– Je hais les samedis à Lussas comme je vomissais les dimanches quand j’étais gamine, tonna Martine. Ça se vide de partout, ça sent l’ennui prochain, les atroces fins de mois d’août et la rentrée qui pue. Beuh !
Le concert du Green battait son plein et Franck n’entendait pas la moitié de ses paroles. Il hurla dans ses oreilles :
– Moi j’ai passé la semaine à croiser des gens qui me demandaient « qu’est-c’tu deviens ? » ; à force de répéter chômage ceci et galère cela, j’ai presque l’impression que c’est une activité à part entière !
Martine lui décocha un demi-sourire.
– T’as fait ta liste au moins ?
C’était le rituel : le best of de la semaine toutes catégories confondues. Elle se colla un peu plus à lui :
– Si t’avais eu le courage de te lever ce matin, il y a un film qui t’aurait suffi, à lui seul. Mais on peut pas courir tous les lièvres, n’est-ce pas ?
Franck ne releva pas cette nouvelle allusion à ses virées nocturnes. Lussas c’était ça aussi.
– Bon, c’est quoi ce film ?
– Toi, Waguih : c’est un film pour toi, pour nous ; un film où les enjeux généalogiques se résolvent par quelque chose… de l’ordre de la scénographie.
– Ça existe encore ?
– Oui monsieur. Un fils et son père, deux corps, deux formes dont la place dans un cadre en dit plus que bien des discours : la question de la bonne distance n’est pas psychologique, elle est toujours physique. Les enjeux d’espace permettent une résolution proprement, et peut-être même uniquement, cinématographique.
Le fils demande des comptes, le père rechigne au souvenir, renvoyant la quête du fils à sa vanité. Le film se nourrit de cette limite, en tire tous les bénéfices : quand les mots sont trop difficiles, il restera la mise en scène des corps pour dire l’amour.
– Oui, c’est arrivé de temps en temps cette semaine, de différentes manières : La Lettre jamais écrite, Le Ciel tourne… Des films qui tâchent de croire encore au plan, en tentant d’inventer les conditions nouvelles de sa possibilité.
Martine prit un air taquin :
– Tu vois tout est jouable, même filmer ses parents ! L’important, je crois, c’est qu’il n’y a pas de cinéma possible sans le fantasme de son innocence… ni de véritable modernité qui ne recherche la possibilité de son classicisme.
– C’est pas le tout ma belle, mais moi je vais danser.
Franck se fraya un chemin jusqu’au centre de la piste. Martine le suivit des yeux, puis se commanda une dernière Bourganel myrtille. La trentaine se déposait doucement sur elle ; à peine quelques fils de temps inquiétaient les traits si fins de son visage. Elle réalisa qu’elle serait sûrement amenée à croiser Jérôme pendant l’intégrale Godard à Beaubourg.
Est-ce qu’ils allaient s’adresser la parole ?
Plus personne ne la prenait pour Lillian Gish, ça lui manquait un peu.
Gaël Lépingle