Cela faisait longtemps qu’il voulait l’emmener à Lussas, voir du documentaire, bouffer du séminaire, et se triturer les neurones sous les cieux ardéchois. Là, loin de Paris et de ses habitudes de spectateur usé, Jérôme comptait secrètement sur le regard naïf de Martine pour se refaire une virginité, et retrouver « la bonne distance » qui semblait lui manquer.
Ils s’étaient installés au Moulinage la veille au soir, et avaient à peine eu le temps de se remettre du voyage qu’à dix heures pétantes Jérôme traînait une Martine encore groggy à la première projection du séminaire sur Srebrenica. Toute une journée passée à subir les témoignages des atrocités commises dans l’enclave martyr, ça démarrait pas par de la chantilly.
Le soir tombait, et le pastis était bien entamé lorsque Jérôme pris son ton le plus sentencieux :
– Trois films sur le même thème traités aussi différemment, c’est un très bon exercice pour commencer, tu trouves pas?
Martine avait le ventre tellement noué que même le pastis ne passait plus.
– J’en sais rien, ouais peut-être, mais là tu vois j’ai pas vraiment eu l’impression de faire des exercices… J’ai pas trop la distance encore.
Jérôme sursauta. Encore ce mot.
– Justement, la distance c’est ce qui différencie un film comme Au nom de l’humanité des deux autres. Alors qu’il a été réalisé par une femme directement impliquée dans les événements ! Seulement elle se désigne comme telle, on sait qui parle, tu comprends (il siffla d’un trait son reste de pastis). Et elle fait d’autant plus attention de ne pas se laisser bouffer par l’émotion.
– Ouais c’est vrai, les pires tortures sont plus souvent racontées par le personnel du tribunal, par l’institution, moins par les victimes ou les témoins directs…
– Ça c’est un choix de réalisation ! Et la rigueur du traitement, l’austérité même de la forme, c’est quand même autre chose que…
Ici Jérôme allait à se lancer dans une grande tirade sur le chantage à l’émotion facile, le montage choc et la prise en otage du spectateur lorsque le flux de plus en plus dense de personnes se dirigeant vers la salle 2 lui fit réaliser que La Commune allait bientôt commencer.
Martine explosa.
– Attends ça dure plus de cinq heures et demie, on bouffe d’abord, on y va après !
– Mais la mise en place du film c’est essentiel pour…
– Tu fais ce que tu veux moi je bouffe d’abord.
Jérôme se résigna, pensant au magnifique discours qu’il y aurait à tenir sur le chemin du retour à propos de la distance, appliquée au dispositif du film de Peter Watkins. Les mots tourbillonnaient déjà dans sa tête lorsqu’il s’aperçut que pas une fois dans la journée il n’avait laissé Martine en caser une. Pour que son grand réapprentissage de spectateur aie une chance de voir le jour, il allait lui falloir prendre beaucoup sur lui…
Gaël Lépingle