Sud / Nord

Je voudrais vous parler d’un film sage, un film de chercheur·se·s, qui part d’une addition : temporalité atomique + distance de contamination = projet d’extermination.

Ce film porte deux visions, deux formats : format portrait et format paysage. Ne pouvant coïncider aisément avec ces deux cadres, son récit s’est naturellement dédoublé comme cela était arrivé à l’ouvrage de l’écrivain serbe Milorad Pavic, le Dictionnaire Khazar lorsqu’il a été publié en un exemplaire masculin et un exemplaire féminin en 1984. Comme ce livre d’ailleurs, il a pour objet une civilisation « éteinte » selon l’UNESCO, celle des Chams, dont il se pourrait bien que ses survivants peuplent cette zone du sud du Vietnam, où le gouvernement projette la construction de deux centrales.

Sa partie souple et vivante est écrite en allant voir le pays de Panduranga, la région du sud du Vietnam où Nguyen Trinh Thi va à la rencontre des Chams. Pour faire des portraits, elle veut calculer la bonne distance avec les bagues de son appareil, mais finit par jeter ses outils d’étrangère inutiles pour comprendre leur pensée. Au crépuscule, elle parvient à attraper quelques histoires. Elle s’allonge à côté des poitrines de pierre des mères chams et s’imprègne des beautés cachées au cours de siècles successifs d’invasion et de résistance, où l’islam parle aux brahmanes, les brahmanes aux chamanes.

Mais la proximité brouille tout, et elle brûle de prendre de la distance.

Sa partie dure et résistante commence sur les chemins de montagnes de l’ouest du Vietnam, à la frontière cambodgienne, et se poursuit à motos et en bateau jusqu’à la capitale. Format paysage, le cinéaste Jamie Maxton-Graham filme le lointain, l’arrière-plan et sait lire les structures de pouvoir dans les clichés du passé. Fin humoriste, il raye de son ongle l’insignifiance de ce qui assène et enclot.

Comme nos deux yeux, à l’axe légèrement décalé, nous permettent de voir en relief, cette correspondance en diptyque remet en perspective les événements dans le temps et l’espace. Multiples, infinies ; les civilisations se chamarrent, se superposent en palimpsestes, elles ne disparaissent pas. Du haut d’une culture de quinze siècles de matriarcat et d’art anonyme, l’anthropologue français qui apposa son nom sur le musée de la sculpture cham paraît fat. Les photographies des colons français et américains, capables de détruire une œuvre de mille ans en une semaine, s’amenuisent sur l’ordinateur, réduites d’un coup de souris à une petite vignette dans l’alignement de l’histoire.

Gaëlle Rilliard

Au crépuscule

Allia, Hamza, Killian et Maélis sont à la frontière entre l’enfance et l’âge adulte. Il* trouvent au sein de ce film un espace dans lequel se raconter. À travers le récit de soi – au passé puis au présent – il* nous emmènent à leur rencontre. Ce film est leur empreinte, la marque de ce temps éphémère et intangible du passage entre deux âges.

Après Pas comme des loups, Vincent Pouplard s’intéresse une nouvelle fois à la jeunesse, aux problématiques de l’enfermement et de la quête de liberté. Toujours animé par l’envie de faire des films avec ses personnages plutôt que sur, le réalisateur pratique un cinéma d’accompagnement. L’amour qu’il porte à ses personnages semble être au fondement même de son dispositif.

Un amour empathique et fraternel. Les récits intimes qui se déploient tout au long du film ne peuvent exister que dans la confiance, construite avec le temps.

Le film est une lente traversée, une échappée vers la lumière, vers la hauteur, symboles poétiques de liberté. Seuls, face caméra, les quatre personnages subissent un moulage du visage. Bandes de tissu et plâtre humide emprisonnent leurs crânes, cachent leurs visages, les privant de la vue, de la parole et de toute forme d’expressivité. Ce motif – déjà présent dans Pas comme des loups le temps d’un plan très court, presque subliminal – se retrouve ici au cœur du film. Le retrait du moule les dévoilera; le positif sera à leur image. Ces moules rendent sensibles les différents états d’enfermement, d’asphyxie, que décrivent les personnages en off. Multiple est la nature des enclos qui les retiennent ; leurs barrières sont plus ou moins loin du corps : elles sont le système, l’école, la famille, ou le corps lui-même.

En nous interdisant de voir ces visages, le film engage notre attention. Enfermés dans des cadres serrés, et le visage rendu monstrueux par cette pâte informe, les personnages nous confient peu à peu leurs états d’âmes, nous éclairent sur leur situation, leur passé, leurs maux et leurs angoisses. Puis les cadres s’élargissent. Bientôt, la caméra les accompagne, de dos, dévoilant leurs silhouettes, ébauchant leurs gestuelles. Il* gravissent des sentiers en solitaire, marchent vers le soleil. En parallèle, de lents travellings sur des terres désertiques et désolées viennent illustrer l’isolement, la dépression, le tâtonnement et la recherche d’une issue à leur mal-être, d’une porte d’entrée vers un avenir encore incertain, impalpable, absent.

Au fil des séquences, les langues se délient. Les paroles entrent en résonance, s’accélèrent, se mélangent. Puis les moules sont retirés, libérant les personnages de l’obscurité. Dans un moment de grâce, un premier regard perce l’écran. Un sourire lumineux sur un visage portant encore les marques de l’enfance.

Le film s’impose dans ses derniers instants comme une envolée exaltée, lyrique et chargée d’émotion, portée par l’intensité de la voix et des mots de Jacques Brel. Au crépuscule, les personnages parviennent à leur destination : des lieux habités par l’imaginaire. Dans ces espaces de liberté investis par le cinéaste, ils peuvent contempler le monde, y trouver une place, échapper à leur solitude, mettre un terme à l’errance, vivre paisiblement. L’âge tendre est un territoire fabulé ; il peut être un lieu assailli par les angoisses, une île déserte où la mélancolie nous ronge, un labyrinthe où l’on s’égare.

Il est aussi un lieu de liberté habité par le songe, où subsiste l’espoir d’un avenir plus beau.

Mehdi Sahed

« N’entends-tu pas cette rumeur au loin qui grandit »

«Car (je) mon corps reste insoumis et sauvage
Car (je) mon corps déborde les barrières qui lui ont été assignées
Car (je) mon corps est traversé par l’ élan de dire
Car je pousse je grandis je me transforme Car j’explose en images
Car ainsi
Mon corps me revient. »
1


Antoine,

Et des ruines que tu me laisses propose un déplacement du regard sur nos relations corps et espaces, sur notre rapport au corps comme lieu désirant, à travers le prisme de la caméra, comme tu dis. Sortir des chemins battus. Pour ce faire, tu utilises la pratique du cruising, en filigrane, comme potentiel réflexif et comme matière pour construire ton film ; et la figure du cruiser comme sujet de celui-ci. Le cruiser est un errant, dont les sens sont en plein éveil, sensibles au moindre bruissement, au moindre souffle.

Une ode au voyage, donc. On voyage à travers ton film, et pourtant ses plans sont fixes, contemplatifs. Sauf la scène du début, travelling, on suit un motard. Celui-ci nous emmène au lieu où tout se joue ; entre un village et sa nature environnante.

Les ponts, tu les fais à travers tes plans, par métaphores diluées d’images renvoyant à nos clichés collectifs. Je pense à ce que tu m’as dit, filmer le village, filmer la nature, en tête, ce paradoxe d’un monde hyper ennuyeux, et la nature foisonnante, sans humain* ou presque.

Un langage qui ne se dit pas directement. Tu rajoutes encore un filtre, la voie off, ta voix. Elle est là comme une double adresse, privée et collective. En un murmure, de l’ordre du témoignage, de l’ intime et du politique. Sublimer, aller contre l’ imaginaire attendu de nos désirs, c’est cette rumeur, la rivière, toujours présente, c’est le canevas du film. To cruise signifie ‘‘croiser’’ pour un bateau ou ‘‘voler’’ pour un avion, ‘‘naviguer’’ dans les deux cas. Un cruiser est un croiseur, un être en itinérance, flâneur, rêveur, a cruise, une croisière. Naviguer, à contre courant : « une étreinte à travers ce mur qui s’effondre entre nos corps […] certains poissons prennent le risque de remonter le courant. »

La beauté est subjective, à requestionner, à déconstruire. Me reviennent deux plans de ton film. Le premier, dans un jardin privé, un touriste photographie un iris. Cette fleur, cliché du désir par excellence, est cultivée, créée de toute pièce par l’humain*, rattachée au désir hétéronormé. Dans l’autre plan, nous voyons le bas du buste et les jambes d’un homme en posture d’attente, de dos, au milieu d’une nuée de fleurs sauvages, hautes, invasives, violettes. Le genre et la sexualité, par le prisme des fleurs. Ces plantes, mauvaises herbes, auquel personne ou presque ne porte attention, détiennent un savoir sur la place que nos sociétés laissent aux désirs. Tu dis, on nous laisse ces espaces là, les ruines, dont personne ne veut. L’espace public nous a interdits, le système, la norme nous a interdits, et nous on investit, on construit à partir de ruines.

Les corps se relâchent, la voix se pose, les rêves se déplient, les désirs s’ajustent. Il n’est pas tant question ici d’une scène de sexe, que d’une sexualisation de l’espace et de l’érotisation d’un mouvement exploratoire. Ta caméra, ton regard, ton désir, traitent de la manière d’être à et dans l’espace, au corps et dans la nature, à l’intérieur et dans l’extérieur des « aires morales ».

Chacun des deux devient la relation de l’autre.

Je déploie: J’invente ma vision ni « naturelle », ni « normale », ni « objective », mais réelle puisqu’elle surgit du désir. Nos désirs font désordre, nos désirs choquent, ils ne vont pas de soi, ils bouleversent l’ordre établi. Qu’on le veuille ou non nos désirs sont politiques.

Ce que nous regardons, à la fin de ton film, s’appréhende-t-il au point du jour, à l’aube d’un nouveau monde ? Ou bien au crépuscule du vieux monde ?

Nous sommes là, dans l’heure rose, à la croisée.

Merci à toi.

1. Extrait du « Manifeste pour un cinéma corporel » de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.

Mahé Cabel

Ce texte est une forme de réécriture sensible d’une rencontre, d’un échange, entre la spectatrice que je suis, et le réalisateur du film Et des ruines que tu me laisses, Antoine Vazquez.

Créer un espace pour inverser les rôles

Dans le processus d’élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?

En 1995, il y a eu un protocole entre les ministères de la Justice et de la Culture pour faire entrer la culture en prison. Plutôt que d’initiatives individuelles, il s’agit d’interventions culturelles le plus souvent institutionnalisées. Sans elle(s) a été réalisé dans le cadre d’un atelier vidéo. Nous disposons d’un studio de 30 m2 dans l’ancienne chapelle, au centre de la prison de la Santé (Paris), avec du matériel de tournage, de montage, de diffusion. Nous travaillons, sans surveillant, deux jours par semaine. Mais entrer dans la prison prend du temps avec les contrôles. Les prisonniers, dispersés, ne se déplacent pas facilement. Tout est soumis à autorisation, les demandes doivent être précises et argumentées, les réponses peuvent prendre deux à trois semaines. Cela dépend aussi de la volonté du gardien qui va ouvrir la porte. À part les cellules, tous les lieux sont des lieux de passage, on ne peut s’y arrêter, y discuter. Et si l’on plante un tournage, il est difficile de le refaire, l’insistance est tout de suite suspecte. Comme de vouloir s’installer dans la durée : le travail sur ce film a duré neuf mois, alors que la prison est un lieu de rupture permanent. Dans le processus de création à chaque séance, les choses ne viennent pas tout de suite, il y a un temps de mise au travail. L’heure de fin ne peut être dépassée, le temps de la rencontre ne colle donc pas forcément avec le temps carcéral dont nous sommes dépendants.

Selon le ministère, les prisonniers ne doivent pas être les sujets des activités. Et au premier niveau, pour certains surveillants à l’intérieur de la prison, il est difficile d’admettre que des prisonniers aient un espace de création et de construction, que celui qui est regardé puisse devenir regardant. Les surveillants ou membres des services sociaux qui nous suivent le font sur la base d’un engagement individuel. Et surtout, les détenus sont dans une contrainte extrême, celle du non-choix où on ne leur permet pas de désirer quoi que se soit. Là, il s’agit de décider de passer à l’acte cinématographique pour pouvoir désirer quelque chose.

Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?

Dans le cadre d’un atelier de réflexion sur le cinéma avec les détenus, nous réalisons une programmation diffusée sur le canal interne de la prison, des rencontres avec les réalisateurs. Cela permet aux participants de se connaître, d’échanger, de se familiariser avec l’image, l’écriture et la technique. Au bout d’un temps peut surgir l’envie de produire quelque chose. J’attends que cette envie émerge.

Pour Sans elle(s), nous avons décidé de travailler sur l’absence. Dès le début, les participants avaient une forte envie de sortir de la salle pour aller filmer dans la maison d’arrêt. Il me semblait plus intéressant de filmer l’expérience de la prison plutôt que la structure. Pas la matière monobloc du bâtiment mais plutôt leurs images mentales. Je leur ai demandé d’écrire longuement sur le sujet, de collecter de la matière, des images et des sons. J’ai alors fait un travail d’interprète sur un mot, une fixation – en prison, il y a toujours un ressassement – pour faire la relation entre ce que l’on voit physiquement en ce que l’on voit intérieurement.

Plus que cinéaste, je suis aussi médiatrice. J’amène le premier regard de l’extérieur, la réflexion sur la place de spectateur. Lorsque je suis entrée dans la prison, ce n’était pas pour filmer. Le cinéaste a une place de pouvoir, c’est celui qui regarde. Je ne voulais pas à l’intérieur de la prison remettre un échelon supplémentaire dans la hiérarchie des regards, sachant que celui qui a le moins ce pouvoir, c’est le prisonnier. La place que j’ai occupée, c’est plutôt de trouver et créer l’espace pour permettre une inversion, pour que la prison soit racontée mais du côté du prisonnier. Pour qu’il prenne le pouvoir sur ce qu’il a envie de regarder et de montrer aux autres. Le documentaire permet de créer cet espace cinématographique où investir cette subjectivité. Certains, depuis qu’ils sont en prison, se plaignent de ne plus voir d’images. Il s’agit pour eux de retrouver les images, donc de donner du regard plus que de la parole.

Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?

Ce film à été depuis le début fait pour être montré à l’extérieur. Les auteurs ne souhaitaient pas forcément, même après leur sortie de prison, rencontrer le public : il y a toujours une ambiguïté, un risque, qu’ils ne soient vus que comme des détenus. Lorsque le film était montré, nous mettions en place un dispositif, le vidéo-parloir, cabine de la taille d’un parloir où les spectateurs pouvaient enregistrer leurs réactions. Certains spectateurs n’y parlaient pas que de la prison, comme cette femme de marin qui a parlé de son rapport douloureux à l’absence, au temps.

On peut aussi poser un sujet qui n’est pas directement lié à la prison, mais il ne sera de toute manière traité que par le biais de la prison. Les détenus ne peuvent pas être déplacés mentalement au point de parler d’autre chose. C’est donc interroger quelque chose de l’extérieur, et le mettre en relation avec la prison. Pour parler depuis la prison plutôt que de la prison. Une façon pour que les participants aux ateliers puissent apparaître, même si on ne les voit pas, comme des individus à part entière avec leurs univers, et une vie qui dépasse la prison.

Propos recueillis par Sophie Berdah et Boris Mélinand


Filmer sous contraintes

L’armée russe en Tchétchénie, l’ancienne société est-allemande, la « clôture de sécurité » israélienne empiétant sur les territoires occupés, le Rwanda dix ans après le génocide… Autant de contextes où l’acte de filmer se heurte à un ordre politique ou social maintenu par la force. pour les réalisateurs concernés, cela suppose de se confronter à des contraintes susceptibles d’entraver le développement de leur propos cinématographique. Dans une série d’entretiens, des cinéastes présents à Lussas proposent leurs solutions.

L’Homme du passage

Le plan fixe d’un cimetière vu à travers une fenêtre grillagée laisse la place au plan fixe de l’agitation d’une rue tunisienne vue à travers cette même fenêtre… Entre-temps, la caméra s’est installée dans le lieu sacré des morts. Ce changement de point de vue n’est pas anodin : personne (croyant ou non) ne franchit les portes d’un cimetière sans ressentir qu’elles obligent à décélérer sa marche, à contourner les sépultures, à baisser la voix. Les condamnations unanimes qui suivent l’annonce de profanations de tombes le confirment a contrario : le lieu a ses règles qu’il faut respecter pour espérer l’apprivoiser (la leçon de la séquence d’ouverture, initiatique, sonne comme une mise en garde), pour espérer apprendre de ses habitants.
À l’exception peut-être des tourneurs de table, tout le monde admet que rencontrer les morts est une gageure insurmontable. La réalisatrice Nedia Touijer contourne ce détail de la condition humaine ; mieux, elle le résout : renonçant à approcher les habitants permanents du cimetière, elle se tourne vers un de ses habitants « permittents ». Toute la journée, dans le cimetière de Tunis nimbé de ce blanc qui est la couleur du deuil dans la religion musulmane, un homme nettoie les pierres tombales et vend de l’encens en échange de quelques dinars. Le mendiant, comme figure classique de la marge, mais ici comme figure renouvelée de l’entre-deux : son regard n’est pas encore celui de l’au-delà, mais celui d’un ici trop peu là. Trop pauvre pour faire partie des vivants, trop proche des défunts et de leur famille pour ne pas penser continuellement à la mort, trop imprégné du lieu pour ne pas savoir l’absurdité de l’inutile et la valeur de l’essentiel…

Cet intercesseur entre nous et Eux est un témoin invisible : on ne représente le sacré qu’avec des risques, avertissaient les iconoclastes… Nedia Touijer le dévoile dans quelques plans de ses mains blanchissant la pierre (pour retrouver son lustre, pour honorer le mort, pour réduire la distance qui le sépare de lui) et dans quelques plans de son ombre. De la fumée s’échappe de sa bouche, une cigarette, un dernier souffle de vie ? Les familles des morts n’ont pas de visage non plus… Pas de plan rapproché : on n’aborde la souffrance et les larmes qu’avec quelques précautions. Le recueilli et l’intrus (le mendiant, la caméra) apprennent aussi cela dans un cimetière, à respecter la distance en-deça de laquelle ils dérangent.

En voix off, le film offre uniquement la méditation de l’homme qui mendie. Méditation sur sa vie, sur ses contemporains trop pressés, sur sa croyance d’une vie après la mort (« nus et tous égaux là-haut »), sur son désir parfois de rester au cimetière et de ne plus en sortir. S’isoler de ceux qui marchent dehors, trop vite, trop bruyamment, trop aveuglément ces êtres minuscules qui grouillent en tout sens, est-ce nous vus du ciel ou des fourmis vues au ras du sol ?, comme s’ils fuyaient la question à laquelle ils n’échapperont pourtant pas… C’est la force du mendiant : comme il dialogue avec la mort, sa voix est apaisée, réconciliée. Son regard, celui de Nedia Touijer, le nôtre se portent alors sur les arbres, les racines dans la terre et la cime tournée vers le ciel, une matière vivante transfigurée, dans ce lieu, en nos alter ego terrestres et célestes.

Refusant le tabou de la mort qui contamine nos sociétés occidentales, le film se confronte à la question ultime de la représentation : comment représenter l’irreprésentable, l’Inconnu ? Il se confronte à la question ultime de l’existence, donner un sens à la vie, donner vie à un sens (quel qu’il soit, divin, héritage des ancêtres, valeur…) pour ne pas être submergé par l’angoisse du dernier passage : ressentir ce qui « déborde » nos savoir et perception, ce qui dans l’homme « dépasse » l’homme. Il le fait sans apporter de réponse toute faite. La nuit tombée, notre voix intérieure peut relayer la voix off : dans l’acceptation de sa propre impuissance et de sa pauvreté face à la mort, il y a une fécondité, disait déjà Épicure. Le cinéma comme compagnon de voyage sur ce pas de plus qui fait de l’être humain autre chose qu’une vaine compilation d’organes. Le cinéma comme expérience de mise au monde de l’homme à la veille de sa disparition.

Sébastien Galceran

Les Disparus

Par une mise en scène ingénieuse, et par l’incroyable boursouflure de certains des protagonistes, par leur naïveté face à un interlocuteur malicieux, les pompiers de Santiago de José-Maria Berzosa met à nu l’absurde bêtise de certains membres de la classe dirigeante chilienne, au temps de la junte militaire du général Pinochet.

L’un des objectifs du coup d’État de 1973 (l’enjeu principal étant de couper court à l’aventure socialiste, si néfaste aux intérêts d’une classe minoritaire et ostensiblement liée aux intérêts étasuniens) était la réparation des expropriations menées par l’Unité populaire de Salvador Allende. Sur neuf millions d’hectares expropriés entre 1970 et 1973, la junte en a restitué quatre aux grandes familles, et redistribué seulement un aux seuls paysans n’ayant jamais revendiqué les terres des latifundios.

José-Maria Berzosa triche dès le titre. Les pompiers ne seront pas le sujet principal du film. Les pompiers, corps d’élite morale des nations, combattant du feu, dévoués toujours à la protection de leurs concitoyens, ne sont pas ici d’héroïques chevaliers magnifiés par une caméra en contre-plongée. Très vite, le regard s’extirpe du conte de fée.

Berzosa ne s’intéresse pas aux exploits, même si la première séquence est dédiée au compte-rendu d’une intervention aussi glorieuse que bouffonne (une frénésie shaddockienne s’empare des pompiers en uniforme de parade qui s’acharnent à pomper l’eau indispensable à l’extinction d’un feu).

Il utilise la focalisation sur une brigade de Santiago (qui affirme son indépendance et sa laïcité mais dont les collusions et les amitiés contredisent rapidement cette dévotion laïque) comme chemin d’accès aux coulisses du pouvoir.

Le secrétaire général des pompiers est un fervent admirateur de Napoléon et, historien d’opérette dans le civil, son ouvrage sur l’histoire de l’uniforme militaire chilien, depuis les origines, est dédié à son excellence le Général Pinochet. Le doyen d’université, joueur d’échec, membre du Club de l’Union et pompier, s’indigne encore de l’idée scandaleuse, émise par le gouvernement d’Unité Populaire qui visait à transformer le gigantesque local du Club en centre d’accueil pour les mères et les enfants, ou en centre culturel. Il est cependant le personnage principal d’une séquence grandiose : sous une coupole immense, et grâce à un long zoom arrière, puis avant, qui présente un espace insolent de démesure, Berzosa introduit l’interview de ce doyen peu avare de litanies réactionnaires. Le choix de mise en scène, exubérant et disproportionné, emprisonne le vieil homme dans l’absurde. Il est isolé avec un partenaire d’échec, minuscule dans une salle immense. Le décalage entre le point de vue et le sujet entraîne un vacillement vers le ridicule. Et pourtant le doyen accepte le dispositif, parce que son orgueil se réjouit sans doute d’entendre le vide impressionnant et luxueux dans lequel résonne chacun de ses mots. Et parce qu’à l’évidence, Berzosa sait dissimuler ses véritables intentions au moment du tournage… 1
Selon le secrétaire général, toutes les classes sociales de Santiago sont présentes au sein de la brigade. Berzosa, perplexe, accompagne ainsi quelque temps le pompier désigné comme représentant du prolétariat. Le discours de cet homme s’avère étriqué, conformiste, symétrique au cadre très resserré choisi par le cinéaste. Depuis l’intérieur de sa voiture, le soi-disant prolétaire se révèle employé de banque. Classe moyenne civilisée et tranquille… Il faut assurer ses acquis : une voiture, une maison, une petite fête entre collègues. Et toujours, la matérialisation par le cadre de cette étroitesse qui renie dans l’indifférence l’exaltation populaire que vécut le Chili entre 1970 et 1973… Un des pompiers de la brigade, présent lors de l’évacuation du palais de la Moneda du corps d’Allende, le 11 septembre 1973, souffle à demi-mot sa fierté d’avoir été acteur d’un tel événement…

Le chemin, détourné, finit par éloigner définitivement le récit de son objet initial. Détour lumineux vers la frontalité : les dispositifs de Berzosa ressemblent à des pièges pharaoniques pour gros gibiers. Mais une fois la proie prise au piège, son envergure diminue comme le beurre au soleil. Reste la fatuité, et en creux l’évidence d’un pouvoir usurpé.

Les pompiers de Santiago est un film sur les crimes de la junte militaire chilienne. Intercalées, entre la mauvaise foi fréquente de ceux ayant su profiter du changement de régime, quelques séquences laissent la parole aux familles des hommes disparus, enlevés sans aucune forme de procès par la police. Ces images de femmes et d’enfants, plus simples et plus rares, sont le pendant tragique de la mauvaise comédie jouée par les pantins déshabillés par Berzosa.

Il filme sans fioriture ces épouses, épuisées par des mois de recherches infructueuses et d’attentes désespérées.

Sylvain Baldus

1 Pour Pinochet et ses trois généraux, il a réussi à s’introduire dans les salons
personnels de chacun des généraux de la junte. Et chacun s’y révèle dans sa médiocrité propre, embarrassé par le déséquilibre invisible que Berzosa laisse flotter, mais rassuré
par la platitude apparente des questions posées…

Chronique Lussassoise

La foudre s’était abattue sur l’église. La salle 2 s’était transformée en hall de réfugiés, le Blue Bar en vaisseau perdu dans la tempête, le village entier en une vaste piscine. Jérôme se remettait de ses émotions, tandis qu’Antoine, la cinquantaine bien tassée, lui faisait partager le vaste champ de ses réflexions cinématographiques. Impossible d’en caser une : Jérôme le laissait parler en attendant la potentielle séance du soir.

– Quand tu vois les films de Krier et de Berzosa, c’est vraiment la mesure du temps qui a passé. Ce que la télévision permettait !

– Je sais pas si c’est la télé ou simplement l’époque elle-même qui était traversée par des mouvements esthétiques d’une plus grande ampleur, tenta Jérôme.

– On dit toujours ça pour justifier la médiocrité. C’est une excuse à la paresse…

– Mais on voit pas ces films de la même manière : ils se sont inscrits depuis dans une certaine histoire du cinéma. Le Prof de philo, par exemple, me faisait penser à la fois à Clouzot et à Eustache, au Corbeau et au Père Noël, c’était très étonnant sur la distance.

– C’est magnifique. Et c’est fini. Là-dessus, Antoine aspira les dernières gouttes de son dernier verre. C’était le signe avant-coureur d’une grande tirade : Jérôme se voyait déjà subir les tartes à la crème de la télé-réalité et bien sûr du docu-fiction. Gagné.

– Même Le Monde, même Garrel, tout le monde donne sa caution, « oui pourquoi pas, gnagnagni gnagnagna », mais bordel c’est pas du do-cu-men-taire ! C’est une spoliation pure et dure, et de surcroît en plein débat sur la définition d’une œuvre audiovisuelle, avec tous les enjeux qu’on sait ! Les mots sont importants, Jérôme.

Et pof. Droit dans les yeux. Grand moment solennel, Antoine agrippa Jérôme pour ne pas s’écrouler :

– Bienvenue à la grande auberge du docu ! Tout le monde y a sa table ! Après le programme de flux et le journalisme télévisé, c’est au tour de la fiction pédagogique de s’asseoir !

Jérôme ne résista pas au plaisir de la provocation :

– Moi je trouve tout ça très logique. On voit bien avec Krier comment les codes du cinéma classique, pour aller vite « de fiction », sont passés à la télévision. Quand je tombe sur un feuilleton documentaire aujourd’hui, j’adore retrouver ça, des souvenirs liés à ces plaisirs-là. Un peu rétrécis d’accord…

– Tu me fais de la peine. « Tous des héros », avec leurs guns, leurs bistouris, leurs lances d’incendies, leur string olympique…

Jérôme risqua :

– Je sais pas s’il faut être méprisant comme ça…

– Ah oui, j’oubliais, « rester populaire »… Ben ça aussi ça a changé depuis l’ORTF…Dorénavant le geste d’un cinéaste documentaire, c’est de produire une radicalité qui l’apparentera plus aux artistes et aux plasticiens qu’aux réalisateurs traditionnels. Là !

Antoine fixa son verre vide, saoulé par ses paroles autant que par le vin ardéchois… Jérôme sourit. Pourvu que ce soir le film soit beau, terriblement beau : il le dédierait secrètement à son interlocuteur enflammé.

Gaël Lépingle

Automne brumeux des eaux mélancoliques

« Demain, je fuirai l’Ardèche, ce nom me fait horreur. Et pourtant il renferme les deux mots auxquels j’ai voué ma vie : art, dèche. Tu vois, je suis misérable, je fais des calembours ». En 1864 à Tournon, Stéphane Mallarmé écrit à un ami. En 2004, la caméra de Mathieu Petit longe le serpent des trottoirs de Tournon et enlace progressivement la ville. Sa caméra panote et s’arrête quand la symétrie du plan est respectée : les voitures garées en épi, leurs capos initiant le chemin vers la tour du château en ligne de fuite. Le regard s’arrête parce qu’il savait d’avance où il allait, ce vers quoi il tendait ; une séquence de L’Absente de tous bouquets, construite à partir de lettres qu’envoie Mallarmé à un ami et d’extraits d’Hérodiade, poème qu’il commença sans l’achever dans cette ville ardéchoise où il était alors professeur d’anglais.

Le panoramique non pas comme immersion dans la subjectivité de Mallarmé mais plus encore : moyen d’endosser sa démarche, sa puissance destructrice et créatrice. S’approcher au plus près du ressenti – non pas les mots tels qu’on les dit, mais tels qu’on les entend –, sans même parler des « mystères ». Être son propre Mallarmé : douce ambition, tendre modestie. « Je me crois seul en ma patrie et tout autour de moi vit dans l’idolâtrie », dit le poème. La mélancolie incontrôlable et la lucidité qui éloigne des autres. La souffrance irrépressible et l’esprit avide de liberté.

Mathieu Petit écarte progressivement le « rideau de l’unique fenêtre ». En donnant sa vision de Tournon, du lycée où Mallarmé râlait d’enseigner, et de l’intérieur de la maison où il « séjourna » – comme disent les toutes naïves plaques commémoratives –, le réalisateur s’écarte des images illustratives. Aux feuilles mortes, préférer l’« automne brumeux des eaux mélancoliques ». À la mort du regard, l’image incarnée. « Mieux percevoir le Rhône » pour s’imaginer partir.

Le sujet du film n’est évidemment pas Mallarmé (sauf en forme d’hommage qu’on imagine vivant et intime de la part du cinéaste) mais le film est mallarméen. « On aime voir dans leur intérieur ceux auxquels on pense et je sais que tu penses à moi », écrit Mallarmé à son ami, pour s’excuser d’avoir noirci de trop nombreuses feuilles de papier à lettres. Langue filmique, fille de Mallarmé, qui suscite essentiellement les projections personnelles et respecte l’écoute de l’Autre. Film mallarméen qui incite à penser que l’acte de création – le verbe et l’image – est de donner à voir son « intérieur » et qu’il s’accompagne de la sincérité absolue de l’auteur et d’un don d’amour.

Sébastien Galceran

La transformation d’un monde

Entretien avec Octavio Cortazar

Octavio Cortazar (né en 1935) est l’un des principaux artisans du renouveau du cinéma documentaire cubain à partir de la révolution. Il a souvent traité du même sujet : la transformation du monde et la nostalgie qui en découle, ou comment le fait politique résonne dans l’humain. Par ailleurs, il s’est tourné vers le théâtre (mise en scène et direction d’une salle), l’enseignement (à la fameuse Eictv de San Antonio de Los Banos située à 40 km de la Havane) et les films de fiction (deux gros succès populaires en 1977 et 1981). Il est aujourd’hui vice-président de l’Uneac, Union nationale des écrivains et des artistes de Cuba.

École de la révolution

« L’Icaic (Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie) a été fondé en 1959, l’année même de la révolution : c’est la première grande institution culturelle créée par l’État. À partir de la révolution, beaucoup de cinéastes sont venus de l’étranger pour aider et former les jeunes réalisateurs cubains. La France, en particulier, a eu une influence déterminante sur le cinéma cubain, à travers Joris Ivens, Chris Marker, Agnès Varda… J’avais 24 ans à l’époque. Je suis entré à l’Icaic comme assistant de production, puis j’ai profité de mon séjour à l’école de cinéma de Prague, entre 1963 et 1967, pour voir de nombreux films qui ont été des sources d’inspiration importantes – par exemple Resnais et Antonioni. En même temps, chaque année, je me suis rendu au festival de Leipzig, où j’ai rencontré en 1964 Robert Flaherty ».

Films de persuasion

« Il y a, pour moi, quatre types de films documentaires : les films d’observation, d’analyse, d’expression et enfin de persuasion. À l’intérieur des films de persuasion, il y a ceux de propagande et ceux de dénonciation. Sobre un primer combat, par exemple, est un film de dénonciation. C’est moi qui l’ai voulu : nous pouvions choisir environ 90 % des sujets de nos films. Même quand les thèmes étaient “suggérés” par l’Icaic, nous avions la liberté de les traiter comme nous voulions. Sobre un primer combat traite d’un événement ancien – un attentat américain de 1962 –, mais en 1971, avec Nixon au pouvoir, la menace américaine se faisait de nouveau plus forte. Je sentais que c’était le moment de témoigner de ce danger, pour remotiver une conscience de défense. La structure du film était très précise : elle reprenait celle des films noirs américains des années 1940 que j’aimais beaucoup, notamment 13, rue Madeleine de Henry Hataway. Nous pouvions mettre notre culture cinématographique au service de nos sujets. On peut faire de l’art dans n’importe quelle forme de documentaire. Regardez Now, de Santiago Alvarez : tout est dans la mise en scène ».

Transformation / Disparition

« Je voulais être témoin, à l’époque, des transformations à l’œuvre dans un pays sous-développé. À cette époque, lorsqu’on travaillait avec l’Icaic, il était facile de se procurer de l’argent et une équipe pour faire des repérages. Je suis parti, et j’ai trouvé des chasseurs de crocodiles (Al sur de Maniadero). Quoi de plus symbolique qu’un métier traditionnel comme celui-ci pour saisir un monde en train de disparaître ? D’autant que ce métier est spécifique à toute l’Amérique latine…

Il y a toujours un double mouvement : le formidable essor d’un nouveau monde entraîne la disparition de l’ancien monde qu’il remplace. Cela fait surgir une nostalgie que l’on retrouve dans beaucoup de mes films. Dans Por Primera Vez, l’enchantement que représente la découverte du cinéma par un petit village se double de la disparition d’une innocence qui était due, pour une bonne part, à l’ignorance. De même pour Guayabero1: le processus révolutionnaire a changé beaucoup de choses, et les amuseurs publics sont en train de disparaître avec le reste. Le dernier plan est à rapprocher de celui des Temps modernes de Chaplin : le guayabero s’en va, à la fois vers le futur et vers sa disparition.

Au départ de ce film, l’Icaic m’avait proposé d’aller filmer un festival de musique. Arrivé sur place, c’était très officiel et ennuyeux. Pendant trois jours, je suis resté là sans filmer, il n’y avait pas la matière. C’est le dernier jour que j’ai rencontré ce groupe, où j’ai trouvé mon guayabero, exemple même de cette catégorie ancienne de chanteurs de son et de trova, d’un langage populaire où les formes sont mélangées. Je l’ai filmé, je l’ai inclus dans le documentaire musical qui était commandé, et du coup le guayabero est devenu célèbre. C’est après seulement que nous sommes partis tourner le véritable film : nous étions devenus amis, d’autant plus que j’étais pour une bonne part dans sa notoriété ».

Gaël Lépingle

Allemagne fantôme

Cela commence par une comptine. Une douce voix d’homme chuchote en allemand un chant pour accompagner le sommeil, pendant qu’à l’écran, dans une scène tirée d’un film de famille, des enfants jouent gaiement avant de se coucher. En un français tinté d’accent, la voix d’une femme, celle de la cinéaste, se lève pour dire son enfance allemande, près de la Forêt-Noire. Dans l’interstice entre les deux langues, la langue maternelle et la langue apprise dans le pays où elle grandit, niche l’exil, l’origine du film. Anja Unger, élevée en France, retourne donc en Allemagne, cette terre natale qu’elle a quittée, dont elle s’est éloignée, qui peu à peu lui est devenue presque étrangère. Le film est une quête, dont le point de départ est cette origine paradoxale de l’exilé, qui ne connaît plus son pays mais le porte en lui comme un rêve, un territoire intérieur. Comme l’allégorique figure allemande du Wanderer 1 auquel le film ne cesse de se référer, Promenades entre chien et loup se met en chemin vers un but lointain et fuyant : traversant l’Allemagne d’Ouest en Est, la cinéaste part à la recherche de ce qui serait l’identité allemande, pour se réapproprier son pays et tenter peut-être de le raccorder avec ce territoire mental du souvenir.

Pour son enquête, Anja Unger suit différents trajets, utilise divers moyens, fait parler êtres, objets, paysages, et toujours entrelace les voix et les signes, noue des rapports pour essayer de mettre à jour l’objet de sa quête. Dès le début du film, dans une vieille malle familiale, des photographies, des documents sont scrutés, et tout le long du trajet ces images fixes et papiers administratifs seront interrogés, indices mutiques pouvant receler des fragments du puzzle, fragments qui s’embranchent aux autres éléments, vestiges d’une histoire intime qui ouvrent sur l’histoire du peuple allemand : ici, le souvenir d’un ancêtre postier, qui servit « au nom du Roi » et prit sa retraite à l’arrivée du Führer, raccorde aujourd’hui avec le portrait d’un jeune postier racontant ses difficultés à trouver du travail ; là, le « livret de généalogie » de la race aryenne, créé par les nazis, précède une séquence autour du Rhin, emblème du nationalisme allemand, avant d’entrer cruellement en résonance avec cet entretien où une vieille tante de 92 ans évoque sa jeunesse sous Hitler avec nostalgie, tout en percevant la gêne que sa franchise installe. Ainsi, par bribes, l’histoire allemande se redéploie : la guerre, la fin de la guerre (dans son ambiguïté pour le peuple allemand : défaite ou libération), la découverte des camps et le silence qui suivit, la séparation du pays, la vie dans les deux blocs, les révoltes étudiantes et leur paroxysme atteint dans les attentats, la communication entre les deux États pour les familles séparées, la réunification… Chaque moment de l’histoire allemande est racontée par un individu singulier qui l’a vécu, dont elle a induit les modes d’existence, de pensée, de perception, histoire non « événementielle » mais composée de multiples subjectivités, histoire polyphonique et affective. Chaque individu, acteur de son histoire personnelle, semble plus qu’ailleurs témoin de l’histoire du peuple ; écoutés et filmés par Anja Unger, les entretiens sont des récits, deviennent les épisodes d’un conte ou d’une légende. L’histoire allemande se reconfigure à la fois dans sa dimension prosaïque, factuelle, et mythique, fantasmatique. Les signes de l’unité de l’Allemagne comme État et nation – le passeport, la monnaie, le drapeau – répondent aux signes plus obscurs de la psyché allemande – les ailes menaçantes de l’aigle, mais aussi les arbres nus, la forêt sombre, un feu brûlant des pages, un bloc de pierre gravé du mot « Buchenwald ». Entre les voix des témoins, et la propre voix de la cinéaste (voix guide, voix du trajet), entrelacée à elles, une autre voix traverse le film, masculine et dédoublée, une voix allemande dont l’écho résonne en français, récitant doucement des fragments de littérature allemande (Schiller, Nietzsche, Hölderlin, Brecht). Ces fragments épars, réunis par le film, semblent ne constituer qu’un seul et long poème. De même le destin allemand, cette histoire chaotique d’un pays qui détruisit et fut détruit, histoire en ruine d’un peuple désuni, se reconstruit peu à peu, retrouve une unité perdue par le montage des plans et le raccord des voix.

Safia Benhaïm

  1. Anja Unger tente dans le film de donner une traduction au verbe « wanderen » : « on pourrait dire marcher, randonner, vagabonder, errer, migrer, c’est tout cela et beaucoup plus encore… » Le « Wanderer » est une figure du romantisme allemand.