Intérieurs/Extérieurs

En marge de la rencontre sur les lieux de diffusion, nous avons rencontré Anne Toussaint pour évoquer avec elle son travail de programmation à la maison d’arrêt de Metz et à la prison de la Santé à Paris.

Il existe un atelier vidéo dans la maison d’arrêt de Metz où je suis intervenue sur le cadre et le montage d’un film (Tatoo Zappé). C’était la première fois que je rentrais dans une prison. À ce moment-là, cette problématique ne faisait pas partie de ma vie. J’étais assez fascinée par le travail fait là-bas, qui reposait sur un atelier d’art plastique et un atelier d’écriture. Le film était un peu une critique de la télévision, qui prend une place de plus en plus importante en prison. Elle est une sorte de soporifique pour les personnes détenues, une façon de tuer le temps. La rencontre avec les personnes détenues et leur questionnement sur les images m’a beaucoup intéressée. On m’avait parlé de la création d’un centre de ressource audiovisuel. L’idée était de créer une télévision à l’intérieur de la prison, de former des personnes détenues et de proposer un travail de post-production pour l’extérieur. Quand je suis arrivée les objectifs et les matériels du projet étaient déjà déterminés. Un groupe s’est constitué pour faire une initiation à la vidéo. Il m’est apparu évident de travailler sur l’échange entre l’extérieur de l’univers carcéral et son intérieur. Il fallait éviter de faire de la vidéo en circuit fermé, qui parlerait uniquement de la prison. J’ai donc organisé une correspondance vidéo entre des étudiants en cinéma et un groupe de personnes détenues. Malgré la volonté commune de questionner l’enfermement, il s’est installé un grand décalage dans la représentation de la prison et ce sont plutôt les étudiants qui ont arrêté le projet. La deuxième expérience a été de réaliser une fiction à l’intérieur de la prison avec l’idée d’en détourner le lieu. Pour moi, l’atelier vidéo ne doit pas institutionnaliser la prison mais être un outil de résistance par rapport à l’état d’enfermement. Je voulais appréhender le lieu sous différents angles en jouant sur le point de vue ou sur le son. Il me semble important de travailler sur la mémoire des mots, des images, des sons que l’on ne dit plus, que l’on ne voit plus, que l’on n’entend plus. En partenariat avec l’Afpa (Association de Formation Pour Adulte), on a donc monté une fiction dans le cadre d’un stage de formation pré-qualifiante. Un scénario a été écrit. C’était intéressant car il y a eu créations de décors à l’intérieur de la prison. On y a, par exemple, simulé un bateau. La prison devenait alors autre chose qu’une institution, qu’un lieu physique puisque l’on travaillait sur un imaginaire, sur des visions et des dialogues qui ne faisaient pas référence à l’univers carcéral.

La diffusion existe pour moi dès le départ. Il y a cet « objet télévision », omniprésent dans la prison, et le but de l’atelier vidéo est d’amener les personnes détenues à mener une réflexion sur des images, à leur faire découvrir d’autres écritures que celle, dominante, de la télévision. C’est pour cette raison que je me suis tout de suite orientée vers la présentation d’art vidéo ou que j’ai invité des auteurs et des réalisateurs qui sont dans les marges de la production dominante. Dans les champs de la réalisation et de la diffusion, mon objectif est de travailler sur quelque chose de plus poétique, de plus abstrait et, par ce biais, d’ouvrir les prisonniers à une autre façon de voir les images. Les amener aussi à développer leur créativité, ce qui est difficile en prison car l’univers visuel et sonore est toujours le même. Je voulais que l’image devienne un matériau d’expression, que l’on puisse la détourner, jouer avec le signal vidéo, etc. La diffusion peut alimenter leur propre production. Pour chaque diffusion on fait une annonce par le canal interne. Les personnes détenues qui veulent y assister doivent s’inscrire. Un public extérieur est invité. En raison des difficultés à entrer en prison, ce sont généralement des étudiants en communication, en cinéma ou des Beaux Arts des universités de Metz. Il y a toujours une rencontre avec le réalisateur et un échange collectif. Je choisis toujours les films. Les personnes détenues de l’atelier vidéo les visionnent, préparent la diffusion et animent la rencontre avec le réalisateur. Celle-ci n’est pas systématiquement filmée car la présence de la caméra peut empêcher l’expression libre de la parole. Mais après la rencontre il y a toujours une interview menée par l’un des membres de l’atelier. Ce matériau est monté et accompagne la diffusion du film sur le canal interne.

J’anime un atelier de programmation à la maison d’arrêt de la Santé à Paris. L’idée est de réfléchir sur des films à diffuser sur le canal interne, en respectant les droits de diffusions et en explorant le « hors télévision ». Nous réfléchissons ensemble sur ce qu’est un véritable travail de programmation, visionner des films, faire des choix et rencontrer des réalisateurs. Depuis janvier on diffuse un programme de cinq films toutes les semaines, présenté par les personnes détenues. Ils expliquent leur choix, donnent des clés de lecture et des informations sur le réalisateur. On essaye de diffuser des films que l’on ne voit pas à la télévision, notamment des films étrangers en V.O. (il y a un grand nombre de personnes détenues issues de cultures différentes), du documentaire et aussi de l’art vidéo. On invite des auteurs à venir débattre de leur travail. Là il n’y a pas de diffusion collective, tout se passe sur le canal interne.

Il faut briser les frontières, faire des ponts entre l’extérieur et l’intérieur. La prison peut bouger si plus de gens extérieurs viennent y passer un moment. Le fait de doubler les diffusions à la maison de la culture est une tentative de redonner une place à la prison dans la cité.

Propos recueillis par Christophe Postic et Éric Vidal

Filigrane

Au commencement était le verbe. À moins que ce ne soit le geste.

C’est ce que je me disais en regardant Gatti autant qu’en l’écoutant, après la projection de son interrogatoire par ses trois chats. C’est alors qu’une vision m’est apparue. Celle du Pape sur le parvis du Trocadéro, balançant sa vérité une et indivisible, figé dans sa longue robe blanche. Fugitive apparition qui disparut aussi rapidement qu’elle était venue. Je me retrouvais à nouveau avec Gatti, subjugué par cet homme tout de noir vêtu et délivrant sa « parole éclatée ». Profondément authentique, son langage dessine un espace de liberté où les mots, dans une inlassable recherche de sens, sont une permanente bousculade de toutes les certitudes. Une parole si affranchie que les micros durent s’y mettre à plusieurs pour tenter de la capter. Parce que Gatti, c’est un corps qui bouge, indifférent aux contraintes technologiques. Constamment en mouvement, ses mains ne sont qu’arabesques baroques ou intimistes, qui balaient l’espace comme un support pictural.

J’étais justement en train de me laisser porter par ces mouvements perpétuels lorsque, par une de ces effractions typiquement contemporaines, la sonnerie d’un téléphone portable a dérangé ma concentration. J’ai alors pensé à un de ces engins dans ses mains à la gestuelle si expressive, et je me suis dit que Gatti aurait sûrement beaucoup de mal à s’en servir. L’imaginer avec un portable collé plus de dix secondes à son oreille m’a même paru anachronique. Un peu comme si le Pape se baladait avec un drapeau noir à la main.

Francis Laborie

Le vilain petit canard

Regard

Engagement : « Acte ou attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause. »

Militer : « Agir, lutter sans violence pour ou contre (une cause). »

Cinéaste militant ou cinéaste engagé ? Éternelle question à laquelle il est difficile de répondre. Le cinéma se faisant dans l’espace et dans le temps, la réponse se trouve peut-être dans « le vocabulairement correct ». En effet, dans les années soixante-dix on employait plutôt le terme militant, aujourd’hui on parle de cinéma ou de cinéastes engagés. Si la dénomination a changé, la forme et les objectifs ont-ils eux aussi changé ?

Il y a trente ans, « le vilain petit canard » du septième art, se présente comme un contre-pouvoir face à une société, dont les valeurs reposent sur une fermeture d’esprit et un autoritarisme pesant. Se positionnant clairement à gauche, il dénonce les failles et les absurdités d’un système avec lequel il veut rompre. Il dresse le portrait d’une société peu reluisante, et laisse entrevoir les prémices de ce qui constituerait un projet de société. On parle d’un idéal en filmant un système que l’on dénonce. Plus qu’une recherche de forme cinématographique, c’est la diversité des sujets (le monde du travail, le droit des femmes, la sexualité, la liberté d’expression, etc.) qui compte. Le cinéma militant est alors un outil, au même titre qu’un tract. Là où une injustice se profile, une caméra se présente pour la dénoncer. Ainsi, on reproche souvent à ces films de ne pas avoir de recul ou d’analyse pertinente sur ce qui est filmé. Certains diront même, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. Mais n’oublions pas que dans la situation politique de l’époque, le militantisme et l’engagement politique reposaient sur un conflit, parfois violent, entre deux camps. Les codes du langage militant s’appuyaient sur des bases révolutionnaires. Le marxisme avait encore du sens, même si l’URSS, la Chine ou Cuba n’étaient pas forcément perçus comme des modèles. Ainsi, s’appuyant sur les mêmes codes, le cinéma militant utilisait ses Éclairs 16 au même titre que la RAF utilisait ses armes à feu.

Le 10 mai 1981, la gauche accède au pouvoir, les idées de 68 qui n’avaient pas pu voir le jour, se retrouvent enfin au premier plan. Pour certains, ce n’est que le début d’une autre lutte où tout reste à construire. Mais pour une majorité, le sentiment d’aboutissement domine. Le slogan de 81 était « changer la vie », la vie allait donc changer. Plongée dans un attentisme général, la quasi totalité de l’appareil militant se trouve alors paralysé. Comme les partis de gauche et les syndicats, qui progressivement s’intègrent dans l’appareil d’État ou dans l’entreprise, une partie de la contestation intellectuelle des années soixante-dix, s’intègre à son tour dans l’industrie culturelle. Beaucoup sont convaincus de participer ainsi à l’élaboration de cette société naissante. Si quelques uns de la génération qui battait le pavé en 68 caméra au poing, accèdent à des responsabilités diverses dans l’industrie cinématographique (ministères, chaînes de télévision, écoles de cinéma, etc.), les autres ont, pour la plupart, poursuivi leur travail de cinéaste. Pourtant les années quatre-vingt ont été marquées par un net ralentissement de la production de films militants (c’est peut-être la raison pour laquelle, aucun film militant de cette époque n’est présenté dans le séminaire « Cinéma militant »). De ce constat découlent trois questionnements : Y a-t-il eu un désintéressement du public à l’égard de ce genre cinématographique, désormais perçu comme obsolète ? Les réalisateurs pensaient-ils qu’il n’était plus nécessaire de lutter ? Quant à ceux qui maintenant étaient en place, dans les organismes ou institutions, ouvrant des possibilités de diffusion plus larges pour ce cinéma, se sont-ils retrouvés pris au piège d’un système ? Quoi qu’il en soit, ces années ont été marquées par ce que Deleuze a appelé « la traversée du désert des années quatre-vingt. » S’il n’y a plus de penseurs, plus d’intellectuels, plus d’idées, plus d’engagements, alors c’est toute une société qui n’a plus de projet. Mais en 81, la gauche est arrivée au pouvoir après de nombreuses années de luttes militantes. Dans cette situation, la pérennité d’un cinéma militant, qui se pose en contre pouvoir, relève-t-elle du paradoxe ?

La chute du bloc de l’Est en 89 vient définitivement anéantir ce qui restait d’idéaux. Faut-il s’engager pour une cause qui au final ne correspond pas à ses espérances de départ ? La réponse à cette question est peut-être la raison pour laquelle, il n’y a eu, en France, qu’un seul film militant à notre connaissance (Avez-vous vu la guerre ?) sur un événement comme la guerre du Golfe, ce qui aurait été inconcevable dans les années soixante-dix.

Aujourd’hui le terme militant n’est que très rarement revendiqué, seule la définition de cinéaste engagé est parfois acceptée. Pourtant nous constatons, l’arrivée d’un nouveau genre cinématographique, le documentaire de société. La chaîne de télévision Arte, lui consacre plusieurs cases hebdomadaires. Si la forme ne ressemble en rien au cinéma militant des années soixante-dix, le fond pourrait s’en rapprocher. En effet, il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, mais il semble dénoncer tout autant les dysfonctionnements de notre société.

Le film engagé d’aujourd’hui, fiction ou documentaire, n’est plus un outil de combat, mais devient un outil de réflexion et d’analyse. L’approche des sujets et les choix du traitement relèvent bien plus d’une recherche cinématographique que d’un acte révolutionnaire. Cette démarche n’est-elle pas pour autant militante ?

Et pourquoi l’un des films documentaires de l’année, Reprise, parlant de la classe ouvrière, est revendiqué par son réalisateur Hervé Le Roux, comme une quête romantique et non comme un film engagé ?

Inversement, si pour certains le film Land and freedom de Ken Loach est bien un film sur la guerre d’Espagne, il n’est pour beaucoup qu’une belle histoire d’amour.

Depuis trente ans, le contexte politique ne cesse de se transformer. Mais les idéaux d’hier sont-ils si différents de ce ceux d’aujourd’hui ? Néanmoins, cinéma engagé et militantisme politique ont probablement suivi des chemins parallèles. Dans une société qui, aujourd’hui, privilégie l’économique aux idéaux, nous sommes peut-être les spectateurs ou les acteurs d’un cinéma militant qui cherche ses repères.

Arnaud Soulier

Le temps de l’image

Les archives convoquées

Si on considère qu’une image d’archive s’inscrit dans le passé, donc dans un temps donné, alors sa lecture est différente selon l’époque où elle est regardée. L’archive cinématographique apparaît souvent, dans l’utilisation qui en est faite, comme se suffisant à elle-même : elle existe en temps que telle, se comprend et n’a besoin d’aucun autre élément pour exister. L’erreur serait-elle là ?

Pourquoi dit-on d’un film « qu’il a vieilli » alors que l’on ne se pose pas la question pour l’image d’archive ? Cela veut-il dire qu’elle est considérée comme intemporelle ? Si c’était le cas, toutes les images tournées depuis l’invention du cinéma le seraient, traversant les années sans prendre une ride. Il faut donc admettre que ce temps, en modifiant les codes de lecture, change la perception de l’archive.

Elle est alors une image cinématographique au même titre que n’importe quelle autre. Subjective, elle nécessite pour sa bonne compréhension d’être resituée dans son contexte. Voilà à quoi nous assistons dans les films d’archives « classiques » où les images s’accompagnent d’un commentaire historique. Ce traitement est-il suffisant, aujourd’hui, pour permettre au spectateur de lire, comprendre et surtout « ressentir » des images tournées des années auparavant.

L’archive est souvent perçue comme illustrative. Est-elle pour autant dénuée de sensibilité et d’émotion ? Lorsque le spectateur a vécu les faits présentés par cette image ou lorsqu’ils s’inscrivent dans son temps, il se crée en quelque sorte une relation affective avec celle-ci. Par exemple, dans Verboten, lorsqu’on lui projette les archives des camps, le jeune garçon réalise enfin l’horreur du nazisme auquel il a adhéré.

Que se passe-t-il lorsque le temps s’écoule et que le spectateur n’a plus d’accroches personnelles avec ce qu’on lui montre ? La dimension affective dans son rapport à l’image se modifie et parfois disparaît. L’image est, à cet instant, vidée d’un contenu émotionnel qu’elle générait auparavant.

Demain, la simple projection d’archives suffira-t-elle pour transmettre et faire prendre conscience de ce qu’a été la Shoah ? Nous sommes ici proches du débat concernant La liste de Schindler.

Quelques éléments de réponse concernant la question de l’utilisation de l’image d’archive, sont peut-être contenus dans le film Aller simple. En effet, les réalisateurs, en introduisant des éléments fictionnels, créent une synergie affective et émotionnelle entre le spectateur et les images d’archives. De même, dans Verboten, le personnage du jeune garçon devient le médiateur entre le spectateur et les images d’archives. Le faux ne nous montre pas le vrai, mais il nous le fait ressentir.

Ici, l’archive remplit pleinement son rôle de transmission de la mémoire ou de l’Histoire.

Ainsi considérer les images d’archives comme étant inscrites dans le temps, accepter qu’elles vieillissent, et soient donc montrées autrement, permettrait peut-être de leur donner une réelle dimension intemporelle.

Arnaud Soulier

Voyage au bout de l’absurde

Eric et Vincent sont deux anciens « casques bleus » redevenus aujourd’hui simples civils. Le récit de leurs expériences en Bosnie est éloquent sur la mission qui va leur être confiée : ce n’est pas voyage au bout de l’enfer mais voyage au bout de l’absurde.

Cette absurdité va peu à peu les briser. Stress de la guerre, peur, dégoût et révolte devant des situations où l’irrationnel se mêle à la cruauté, autant de raisons qui vont contribuer à les user nerveusement et psychiquement. Renvoyés sans aucun suivi médical à la vie civile, ce retour ne peut être, dans ces conditions, qu’un nouveau traumatisme. En bute à une nouvelle incompréhension, celle de « ceux qui sont restés », la haine et la tension accumulées vont faire d’eux de véritables bombes à retardement prêtes à exploser à la moindre occasion. Entre le discours de l’officier prisonnier d’une langue de bois qui donne l’image d’une armée enfermée dans ses certitudes et les mots fragiles des deux appelés, traduction sincère de leurs doutes et de leurs détresses, le contraste est saisissant.

C’est à une mise à nu que se livrent ces « héros désarmés ». A la critique du rôle (ou plutôt du non-rôle) qu’on leur a fait jouer, se mêle une introspection beaucoup plus personnelle. Ce qui donne au film un aspect parfois un peu décousu, oscillant entre registre public (regard sur l’événement) et registre privé (regard sur soi).

La relative faiblesse du documentaire se trouve pourtant ailleurs, dans la différence de qualité entre ce qui est dit et ce qui est montré. Car si Éric et Vincent se racontent longuement à l’écran, un troisième « casque bleu » participe également au film : celui qui a tourné les images en provenance de Bosnie. Or ces images n’ont pas la justesse de ton qui rend les interviews si émouvantes et si éclairantes. Là où la parole prend des risques en se voulant exploratrice, de soi et de l’institution militaire, la caméra reste à la surface des choses. On y perçoit la routine de ces jours passés à côté de la guerre sans qu’émerge le malaise raconté par Éric et Vincent (malaise que l’on retrouve également dans la lettre d’un appelé qui est lue en voix off). La pertinence des propos est absente d’une image qui, au moment même où elle est tournée, appartient déjà au passé. Parce que sa fonction est d’abord d’être une image souvenir. Ce qui est montré, c’est finalement plus le corps d’armée, où la parole est absente, que des corps dans l’armée. Paradoxalement, ces images collent peut-être plus avec le discours militaire, où états d’armes ne riment pas avec états d’âme, qu’avec les propos tenus par les appelés.

C’est tout le problème de comment filmer une réalité de l’intérieur qui se trouve ainsi posé.

Francis Laborie

Straight

Se délivrer de la dépendance à la dope est un processus qui s’inscrit nécessairement dans la durée : on ne décroche pas du jour au lendemain. Retracer en vingt-cinq minutes ce long cheminement vers une « normalité » qui est loin d’être programmée est le pari que réussit Didier Nion avec Clean time.

Le temps de la dope se conjugue exclusivement au présent. C’est celui du flash. Celui du « clean time » se décline chronologiquement. En jours, en mois, puis en années. C’est sur ce nouveau départ, rupture radicale avec un ancien mode de vie, que s’ouvre le film. Là où il est trop tôt pour se projeter dans un avenir encore incertain, avec un passé si présent qu’il en fragilise l’avenir. Une absence de perspectives qui se traduit formellement par une absence de profondeur de champ dans l’image. La caméra traque le visage, cherchant à le serrer de plus en plus près, comme si elle cherchait à exclure un corps marqué dans sa chair par son histoire récente. Des gros plans qui sont l’interprétation visuelle de la vulnérabilité d’un personnage retiré depuis trop peu de temps d’une réalité dominée par l’égocentrisme. Il n’existe pas « d’ailleurs », simplement un « ici et maintenant » rendu instable par la possibilité toujours présente de la rechute.

Mais le « clean time », c’est aussi le temps de la communication retrouvée. Dans un flux ponctué de silence, la parole irrigue l’image telle la drogue circulant hier dans les veines. Acte d’échange qui a déjà valeur de petite victoire. Cette parole investit le film jusqu’à en devenir le personnage principal, créant des lignes de tension pleines d’espoir, de doutes, d’interrogations ou de certitudes.

Clean time est l’histoire d’une errance qui ouvre progressivement les contours d’une nouvelle réalité. Peu à peu, l’espace s’élargit : de l’univers clos de la ville et de l’appartement, il s’étend dans les dernières séquences sur un paysage aéré de campagne. « Clean time : deux ans ». L’errance a changé de sens. D’une dérive sans espoir de retour, à l’issue douloureusement connue, elle est devenue le champ de tous les possibles.

Francis Laborie

Théâtre de rue

Le théâtre de la vie offre de sourdes intrigues émaillées de situations que Shakespeare n’aurait pas reniées. Une des fonctions du cinéma documentaire est de garder trace de ces événements qui prendront valeur de mémoire collective. En ce sens, Concessions à perpétuité constitue une trace édifiante de l’antagonisme des intérêts dans notre contemporaine « civilisation de la bagnole ». Dans ce premier film, Patrick Rebeaud met à jour quelques uns des multiples problèmes que pose l’archéologie en milieu urbain : comment notre société s’accommode-t-elle des richesses historiques qu’elle met à jour ? Faut-il les déplacer pour mieux les protéger ? Les laisser en lieu et place pour les intégrer à notre quotidien ? Dans Fellini Roma, une séquence fameuse règle de manière définitive ce casse-tête chinois : des scientifiques découvrent une magnifique fresque antique. À leur grand effroi et malgré eux, ils la détruisent instantanément. Les sublimes peintures disparaissent à jamais dès que l’air « moderne » s’engouffre avec les chercheurs dans cet espace resté clos depuis deux millénaires. La découverte du trésor constitue sa perte. Préserver le capital historique, voilà le problème. Mais ce n’est pas le seul. Le financement des fouilles en est un autre : Qui paye et jusqu’où ? En France, la dépendance des archéologues vis à vis de leurs financeurs privés perturbe gravement le confort de leurs recherches, quand elle ne les gâche pas tout simplement. Outre le quadrillage de ces problématiques, Patrick Rebeaud propose avec Concessions à perpétuité une savoureuse anecdote urbaine, voisine de la parabole. Voici l’argument de ce « western » contemporain dont Michaël Lonsdale assure le commentaire off. Son ton de confesseur fait ici merveille, comme à l’habitude.

Acte I : À Paris, au cœur du quartier du Marais, place Baudoyer, les ouvriers d’un chantier (fondations d’un parking) découvrent de nombreux vestiges archéologiques de grande valeur historique. Dès lors, tous les ingrédients d’une bonne fiction classique vont se conjuguer. Nous voici aux premières loges d’une enceinte antique à ciel ouvert. L’auteur nous invite au spectacle d’une pièce aux péripéties cornéliennes. Caméra à l’épaule, attentif à toute intrusion dans son champ visuel, il bénéficie manifestement d’une grande liberté pour accompagner les travaux de fouilles.

Acte II : Une chronologie rigoureuse rythme le film, aidant à la bonne compréhension des événements. L’auteur pénètre le hors-champ du chantier, les lieux de transaction interdits au public, pointant précisément les intérêts divergents des diverses parties en présence : l’archéologue (le bon) imposé par la loi découvre avec bonheur toujours plus de vestiges. Son employeur, le promoteur (le méchant) est impatient à cause du retard pris dans la construction du parking.

Les éléments d’une dramaturgie classique s’imposent à nous, révélé par une traque efficace de la caméra.

Acte III : Progressivement, les personnalités des acteurs de ce « microdrame » se dévoilent, les positions se durcissent. D’autant plus intensément que les seconds rôles entrent en scène : les riverains (avec le bon) manifestent leur intérêt pour la conservation du site. Une hallucinante course contre la montre démarre pour les archéologues : mettre à jour ce qui ne l’est pas, examiner, étudier, répertorier, déplacer les découvertes avant l’effective construction du parking. Moteur du suspense : le temps qui profite à l’une ou à l’autre des parties. Au fil de négociations cachées, le pouvoir change de camp en un clin d’œil : obtention de délais pour la continuation des fouilles, établissement de dates butoir pour le promoteur. Sous l’œil curieux ou indigné des habitants du quartier. L’auteur semble posséder ici le don d’ubiquité. Recoupant les points de vues, le spectacle des péripéties devient redoutable.

Acte IV : L’histoire se complique avec l’arrivée des médias sur le chantier (d’abord dans le camp des bons, ils finiront avec les méchants). La presse écrite, puis la télévision ébruitent l’affaire, élargissant rapidement le public du feuilleton. Métamorphose du financeur en un vandale destructeur et sacrilège. Voyant ses finances fondre comme peau de chagrin, l’empêcheur de creuser en rond perd son contrôle, allant jusqu’à ridiculiser les recherches. Les scènes se succèdent, donnant la vedette aux gentils ou au méchant. Le malheureux archéologue devient pathétique, écartelé entre les politiques, mollement alliés au promoteur, et les riverains. Plus il fouille… plus il trouve. Pour finir, la vindicte générale s’abat sur « l’Indiana Jones urbain ».

Dernier acte : le chercheur tente de sauver en catastrophe ce qu’il juge le plus précieux. Dans ce cruel dilemme, il récupère précipitamment, non sans casse, quelques parcelles de la précieuse nécropole carolingienne. Le beau jardin de vestiges rêvé par les habitants du quartier ne sera pas. Enfin la tragédie s’achève avec les bulldozers, brutes mécaniques sans âme, recouvrant de gravats grisâtres les sarcophages minutieusement découverts. Séquence de profanation insistante, blessante pour l’œil…

Reste ce film qui relate efficacement l’aventure et conserve de nombreuses images testamentaires du site. Cette trace cinématographique que laisse Patrick Rebeaud, en restituant bien l’atmosphère conflictuelle, montre les possibilités narratives du documentaire « couverture d’événements ». Épousant la vie et ses épisodiques nœuds gordiens, ce film témoin découvre une scène ouverte où les personnages recroisés par l’auteur se débattent plus ou moins généreusement. Dans ce conte moderne aux multiples portées philosophiques, Patrick Rebeaud prouve que notre société se montrera dans bien des cas désespérément incapable d’improvisation tant que le profit s’incarnera comme son moteur unique et privilégié…

Jean-Jacques N’Diaye

Donner du sens

Au sujet de quelques films…

Devant la profusion des films américains présentés cette année, il est difficile de dégager une problématique commune tant les outils employés – matériels, formels – sont différents. On peut cependant s’interroger sur la façon dont quelques-uns des cinéastes envisagent la place du spectateur, et sur leur façon de livrer, de découvrir le sens progressif de leurs images. La question est particulièrement intéressante s’agissant des films personnels, tournés à la première personne, à mi-chemin entre les films militants dits « utiles » (explicatifs et formatés pour une large audience, type Out at Work) et les vidéo-arts souvent ésotériques (Last book found, Identical time).

Sadie Benning’s videoworks offre à priori un univers clos qui, par sa nature de journal intime, ne se pose pas la question du spectateur. Celui-ci est appelé, dans une grande violence, à cheminer sans secours vers des images à la limite de la lisibilité, et à en formuler seul les enjeux (télévision comme fenêtre sur le monde, violence sociale, homosexualité). Il s’agit juste pour la réalisatrice, de dire les désirs et les souffrances qui la traversent, et cette parole, une fois posée, se suffit. La rendre compréhensible, l’utiliser dans un autre but que sa seule existence, pour énoncer une vérité, ou pire encore dénoncer l’état des choses qui la bouleversent, ne l’intéresse pas. Le lien avec le spectateur se crée du fait que cette matière jetée, pétrie et réfléchie, s’offre à notre regard, c’est-à-dire au travail solitaire du déchiffrage d’un sens qui nous regarde alors en personne. Nous voilà renvoyés à la propre solitude de Sadie Benning. Cette position inconfortable entraîne donc une identification profonde, elle permet de suivre dans le plus grand secret une histoire qui nous échappe et dont nous n’avons que des échos parcellaires.

C’est une démarche inverse qu’adopte Michel Negroponte avec Jupiter’s Wife. Tout au long du film, sa voix off ne cesse de nous exposer les difficultés qu’il éprouve à comprendre Maggie, cette femme mythomane qu’il a rencontré à Central Park. Mais au fur et à mesure du film, cette volonté explicative (qui est cette femme, quel sens ont ses propos ?) trahit la peur du réalisateur de voir cette recherche perdre son sens, et son film dérouter notre regard et notre compréhension. Même si l’on peut interpréter sa réaction comme toute personnelle, et donc légitime et émouvante – et le film est, malgré tout, très émouvant –, le prix à payer est un peu fort. À force d’explications, Maggie est comme dépossédée de sa folie, de la béance qui fait sa beauté et sans doute son malheur. C’est pécher par excès de bonne volonté, mais le spectateur aurait su, sans ces commentaires rassurants, trouver son chemin vers le personnage. Révélatrice est à cet égard la façon dont sont utilisés les documents télévisés (shows, actualités) dans lesquelles apparut Maggie autrefois : les ar­chives retrouvées sont censées donner accès à une vérité, voire même à des preuves nous permettant de reconstituer l’identité de Maggie. La télévision, machine à fantasmer par excellence, devient l’outil de réparation de la mythomanie.

C’est justement à partir de la télévision que Ross McElwee entreprend, dans Six o’clock news, un voyage à la recherche de certains acteurs des faits divers du journal télévisé, qui l’ont particulièrement marqué. Comment vivent-ils leur drame, le pensent-ils comme l’effet du hasard ou de la providence ? Le spectateur est immédiatement embarqué avec lui (voix off et caméra subjective ne nous laissent pas le choix), mais pour quelle aventure ? Quel sens donner à une succession de rencontres qui ne laissent jamais satisfait quant aux réponses qu’elles nous livrent ? Quel but recherche McElwee dans une quête qui ne semble pas se trouver de fin ? Aucune progression narrative, aucune évolution sensible ne vient pointer pour nous les limites d’une telle action. C’est que la place du spectateur est laissée libre, respectée dans toute la vacance dont elle a besoin pour exister. Si paradoxalement (mais c’est bien sûr un faux paradoxe), le réalisateur réussit autant à nous impliquer, c’est que son enquête devient la nôtre, et ses questions notre film. Ainsi, la place du hasard et de la nécessité interrogée dans les drames des différents personnages, rejaillit comme un enjeu primordial dans la façon même dont se constitue le film. Quelles images détiennent le plus de vérité (sous entendu : nous permettront d’avancer) : celles fabriquées par une mise en scène démiurgique, ou celles laissées au risque du hasard ? Plus précisément, celles que tournent les journalistes (et les multiples prises qu’il font de chaque action : voir la succession cocasse de leurs entrées filmées chez McElwee) ou les propres images de McElwee ? D’autant que lui-même est ensuite tenté par un producteur de tourner une fiction à partir d’un de ses documentaires…

Ce qui est alors magnifique, c’est que ces questions ne trouvant pas de réponses, McElwee arrête son film. C’est bien après, inopinément, que le cinéaste trouve une fin : son fils a fait un dessin représentant Dieu et l’univers. Délire interprétatif ? La forme de Dieu, sur le dessin, ressemble exactement à une caméra. Fallait-il ce hasard pour que le film se termine ? Mais comment parler de hasard lorsque de façon fulgurante, le réalisateur, confondant Dieu et sa caméra, découvre sa propre divinité, le démiurge en lui toujours ouvert aux accidents de la vie ?

Le sens du film ne s’est livré que bien tard, mais c’est tout le génie de McElwee que de l’avoir attendu, de nous avoir fait partager cette attente, l’émergence d’un sens qui ne se donne au monde que si l’on accepte de ne pas l’arracher aux choses, par peur qu’il n’advienne pas.

Gaël Lépingle

La parole errante

Interview de Stéphane Gatti

Notre travail avec Gatti peut prendre trois postures. La première est celle du travail particulier fait avec les « loulous », où il s’agit tout le temps de rompre l’encerclement, d’expliquer ce qu’on fait, comment on le fait et pourquoi on le fait, sinon on existe pas. Cela correspond à l’existence de toute une série de films où l’on essaye de raconter notre démarche. La deuxième posture est celle de la rencontre avec l’écriture. C’est un autre type de collaboration où Gatti écrit un texte et avec ça j’essaye de faire un film. C’est ce qui nous semble être un vrai documentaire, en disant que la langue poétique est la seule qui ne soit pas réductible, qui soit insubstituable. La troisième posture est ce que vous avez vu par exemple à Sarcelles, pour moi la seule façon de travailler réellement, c’est-à-dire dans un espace où l’on peut imaginer qu’il y ait des images et des installations, donc de travailler sur de plus grandes longueurs. Voilà les trois postures résumées.

J’ai commencé à faire de la vidéo au moment où il y avait les premiers portables Sony qui venaient de sortir, un matériel hyper-léger. Quand Gatti a vu ça, une distance immédiate s’est créé. Ayant fait du 35 mm avec une grosse équipe, il ne voyait pas comment fonctionner avec ça. Il a donc mis toute sa force dans l’écriture et là, une recherche de dialogues s’est mise en place. Il n’y avait pas seulement moi, il y avait aussi Hélène Châtelain. On a cherché en se disant, bon voilà, il y a un écriture, quelles images ? Comment on peut faire ? Comment en rendre compte ? Spire écrit sur Gatti que « seul compte la démarche, peu importe le produit fini ». Je crois que c’est faux. Je crois que chez Gatti il y a d’une part la démarche, qui est très importante, et c’est pour cela qu’on fait toute une série de films qui en parlent, et d’autre part l’objet fini. En collaborant ensemble il s’est posé une question : il y avait deux sortes de façons de fonctionner. L’une était que l’on collaborait directement ensemble, comme pour Letizia, où il écrivait un texte pour un film. Une autre relevait d’expériences complexes où il fallait commencer à dire quel était son travail d’écriture, d’essayer d’en rendre compte.

À propos de briser l’encerclement, un critique de théâtre avait écrit : « Gatti ne fait plus de théâtre, il fait de l’animation culturelle et de l’animation vidéo ». Ce qui était un coup de poignard terrible dans le dos. Gatti animateur… Mais en même temps, comme ce critique avait beaucoup d’influences dans la profession, ça a été un boulet. Il fallait répondre à ça terme à terme. Il fallait montrer que ce travail que faisait Gatti était non seulement un travail de création et d’écriture propre, mais un travail dans lequel il y avait ce travail de dialogue avec les « loulous ». Ceci dans un principe très particulier. Effectivement les gens avec qui il écrit deviennent des personnages de l’écriture, pas parce qu’ils ont écrit le texte, mais parce que le dialogue permanent que Gatti a avec eux les intègre peu à peu. Ils sont à la fin, au moment de la représentation, à juste titre, des protagonistes du texte qu’ils ont contribué à écrire avec lui, mais qui reste complètement l’écriture de Gatti. Donc, c’est en même temps une création totale et une création qu’il fait avec eux. Et ça, tant qu’on l’a pas vu, c’est difficile à faire comprendre. Il a fallu un certain nombre de films pour que la sinuosité de sa démarche apparaisse. Par rapport à la vidéo ça été un peu notre rôle.

Là où il y a eu un travail spécifique qui a commencé à se mettre en route, c’est dans le rendu de la démarche à l’intérieur d’un lieu qui n’était pas un lieu de projection télévisuel habituel, c’est-à-dire il y avait la représentation théâtrale, et puis il y avait un autre lieu, comme vous avez vu à Sarcelles, qui était un lieu d’exposition. À partir de là on a pu imaginer des objets vidéos qui éclataient tout le champ. Pour donner des exemples, à Marseille, Gatti a travaillé sur la pièce Adam quoi ?, qui parlait d’Auschwitz. Avec les soixante-dix « loulous » qui travaillaient avec nous, on avait appris qu’il y avait eu une grande rafle à Marseille. Huit cent quinze juifs furent déportés à Sobibor et tous exterminés. Or il n’y a aucun monument qui le signale. On s’est dit, puisqu’il n’y a rien, nous on va faire quelque chose qui sera le monument que la ville de Marseille n’a pas fait. Tous les « loulous » ont pris six noms de la liste et sont allés chercher les objets qui reconstituaient l’espace de ces déportés dans la ville, aujourd’hui. Puis on a filmé tout cela, c’est-à-dire qu’ils ont raconté chacun une histoire et on a fait un objet qui est un peu long bien sûr, huit heures, où chacun d’eux a recréé l’espace de ces noms dans la ville. Il y avait notamment ces boites aux lettres qui portaient chacune le nom des déportés. Les « loulous » leur avaient envoyé des lettres qui ont traversé la ville, puis sont revenues. On avait essayé de faire un grand mouvement dans la ville, bouger quelque chose, pour créer un espace autour de ces noms. Les films vidéo qui duraient huit heures ont été le support de cette démarche. Sarcelles est un autre travail, sur les « Qui suis-je ? », qui est la base du travail de toute l’équipe. On ne peut pas commencer à travailler s’il n’y a pas de « Qui suis-je », et si l’on ne sait pas à qui l’on s’adresse. Probablement le handicap du film documentaire, c’est qu’on ne sait pas qui l’a fait et à qui il s’adresse.

Nous occupons Gatti et moi des lieux de dialogues. On est chacun dans un endroit et on s’interroge par rapport à ces deux positions qu’on occupe. Cela se passe toujours par étape. Il écrit un scénario complet avec des images qui lui semblent correspondre. Après il me donne tout, je monte puis on discute et on voit. Mais je dirais que c’est plutôt différentes phases d’interprétations. Je dirais presque que c’est dans un registre talmudique d’interprétations successives. Ce n’est pas quelqu’un qui lorsqu’il travaille en vidéo essaye, comme il l’a fait dans ses films, de maîtriser totalement le propos. Dans le travail vidéo on a mis au point quelque chose d’un peu différent où on arrive à s’entraîner les uns les autres pour produire autre chose. C’est vrai que quand il écrit un texte poétique, Gatti pose des problèmes dont il n’a à mon avis pas les solutions au moment où il l’écrit. Plein de pistes traversent son texte. Ce que l’on va réaliser ou ce que je vais réaliser, c’est une solution possible ce n’est pas La solution. Je crois que si lui le faisait ce serait totalement différent. On le voit clairement entre le discours qu’il peut tenir sur l’image, qui est assez radical : une image sans texte, ce n’est rien. Mais en même temps l’homme qui dit cela, quand il fait le film El Otro Cristobal, ce n’est pas le même. C’est quelqu’un qui, à partir du moment où il a Alekan à la lumière par exemple, et que c’est lui qui décide de tout, son scénario, il le respecte, mais c’est tout pour l’image. Tout cela dépend de la posture qu’il occupe. S’il est l’écrivain, il se pose la question de l’écrivain par rapport à l’image. Et s’il est celui qui fait l’image alors il change totalement de posture. C’est flagrant dans les images de Cristobal qui sont magnifiques. C’est un film qui ne tient pas du tout aux écritures, aux préalables, qui est fait pour respirer dans une respiration purement d’images.

Il est important de mettre en place un dispositif qui cherche son ancrage. Résister, c’est voir comment une idée, une question qui se pose avec un groupe, arrive à circuler dans le lieu de la création. Je pense qu’il y a un déficit de monumentalité dans les villes nouvelles qui correspond à un déficit de sens. Il n’y a rien à fêter, donc on installe rien. Mais si nous, nous avons quelque chose à fêter, alors il faut installer des monuments dans les villes. Moi mon désir c’était d’arriver à faire quelque chose qui soit au centre de la ville, qui dise ce qu’on est en train de faire. Pour moi Sarcelles, avec mon intervention limitée, c’était la tour qui était au centre de la ville où il y avait les trois générations de « qu’est ce que c’est résister ». Il y avait le réseau Cohors sur tout le bâtiment avec le nom des morts et des déportés. Il y avait toute la résistance « gattienne », tous ces personnages (Ulrike Meinhof, Sacco et Vanzetti…), tous les gens pour lesquels il s’est battu toute sa vie. Et puis en bas, il y avait tous les jeunes avec qui on a travaillé. Ce qui était important c’était que chacun soit confronté à nos images de la résistance. Le fait de le poser au milieu de la ville permet, je pense, de dire un peu comment la création doit se poser en permanence la question de son contrat social. Il y a quelque chose qui se passe entre la question qu’on se pose, les gens avec qui on travaille et ceux à qui cela s’adresse. Mais il faut que cela y aille vraiment. Pas en restant dans les structures mais en s’installant au milieu de la ville. Il faut s’installer dans les lieux, c’est un peu le travail de Gatti qui est sorti du théâtre pour mener cela à bien. Il faut s’installer là où les gens sont, il faut établir des transversalités, créer des réseaux.

Propos recueillis par Sabrina Malek, Christophe Postic et Éric Vidal

Tout corps plongé dans l’eau…

La parole des jeunes adolescents ne se laisse pas facilement apprivoiser. À un âge où les secrets de la vie se découvrent avec une soif qui n’a d’égale que l’angoisse du plus grand inconnu, parler devant une caméra ne va pas de soi. La métamorphose du corps est-elle immédiatement constitutive d’une conscience nouvelle, plus précisément d’une conscience qui peut se dire ? Valérie Winckler a relevé le défi, en filmant plusieurs classes d’un collège de Ville d’Avray, à l’heure de la piscine, quand « cette métamorphose se révèle plus exactement ». En fait, on va assister au renversement progressif de la proposition : c’est plutôt la métamorphose de ces adolescents qui va révéler l’heure de la piscine, au double sens de la rendre visible (le sujet du film permet au décor d’exister) et de la dévoiler, dans son mystère et sa spécificité.

Les simples interviews ne disent en effet pas grand chose qu’on ne sache déjà : les mots sont emprunts d’une grande pudeur, de prudence, les réponses aux questions de la caméra se parent souvent d’un ton sérieux qui mime celui de l’adulte. Face à cette parole voilée, la vie, le vivant, va se déplacer dans le lieu – la piscine – et la façon dont il est utilisé. Winckler filme ses « personnages » dans l’eau, au bord du bassin, dans les vestiaires. La grande salle répercutant les échos des cris et des chahuts, ou les éclats d’eau fusant à tour de jeux, rendent sensible à une densité, une « corporéité » que la parole seule ne suffit pas à exprimer.

Ces images joyeuses fissurent le discours emprunté. Souvent montées en opposition à des discussions où le sérieux le dispute à la gravité, elles en déjouent les fausses certitudes. Ce qui est dit de plus fort, au terme d’un parcours qui retrace les grandes étapes de la vie (le corps, l’amour, les parents, l’avenir et la mort…), c’est bien qu’on ne sait pas, qu’on est à l’âge où l’on change tous les jours, où l’assurance de la veille s’écroule le lendemain.

En alternant interviews synchrones et voix off, en cadrant les corps plus que les visages, le mouvement plus que la pose – même les plans fixes rendent palpables les frissons, la dilatation de la peau –, la réalisatrice renvoie non à une individualité pseudo-représentatrice, mais à un chœur, où la parole circule dans toute sa contradiction, d’un lieu à un autre, d’un désir à un autre, dans un mouvement qui est celui de la vie. Les plans pris sous l’eau en sont l’étalon magique : les images indistinctes – voire abstraites – des lignes fluides du bassin, prennent forme un temps (le plan s’élargit, nos yeux s’habituent, un corps traverse le champ, identifiant l’espace et ses repères) avant de se dissoudre à nouveau. À l’image des représentations de la vie que chacun tente de se faire à partir de morceaux épars auxquels il faut trouver un sens, pour mieux s’en défaire aussitôt. La piscine devient ce lieu exemplaire, symbole d’un univers qui va de l’eau créatrice de vie (les corps flottant comme des fœtus dans le liquide maternel au moment où s’exprime le regret des années disparues), à l’obscurité des fonds inconnus où l’on se lance d’un trait parce que « je laisserai pas le destin faire de moi son jouet ». Tout corps plongé dans l’eau, pourrait-on dire, se dévoile à la mesure de l’effort physique qu’il doit faire, et des transformations qu’il subit.

Certes, la violence et la crudité de l’existence s’effacent sous la parole polie de l’interview, et rien de nouveau n’est exprimé au sujet de l’âge le plus secret de la vie. Mais les trajectoires solitaires et contradictoires des personnages nageant, plongeant, tremblant de toute la force d’un corps qui se défait et se constitue sous l’effet de l’eau comme du temps, voilà l’heure de la piscine révélée dans sa singularité, sa force brute, physique. Comment filmer dans un décor qui, mieux que les personnages (ou plutôt parce que ceux-ci n’en n’ont pas la possibilité), va parler et agir sur l’action, c’est une belle idée de cinéma.

Gaël Lépingle