuite avant la pluie… La durée de Mafrouza est aussi celle de la rencontre avec ses habitants puisque quelques mois séparent le tournage des deux films. Si les séquences ne font pas inventaire, c’est qu’elles installent, non un fil dramaturgique, mais une présence : un visage devient familier, on le quitte, on le retrouve ; il chantait en souriant à pleines dents, il réapparaît une cicatrice sur la joue…

Ensuite, dans les situations qu’Emmanuelle Demoris filme seule ou lors des entretiens où un traducteur devient interlocuteur, le mouvement recrée les conditions de la rencontre : entre retrait et implication, distanciation et engagement, malentendu et attention… Élargir ou non le cadre, s’éloigner ou se rapprocher, changer de point de vue, répondre ou non aux injonctions à filmer : ainsi s’élabore un mouvement perpétuel entre exit, voice et loyalty. La caméra d’Emmanuelle Demoris trace ainsi le sismographe sensible des relations humaines dans leurs variations, leur inconstance, leurs attractions et leurs répulsions…

Enfin, une dernière clôture doit sauter : aucun des protagonistes ne doit être considéré comme ennemi ou – défi encore plus difficile – comme acquis. La réalisatrice ne cache pas ce que sa présence peut susciter de tensions, de craintes. Pourquoi est-elle là ? Pour quelle télévision travaille-t-elle ? A-t-elle des autorisations ? Que fera-t-elle de ses images ? Sans doute du scandale, en France, sur l’Égypte, sur le quartier, sur mendiants d’Égyptiens ? Ces interrogations, très présentes dans le second film, sont déjà abordées dans le premier. La différence est de taille : dans le premier, ce sont surtout les personnes filmées ou leurs proches qui s’inquiètent ; dans le second, ces derniers rassurent eux-mêmes les méfiants ou les hostiles. La rencontre a eu lieu, mais elle n’est jamais assurée, elle est toujours à détricoter et retricoter.

Au final, les deux films prennent à contre-pied le reportage télé vite fait, le docu autobio complaisant, l’approche explicative. Ils affichent une démarche compréhensive qui ne vise pas à la totalité. À propos notamment des œuvres d’Akerman, de Costa et Monteiro, Emmanuelle Demoris écrit : « Il y a des films comme ça, qui ouvrent des espaces de rencontre et d’échanges entre le spectateur, les personnes filmées et le cinéaste. Des films où la liberté de chacun en appelle à celle de l’autre, sans que l’on rassure à coups de connivence ou de surplomb. »1 Mafrouza est sans conteste de ces films-là.

Sébastien Galceran

  1. « Camera con vista (Chambre avec vue) », in Cinéma 08, octobre 2004.

« Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? »

Depuis les années soixante, les films du réalisateur israélien Ram Loevy s’attachent régulièrement à évoquer les questions politiques qui agitent le Moyen-Orient. Que ce soit à travers la fiction ou le documentaire, Ram Loevy ds’intéresse à l’humain, à l’Autre et son cinéma engagé témoigne, mais aussi participe de l’Histoire de son pays.

Pourquoi, dès votre premier film, avez-vous choisi de montrer Israël du point de vue d’un Palestinien ?

Nous sommes six millions d’Israéliens. C’est peu. Quelques milliers à peine ont la réelle possibilité de réaliser des films et beaucoup d’entre eux parviennent à évacuer le sujet. Pour moi, il est tout simplement impossible de l’éviter. Pour affirmer son opinion ou sa désapprobation, on peut manifester… ou faire des films. I Achmad était le premier film à traiter de la vie en Israël du point de vue arabe : dans les conflits, on ne voit que le côté bestial et cruel de l’ennemi. L’idée était de montrer aux Israéliens le côté humain des Arabes. En 1966, avant d’écrire le film, je produisais une série radiophonique qui traitait de la jeunesse arabe en Israël. Les Arabes étaient alors minoritaires et vivaient sous administration militaire – la jeunesse israélienne ignorait tout de ce qu’ils pouvaient vivre au quotidien. Le film (que j’ai écrit mais qui a été réalisé par Avshalom Katz) est né de cette série.

Il est difficile de définir le genre de ce film. Vous avez dit qu’il s’inspirait des films de propagande. Pourquoi ce parti pris ?

Ce film utilise les techniques des films de propagande sioniste. Il faut savoir que les caméras de l’époque n’étaient pas synchronisées et qu’elles ne pouvaient à la fois capter le son et l’image. Ces films se servaient de la voix off pour expliquer les faits, les émotions des personnages et dire ce qu’il fallait en penser. Nous nous sommes inspirés de ce « savoir faire » sioniste, mais nos intentions étaient diamétralement opposées. Il s’agit bel et bien d’un documentaire, écrit de A à Z. Il n’y a pas de comédiens : Achmad raconte et joue sa propre histoire. Même si ce film peut paraître un peu vieillot, je pense qu’il est important de le voir pour comprendre la genèse de mon travail.

Pourquoi choisissez-vous un genre plutôt qu’un autre pour aborder ces questions ? La fiction est-elle un moyen de traiter certains sujets ?

J’ai réalisé à peu près autant de films de fiction que de documentaires. Quand je travaille sur un genre, je regrette de ne pas avoir choisi l’autre : par exemple, cela peut prendre six ou sept prises pour faire pleurer une comédienne ; on préférerait alors voir une vraie larme. D’un autre côté, si on filme quelqu’un qui sanglote, on se demande : qui suis-je pour faire pleurer cette personne ? C’est un dilemme perpétuel.

Pour évoquer la question de l’origine des réfugiés, j’ai choisi la fiction. Hirbet Hizaa (1978) s’inspire du roman d’un auteur israélien très connu, S. Yizhar 1, qui relate l’histoire vraie d’un village dont tous les habitants sont évacués par l’armée israélienne, en 1949. Dans la pensée collective israélienne, les Palestiniens ont d’eux-mêmes quitté le pays en 1948, ce qui dédouane Israël de toute responsabilité : « Nous avons vécu l’Holocauste, c’est nous qui sommes les victimes. »

L’annonce de la diffusion du film sur l’unique chaîne de télévision israélienne a provoqué un énorme scandale. Cela signifiait admettre qu’Israël a une part de responsabilité dans la question des réfugiés palestiniens. Après des débats houleux et une déprogrammation, il a finalement été diffusé avant d’être rangé au placard pendant plus de quatorze ans.

Comment s’est passé le tournage de Gaza, l’enfermement, diffusé en 2002 ?

Le tournage a commencé juste avant la seconde Intifada et s’est déroulé sur plusieurs années. J’ai travaillé avec deux équipes, l’une israélienne, l’autre palestinienne. Il me fallait, en tant qu’Israélien, acquérir la confiance des habitants de Gaza. Ceux-ci me connaissaient à travers Hirbet Hizaa et me faisaient plutôt confiance, comme la femme que l’on voit dans le film et dont l’attitude change après le début de l’Intifada. Elle devient alors très aigrie, m’interpelle, me demande des comptes, avant de s’excuser.

Malheureusement, les gens de Gaza, qui ont pu voir le film sur la chaîne Al Arabiya, ne savent pas qu’il a été réalisé par un Israélien, les noms ont été coupés au générique. Cela m’a mis en colère. Il aurait été important que les Arabes sachent que c’était le regard d’un Israélien. Nous fonctionnons tous avec des stéréotypes et, à cause de notre appartenance, beaucoup de choses en nous existent que nous ne pouvons parfois exprimer aux autres. Peut-on voir un arbre comme un arbre ? Une jeep comme une simple jeep ? Un Arabe sans penser que c’est un terroriste ?

Y a-t-il des sujets que vous ne pouvez pas traiter, qui sont tabous ?

Des sujets auxquels il est dangereux de s’intéresser, oui. La torture, par exemple. En 1993, j’ai réalisé un film sur les supplices pratiqués par la police sur les Palestiniens. J’ai voulu poursuivre sur ce thème, mais n’ai jamais pu obtenir de nouveaux financements. J’ai tenu à réutiliser certaines scènes de l’époque dans mon dernier film, Barks (Aboiements), qui évoque Israël et aborde le thème de la torture. On y voit deux personnages complètement opposés : l’un est un marchand d’art qui a deux bouledogues traités comme de véritables aristocrates… L’autre est un Arabe qui a été soumis à un interrogatoire par la police. Sous la contrainte de chiens.

Propos recueillis par Isabelle Péhourticq et Anne Steiger

  1. S. Yizhar, Convoi de nuit – Actes Sud, 2000.

Usage de la vie

Sonja Lindén a un père hors du commun. Pendant une année, la réalisatrice a filmé sur une île au nord de la Finlande la vie en solitaire de Krister. Connecté au monde des humains via les coups de téléphone passés quotidiennement à sa femme hospitalisée et l’écoute de son immense collection de rares enregistrements musicaux. Les écrits de cet homme qui se font voix off sont le fondement du film. Sans être omniprésents, ce sont eux qui permettent de transcender les images insulaires. L’exilé écrit un texte d’un genre particulier. À la fois des recommandations simples, extrêmement détaillées, sur l’entretien de la motoneige par exemple, ou la protection de la maison du froid ; ou bien des conseils (se méfier des avocats), ou encore, des devoirs à accomplir (écouter un morceau de la collection musicale par jour). L’organisation pratique de ses obsèques en fait partie également. Le tableau brodé « Au début, l’homme créa Dieu » occupe une place centrale dans sa maison. Il ne faudra jamais l’enlever, exige l’homme.

Aucune distinction entre les valeurs de ces paroles : entretenir une motoneige ou défier Dieu fait partie d’un seul et même être. Le texte, dit avec la puissante voix de Krister, n’a pas la fonction de commenter ou de raconter. Il devient l’essence même d’une existence. Mode d’emploi d’une vie en solitaire et commandements à l’usage de la descendance ; organisation de la filiation et de la disparition : la vie se fait préparation à la mort. Sans tristesse, ni regrets.

Dans No man is an island, le texte est un dépassement de l’image de la réalité. Sonja Lindén focalise son attention sur les gestes du quotidien de Krister, qui par là prennent une valeur d’exemple. Elle filme le présent qui se fait action lors de moments précis de l’année : abattre un arbre, profiter des premiers rayons de soleil après un long hiver, se débattre avec la tondeuse à gazon, construire son cercueil… Dans un décor qui se limite à la maison et ses alentours – la forêt et l’eau – des longs plans séquences au cadre fixe traduisent le  rythme de vie de l’homme vieillissant qui grâce au texte prennent une valeur non pas religieuse mais spirituelle. Le découpage narratif est minuté avec une précision d’horlogerie. Quatre séquences d’exactement dix minutes chacune présentent successivement les quatre saisons. Malgré cette rigueur formelle, la structure narrative est dépourvue de toute rigidité. Le passé fait immersion dans ces images du présent absolu à plusieurs reprises à travers des plans en noir et blanc d’un garçon seul, face caméra, dans une rue de ville ou celles d’un couple de mariés. Des instants de réminiscence à répétition. Une délicate et subjective traduction formelle de la mémoire. Passé, présent et avenir (mort et descendance) se trouvent ainsi réunis dans le film. « Aucun homme n’est une île » : le titre trouve alors toute sa signification. L’homme, aussi éloigné des humains soit-il, n’est pas un « isolement ». Il s’inscrit dans un temps et une généalogie, réelle ou symbolique.

La fille filme son père. Sonja est personnellement concernée par la transmission qu’organise Krister. Elle ne suivra probablement pas ses recommandations et ne s’installera pas sur son île. Elle préfère le filmer et ainsi transmettre à son tour. Face à l’exigence de son père qui pousse aux limites la correspondance entre actes et paroles, le spectateur est convoqué en témoin (absent sur l’île) et inclus dans une filiation symbolique. Un procédé déroutant.

Au terme des quarante minutes, tout est dit et la mort peut advenir. Reste un court texte final offrant un étrange moment de fusion entre personnage et cinéaste, entre père et fille, entre présent et néant, rêve, réalité et cinéma : « Comme le rêve d’un rêve, je suis venue au monde. Mon esprit est à l’aise. Un jour, je disparaîtrai comme la brume au matin. », dit la réalisatrice en off, pendant qu’à l’image, le père disparaît dans le blanc de la brume au-dessus du lac.

Christine Seghezzi

Le fil du commentaire

Hier – Salle 5. La projection du Journal (1981-1983) de Daniel Perlov vient de s’achever. Quelques phrases de Perlov me trottent dans la tête : « On ne veut pas un cinéma d’illusions, on veut un cinéma de faits. […] Le cinéma de fiction est l’opium du peuple… »

La femme de Perlov et l’une de ses filles entrent et s’installent devant nous. Dans la salle, on s’agite… J’aime cette fébrilité du public avant un débat : mêlées de timidité, murmures qui circulent, mains qui se lèvent comme on se jette à l’eau.

Le débat prend forme. Une jeune femme, galvanisée par cette liberté qui fait foi tout au long du journal de Perlov, s’enhardit à demander à sa fille si elle ne veut pas reprendre le flambeau. Continuer ces images, ces images libres. On sourit. La jeune femme rassure son auditoire : « Ce n’est pas obligé, quelqu’un d’autre peut le faire… »

Le mordant de Watkins ou de Chris Marker, je souris. Pas d’inquiétude. Le flambeau est déjà repris… Perlov lui- même l’avait déjà reçu de Vigo…

Il n’est pas d’évènements qui ne puis- sent devenir un creuset d’images libres. Même ceux que l’on pense délibérément enfouis sous une chape dictatoriale. La Chine agite la censure comme une épée de Damoclès ? Qu’importe, ce sont d’autres pays qui produiront Wang Bing et À l’Ouest des rails sera vu sous le manteau.

Perlov aussi connaîtra des difficultés de production. Pour son journal, une chaîne anglaise lui propose en 1982 de le coproduire. La post-synchro est donc élaborée en anglais. Pour sa diffusion en Israël, le cinéaste attendra cinq ans avant d’obtenir l’argent nécessaire pour réaliser le sous-titrage en hébreu.

« On ne veut pas un cinéma d’illusions », un cinéma entretenant l’illusion que certains films ne sont pas accessibles à tout le monde… Parce que l’autre difficulté est là : dans la diffusion des images. « La poésie est à la portée de tous », disait Ponge. Le cinéma aussi.

Je repense à Tsai Ming Liang qui descend dans la rue avec ses acteurs pour participer à la pré-vente des tickets de son dernier film, à son habitude de parcourir les universités de Taiwan pour aller à la rencontre des gens qui ne vont pas au cinéma. Ce cinéma que l’on dit « d’art et d’essai »…

Sandrine Domenech 

« Je milite pour cette part d’invention sans quoi le réel serait de l’ordre de l’effroi »

Litanie ensorcelante sur la création, traque d’images au fusil chrono-photographique, chambre mortuaire du père… Avec Scènes de chasse au sanglier, Claudio Pazienza, auteur notamment d’Esprit de bière et de Tableau avec chutes, radicalise son cinéma à l’affût de l’insaisissable. Il répond par écrit à quatre impressions sur son dernier film.

Plan d’ouverture : le cor cérémonial, la chasse est ouverte, la chasse d’une grammaire cinématographique : on passe de la pellicule 16 mm au film de votre téléphone portable, par le négatif photo. L’arbre en plan d’ensemble ou rapproché, arbre tortueux à l’horizon du paysage ou plongée sur votre pied dans la terre, le naturalisme ou le pictural en studio ? « Tu dis… Comment exprimer ce qui t’habite ? Tu dis… Comment dire en images, en sons, ce dont tu fais l’expérience, ce qui siffle et déferle en toi ? »

À l’origine, l’intuition. Que quelque chose de funeste, de nécrophile se joue entre le cinéma et la chasse, entre le cinéma et la taxidermie. Le rituel est similaire : dans les deux cas on n’arrive à contempler – à voir de très près – que ce qui n’est plus. Et le fusil chronophotographique de Etienne-Jules Marey résume à merveille ce paradoxe. À l’origine le souhait de me servir de la chasse comme un moment ludique propice à l’analyse d’un concept : le réel. Qu’est-ce au juste ? Puis intervient l’effroi, à savoir qu’aucune forme n’arrive à contenir ce qui s’agite et surgit inopinément dans mes pensées. C’est un état de fait, cela ne me fait plus peur. Je passe à l’acte. Je sais que désormais quelque chose s’organise à mon insu. Un film. Je réunis une équipe ultralégère. Nous sommes quatre. Je filme une séquence comme on écrirait une phrase, hors de tout récit. Je filme un objet comme on pourrait écrire un mot sur un bout de papier. Des mots, des phrases, des états d’âme. Je me rends compte – après coup – que faire ce film-là, c’est indisposer mon corps. Au fond, il s’agirait plus de parler d’un « état du corps » qui, des mois durant, se fissure, s’épuise, filme, fume, perd son alphabet, ses repères, grossit, doute, reprend pied. J’ai même du mal à le laver. Les formes, c’est une écume de ce rituel (in)volontaire. Elles sont impensables a priori. Elles ne font pas l’objet d’une sélection. Elles se cristallisent – là – lentement. Et j’en suis le premier spectateur. Là, le « naturalisme » ne m’est d’aucun secours. Il n’apaise ni n’épuise ce qui n’a pas encore de nom. Monter, c’est sortir mes images – plans du célibat. En ouvrant – il y a quelques années – les Notes… de Robert Bresson, je suis tombé sur ceci : « Filme ce qui sans toi ne serait pas vu. » Et j’ai fait mienne cette impudeur.

Vous persistez, éprouvez le besoin de toucher, inventez le film tactile tandis que votre voix scande et interroge incessamment l’auteur du film. Paradoxe du travail de mémoire des images et du fusil photographique que vous pointez sur le chasseur.

Le cinéma, le continent inflammable. La Cinémathèque de Bruxelles. Une demeure à heures. Le monde, le réel. L’esseulement, l’intérieur. Être suspendu ou à l’abri dans cet écart-là. Cultiver un monde sans gestes. Cultiver les images qui introduisent autant qu’elles soustraient au monde. Puis le désenchantement. Les images en deuil. La connexion ne se fait plus ou difficilement. Ai-je vu ce que j’ai vu ? Les objets se soustraient à leur pesanteur. Le tragique s’épuise dans la répétition. Le grotesque du déjà-vu. Et la froideur du Zeiss 12 mm. Est-ce une simple déprime ? Un état du monde ? Et le rêve – oui – de ne plus parler. Recommencer par un « imagier ». « A » comme « Arbre », « Adieu », « Ami ». Le ridicule, le pathétique qui fissurerait la certitude de savoir. Assumer cela et autre chose. « S » de « Solitaire ». Ai-je vu ce que j’ai vu ? Toucher comme si la résistance de l’autrui épiderme me tiendrait à l’écart du blasé.

Les chiens sont lâchés, la traque commence, on suit la piste puis s’en désintéresse : « Tu dis… qu’es-tu venu faire là ? »

Une récurrence : de quoi allez-vous parler ? Ou : que voulez-vous dire ? Puis – parfois – le contrat. Il s’agit souvent de quelque chose de similaire à un contrat marital. À un devoir de fidélité entre l’auteur et son sujet. L’écart, c’est interrompre toute jouissance. Quand – face à un Final Cut – les voix se lèvent pour vous dire que vous êtes « hors sujet », cela s’apparente à un coïtus interruptus. Puis –certes – une dramaturgie a ses parts de mystère comme toute partition musicale. Pour mes films, le démarrage ne ressemble jamais à ce qui précède. Ils se construisent autour de questions, d’intuitions pour lesquelles la parole n’a été d’aucun secours. J’expose ces questions et intuitions et dis ouvertement : est-ce que le cinéma nous permettra d’en découdre ? Le sujet inavouable (non finançable) de mes films est le plaisir de « dis-courir », de (se) « dé-penser ». Je ramifie. Je ré-injecte de l’opacité. Puis ré-fragmente. Simplifie, ré-complexifie. Parfois je me perds. Je me tais. J’insulte les linéarités arides. Je me contredis. Je construis la part manquante – oui – à côté de ce que l’Histoire lègue d’incompressible. Je milite pour cette part d’invention sans quoi le réel serait de l’ordre de l’effroi. Parfois j’avoue platement ne pas avoir trouvé ce que je cherchais. Jubiler d’un chaos qui reproduirait ma perception du réel. Impossible de conclure. C’est tout cela qui me rend étranger aux films dits « militants ». Cela implique une tacite complicité avec les partenaires. Cela implique une économie parallèle. Cela implique aussi que toute rencontre est susceptible de réorienter le récit. Im-pré-visible. Le sujet est pourtant là, en transparence, pas vénéré ni épuisable.

Puis votre père apparaît couché dans la chambre mortuaire. « Tu dis… La mort des tiens a contaminé tes images. » Et le doigt du réalisateur caresse cette bouche qui l’a nommé et qui ne parle plus. En s’asseyant derrière lui, micro en main : « Tu dis : je veux encore une fois être dans la même image que toi » et simultanément exaucer votre vœux.

Mon père est mort un mardi. Le jeudi, son enterrement. Le mercredi, face à mes frères et sœurs, ma bouche exprime le souhait de filmer dans la chambre mortuaire. Ma sœur aînée manifeste son étonnement mais ne s’y oppose pas. Je partage cet étonnement-là : rien de « raisonnable » ne m’avait amené à un tel projet. Filmer la dépouille froide de mon père. Un désir muet, un interdit archaïque voire obscène. J’en parle à ma femme. J’en parle à une équipe très réduite. J’ai mon Nagra mono et une A-Minima. Deux fois 60 mètres. Puis la voix, mes doigts et sa peau. Combien de fois ai-je touché mon père ainsi de son vivant ? Et regardé de la sorte ? Est-ce vrai ? Me dis-je. Est-ce lui ? Est-ce bien moi qui le caresse ? Dix minutes, à peine plus. J’ai vu ces images neuf mois plus tard. Le temps pour qu’un corps se décompose. Je suis assis à sa gauche. Nous sommes dans une seule et même image. Je regarde ses mains et sa bouche. Je suis bien là, à ses côtés. Je m’y vois. Deux corps. Une image qui soude cette vérité. L’image est là. Elle m’écoute. Je dis – à haute voix – mon père est mort.

Propos recueillis par Anita Jans

Lestée d’une bulle de savon

Lilli a treize ans et regrette déjà l’insouciance de son enfance. Petit fantôme enfermé dans sa chambre, Lilli rêve de liberté. « Je veux être un éléphant », lance une voix off au début du film avant de marquer une pause et d’ajouter : « Je veux être une bulle de savon ». Sur le même ton qu’une enfant exigerait une glace à la fraise, l’adolescente Lilli quémande un peu de leste pour sa vie – en clair, une identité. À l’image de ces bulles de savon qui virevoltent dans sa chambre, Lilli aimerait aussi de la légèreté pour s’envoler, être libre, indépendante. Lilli veut vivre.

Ce premier film d’Oliwia Tonteri est la mise en image du journal intime de Lilli, décédée à l’âge de 20 ans d’une overdose. C’est le récit d’une lente autodestruction, à la fois redoutée et souhaitée par la jeune Lilli, comme si sa déchéance et sa souffrance étaient la preuve de son existence (« Toute cette “grotesquerie”, c’est beau et effrayant ! »). Au contact d’une écriture pas si enfantine et consciencieusement tracée au bic bleu, le film égrène ses dernières années. 1992, 13 ans : Lilli rêve dans sa chambre d’enfant. 1993 : Lilli fugue et crache sa colère à la figure de ses parents. 1995 : Lilli découvre un remède à son mal-être (« J’ai trouvé ma perdition ») et se prend à rêver d’une « collection de drogues dans des petites boites très pratiques et très jolies » pour choisir entre herbe, ecstasy, champignon, cocaïne, acide ou gaz hilarant selon ses états d’âmes et ses humeurs. En tout, sept années de petites joies, d’angoisses, d’espoir, d’amour et de douleur.

Lilli s’apparente à un rêve – ou un cauchemar, c’est selon. On ne voit pas Lilli, Lilli est morte, mais le film est habité par son fantôme qui apparaît ici et là via quelques courts extraits de films de famille, quelques autoportraits dessinés au même bic bleu ou un photomaton pris lors d’un « délire » aux champignons. Le tout se mêle à des images furtives au rythme saccadé, allégories du texte ou courtes mises en scènes proches du sketch délirant où les symboles foisonnent… Quand les écrits de Lilli sont gais, la caméra prend de la hauteur. On vole, tel un oiseau ou une bulle de savon pour découvrir des paysages, entendre le bruit du vent, apercevoir le soleil – c’est le bonheur, la liberté, la concrétisation de ses rêves d’enfant. Quand Lilli chute, rechute, raconte l’abîme de la seringue ou la perte de l’être aimé, on se retrouve face à un mur, qui défile comme dans un ascenseur sans porte – la descente est vertigineuse. Parfois, Lilli s’accroche, reprend espoir. Alors l’ascenseur remonte, les bulles de savon réapparaissent. Rythmique ou organique, berçante ou assommante, la musique devient battement de cœur, chronomètre, cris de joie, de fierté ou de détresse.

Se repasser ce film, c’est entrer dans l’inconscient de Lilli et plonger délicieusement en enfer. Car si la jeune femme va doucement vers sa perte, elle le fait avec candeur et espoir, voire avec fierté et panache. Pour le spectateur, Lilli est un shoot, une hallucination sous champignons de 26 minutes. On en ressort groggy. Le hors-champs du film est cette Lilli, creusant son papier sur les jours et les années. Avec légèreté, irrévérence, colère et parfois même avec humour, Lilli dénude son intimité. On la ressent. On l’accompagne. Et l’on finit par couler à ses côtés.

Anne Steiger

Images innées

Sur une aquarelle abstraite, un trait de pinceau gris ondule. Puis le dessin d’une barque chargée de passagers traverse l’image au gré de la vague. Il entraîne à lui seul la figuration, recatégorisant l’abstrait en concret, la peinture en océan. Métonymiquement, le bateau fait la mer.

En inserts, ce film d’animation ne nous montre pas les handicapés mentaux de Sant-Ponç, mais seulement le centre qui les accueille, sa façade, ses salles vides. Le déictique de ces images reste implicite : leur inclusion suggère que c’est là que ça se passe, que les dialogues off ont lieu ici. Les voix sont donc celles d’handicapés mentaux parce qu’elles se font entendre depuis ce lieu qui leur est consacré. De nouveau métonymiquement, c’est le lieu qui définit le sujet. Dans Le Printemps de Sant-Ponç, le centre fait l’handicapé, comme le bateau fait la mer.

Cette construction métonymique du sens se retrouve dans le rapport entre le son et l’image. D’une part, une longue conversation à bâtons rompus, aux bifurcations soudaines, entre les pensionnaires de Saint-Ponç, pendant qu’ils dessinent. D’autre part, des dessins qui s’animent, apparaissent, disparaissent, se transforment. S’ils semblent relever de deux productions de sens autonomes et différentes, l’une orale et l’autre visuelle, image et son, par leur agencement, produisent de nouvelles significations, bâtissent une référence commune. Mais ils se rapportent l’un à l’autre de façon si peu systématique que ce sens reste flottant. Tantôt les voix commentent l’image : l’affirmation « C’est un chien ! » sur une silhouette humaine à tête de chien lève l’ambiguïté. La protestation « Ça ne me ressemble pas ! » annule la référence d’un portrait. Mais le plus souvent, l’image semble subordonnée au son. Elle illustre : par le dessin d’une valise sur l’évocation d’un voyage. Elle actualise : l’exclamation « C’est Frankenstein ! », lorsque l’image présente un portrait de Charlot, donne lieu à sa défiguration. Elle informe le récit : le dessin d’une maison dans la montagne, en contrepoint d’une voix qui se remémore un épisode de l’enfance, localise le récit dans ce paysage. Elle anticipe la narration : le fond qui se noircit derrière la représentation d’une jeune fille annonce son destin tragique.

Tout se passe comme si les dessins et les dialogues se généraient réciproquement, affranchis des subjectivités qui les créent et les portent. Ils deviennent l’un par l’autre les dimensions d’une nouvelle réalité. Ça dessine, comme dans cette séquence évoquant Le Mystère Picasso où les dessins se font et s’effacent à l’image, créations endogènes. Ça parle. En écho. Un nouveau sujet, le collectif des imaginaires mêlés, s’incarne dans cette interaction.

Nouvelle réalité, d’autant que son indice majeur, le temps, a quitté les salles vides du centre, figées en photographies, pour investir les dessins, les inscrire dans la durée de l’animation. Et pour ce qui est de l’espace, dans plusieurs séquences, les mouvements d’une caméra sont simulés : travellings avant, arrière, latéraux, suggérant un monde à trois dimensions explorable par le spectateur, donc réel.

Ce qui spécifie ce monde, outre sa matérialité graphique et phonétique, c’est que rien n’y persiste. Le principe d’existence y est la métamorphose. Les motifs des dessins ne s’y succèdent pas, ils deviennent autre. Les délinéations se courbent, s’étirent, s’atrophient pour former un nouvel objet. Si bien qu’au fil des simulacres de travellings, les objets, dont on s’approche et s’éloigne, changent de forme.

Le Printemps de Sant-Ponç postule donc une réalité qui s’altère dans le moment où elle se saisit. Instabilité principielle qui métaphorise le handicap mental autant qu’elle l’infirme : dans un monde en constante mutation où il n’y a pas d’état, fût-il mental, pas d’identité fixe, où il n’y a que de l’être en perpétuelle fluctuation, aucune pathologie n’est diagnosticable (à quel sujet l’assignerait-on ?). Ainsi l’étiquette du handicap, dont l’un des pensionnaires de Sant-Ponç se plaint qu’elle lui signifie son infériorité chaque fois qu’il se sent limité, se trouve levée.

Antoine Garraud

Le fil du commentaire

Lussas. « Nous y voilà rendus ! » Cette année encore nous avons hésité jusqu’à la dernière minute, prétextant d’éventuelles destinations lointaines qui nous accapareraient pendant la même période. Plantés au cœur de l’Ardèche, nous avons choisi avec précaution un emplacement béni au camping de la Vierge, pour au réveil, trébucher sur les tendeurs voisins. Le HLM de la Vierge toujours plus prisé. Et l’on s’inquiète de la météo. Est-ce une année à orages ? La salle 3 a disparu ? Tombé du ciel, un chapiteau de cirque aux chatoyantes couleurs irradie jus- qu’aux collines alentour. Tout est en place, il ne manque que les images.

Lors du plein air inaugural, il nous faut patienter, le temps du discours du maire : « Nous pouvons dire toute notre fierté d’avoir ici des initiateurs de réflexion sur la vie du monde, une mise en œuvre de la pensée qui nous permet de rester des hommes debout face à cette société de l’avoir et des apparences . »

Puis c’est le défilé des bénévoles sur le podium. Ce monde dépend pour beaucoup des bonnes volontés. Le réalisateur transpire pauvrement quelques années sur le sujet qu’il veut mettre en lumière ; son film accompli se cherche un lieu de diffusion ; le spectateur n’aspire pas au repos. Et parlons un peu des programmateurs qui luttent contre des ersatz commerciaux : à 1056 kilomètres d’ici, certains investissent dans les festivals des enjeux qui ne devraient pas y être et exigent l’exclusivité d’un film.

Les hommes s’effacent, place au cinéma. Premières œuvres, deux films du master, bercés en Ardèche pendant un an. Syhem et Nu, deux regards très rapprochés sur des douleurs à surmonter : ecchymoses laissées par un désaveu familial et l’attente éprouvante d’une greffe qui n’aura pas lieu.

Puis l’inaugural long, Young Yakuza, incursion dans le crime organisé au goût de fiction et de procédés. Par une suite de questions qui se veulent anodines, le jeune yakuza lance comme par miracle la thématique des séquences… Le milieu refuse de se révéler, juste quelques impressions d’un Japon ancestral se heurtant à la modernité. Le parrain participe à sa mise en scène : « Avant, quand quelqu’un trahissait le clan, on lui coupait l’auriculaire. Impossible pour lui de trouver du travail. Aujourd’hui non, cela ne se fait plus, on parle. » Et dans un plan suivant, apparaît un auriculaire bandé…

Retrouvailles autour des zakouskis, produits du terroir, communion avant le marathon de films. Peut-on encore avoir soif d’images, saturés par une année d’élections, las de discours et d’images phagocytées par des armadas de « communicants » ? Il me vient l’envie d’un cinéma patient, où les réalisateurs attentifs au monde l’écoutent plus qu’ils ne le démontrent, tout en élaborant leur langage cinématographique.

Ce matin, je décide d’aborder le sujet de front et me rends à « Coupez ! », salle 1.

Anita Jans

Son discours amoureux

Ce ne sont pas neuf, mais mille fragments de vie qui se succèdent sur l’écran, au fil d’un montage rapide et syncopé. Images de l’extérieur : ouvriers dans la rue, salle de concert, café pendant la Coupe du monde… Sons eux aussi captés à l’extérieur, à l’amplitude et à l’agressivité variables : vrombissements de marteau-piqueur, discours, solo de Carmen. À l’intérieur, des scènes de vie familiale filmées en mini-DV : un goûter d’anniversaire, une petite fille qui fait le clown, une femme qui se coiffe, un garçon qui fait ses devoirs… Du dehors au dedans, ce « carnet de bord » déstructuré et restructuré de façon presque surréaliste par le montage témoigne de la difficulté du réalisateur à comprendre le monde qui l’entoure et à appréhender la situation nouvelle – et, semble-t-il, déstabilisante pour lui – créée par sa relation amoureuse avec une femme déjà mère de deux enfants. Bien qu’il s’agisse de son univers intime, Pierre Villemin s’abstrait d’emblée du champ, se retranchant derrière l’œil de la caméra. De lui, on n’entendra que la voix lors de brèves conversations avec ceux qu’il filme, on ne verra qu’une représentation symbolique : l’une des quatre brosses à dents glissées dans un verre, l’un des deux verres posés sur une table – tentative de localisation de lui-même dans cet univers qu’il explore.

Au fil des fragments, la cohérence de la succession des plans se révèle. Elle permet au réalisateur de reconstituer, parfois de manière cocasse, un biotope personnel fait de rapprochements et d’interactions insolites : sans transition, on passe de brèves de comptoir à la lecture à voix haute d’un texte pornographique, d’un joyeux buveur dans un café à un mouvement de la femme aimée se levant d’une chaise ; ce dernier plan sera répété avec délectation…

Ce qui fait lien est d’ordre charnel : dès le premier fragment », la caméra, en dépit de la rapidité du montage et de la diversité des images, s’attarde en très gros plan sur un bijou qui orne le décolleté de la compagne du réalisateur. Un plan si rapproché que l’on distingue le grain de sa peau. De fragment en fragment, le fil conducteur du film, son objet principal se dessine : il s’agit bien d’un corps de femme. Une femme filmée en plans rapprochés, en contre-plongée, de côté. Une femme parfois un peu gênée par la présence insistante de la caméra – présence qu’il faut justifier et négocier avec tendresse ; une femme avec ses enfants, une femme sous la douche, une femme que l’on caresse. Les plans s’allongent peu à peu, une défragmentation s’opère.

En parallèle, le cinéaste esquisse une chronologie propre au film. Les premiers fragments n’inscrivent pas la relation amoureuse dans un espace-temps délimité : les jours, les nuits et les saisons sont indiscernables comme si la narration du quotidien était impossible à réaliser linéairement. Au fur et à mesure que le montage s’apaise, la vie extérieure et son vacarme disparaissent. L’espace d’une ellipse – deux plans de lits défaits, aux draps de couleurs différentes – le film se resserre sur le lumineux objet du désir et son amant, en escapade loin de la ville, seuls. Changer de lit, lieu d’aboutissement de ce désir, c’est aussi, métaphoriquement, changer d’espace-temps. C’est permettre au couple d’ouvrir les yeux sur de larges panoramas. D’échanger à voix basse des mots et des silences qui, en creux, donnent substance à la relation amoureuse, la rendent visible et concrète pour le spectateur aussi bien que pour le réalisateur. Comme une réconciliation avec le réel défragmenté.

Isabelle Péhourticq

Chronique lussassoise

Green Bar, midi. Martine observait son petit rituel du matin : un café trop chaud, un croissant trop mou et la lumière ardéchoise plein le ciel.

Et puis, bien sûr, le Hors Champ du jour : un coup d’œil d’abord sur la grille du programme, et aussitôt la chronique.

C’est la fin. Elle avait compris que Jérôme ne reviendrait plus à Lussas. Il avait accompli son parcours, mis une distance pour de bon avec le cinéma de l’enfance. Désormais il n’aurait plus besoin de confronter à ce point son désir de cinéma à l’ogre documentaire, de se partager entre amour et désamour du cinéma du réel. Exodus, Preminger, le cinéma tant aimé, avait été interrogé avec une intensité sans pareil durant cette semaine mouvementée. Martine aimait à penser qu’il était libre, sans doute, enfin, libre de trouver sa voie, de s’affranchir des amours anciennes sans pour autant céder au tout venant d’une hypothétique modernité.

La navette s’était garée. Martine traversa la rue pour y engouffrer ses sacs remplis de catalogues, DVD, documents professionnels et petites notes informes.

Elle se serra contre sa voisine pour libérer la dernière place restante.

– Je regrette juste de pas pouvoir assister à la programmation des films de Marc Isaccs, commença la voisine d’un ton accort. On m’en a dit beaucoup de bien.

Martine n’étant pas en mesure de converser, elle se plongea ostensiblement dans la lecture de son petit carnet vert. Elle tomba sur la page du 12 juillet, l’interview JLG de Libé (encore un héritage de Jérôme, pensa-t-elle tendrement). Elle lut :

« Avec la petite caméra vidéo portable, chacun regarde tout en même temps avec les deux yeux, localise sa proie et l’avale. Le cinéma c’était un œil, un seul. Maintenant, il n’y a plus un seul cil qui fait sens, donc tout le monde peut filmer… Tout ce discours sur la caméra qui tue : c’est exactement le contraire. C’est son absence qui tue. »

Martine n’était pas une fanatique du vieux sage de Rolle mais elle appréciait la façon dont sa tristesse consommée pouvait encore se marier avec une capacité d’alerter, de mettre en garde contre les illusions contemporaines.

Le moteur du minibus se mit en marche. Martine allait fermer la portière, quand au dernier moment un retardataire essoufflé se jeta sur la place restée vacante.

Ils échangèrent un regard gêné. Un sourire. Ils n’eurent pas envie, pas besoin d’échanger le moindre mot. Ils sentirent soudain, l’un contre l’autre ballottés par les cahots de la route, que la vie les emmenait ailleurs, l’un sans l’autre. Jérôme comprit que jamais plus Martine ne pourrait lire la chronique lussassoise de leurs questionnements cinématographiques et sentimentaux, que ce temps avait pris fin. Il vit les larmes lui monter aux yeux : il quittait Lussas, il quittait Martine, les attachements adolescents et les longues amours, tout s’évaporait. Le travail du deuil allait commencer, il en sentit la douleur, et la joie infinie.

La liberté.

Gaël Lépingle