Chronique lussassoise

La nuit avait été longue. Promenade champêtre après la fermeture du Blue Bar, puis Franck l’avait laissée rentrer seule au camping. Martine, un peu ivre, étendue devant sa tente, se projetait des images anciennes sur fond de nuit noire. Elle pensait à Jérôme : sa Jalousie, sa possessivité… Et sa tristesse aussi, comme seule relation possible au cinéma : celle d’une messe déjà dite dont ils étaient les officiants jamais synchrones.

Au matin, touillant son caté devant un

Franck groggy :

– Eustache disait qu’il travaillait contre la modernité.

– Faut pas forcément le croire.

– Oui mais c’est bizarre, les cinéastes que j’aime sont souvent taxés de réac.

Blain, Truffaut, Eustache…

Franck maugréa, les yeux mi-clos, dans un effort surhumain pour articuler :

– D’t’façon les réacs y paraît que c’est nous maint’nant, repliés sur nos vieux acquis de 36 ! Alors qu’un monde nouveau pourrait s’ouvrir à nous : art contemporain,

Europe, nouvelles frontières… Allez hop, roulez jeunesse !

– La modernité serait-elle forcément néolibérale ?

Franck esquissa un sourire, et tenta d’ouvrir complètement les yeux.

– Je crains le pire.

– Au fond c’est logique, continua Martine. Le cinéma s’est vécu très tôt comme rédempteur, comme devant arracher les choses et les êtres à la mort. Leur chercher une maison, un refuge à l’abri du temps, c’est vivre dans une inquiétude, un souci de préservation qui ne va pas forcément dans le sens de l’idéal progressiste forgé au XXe siècle : homme nouveau et grands commencements.

– Ouais je vois, le cinéma-mausolée, Godard et ses Histoires. La pulsion d’antiquaire ?

– On pourrait imaginer, par exemple, que le Réel (petit ralenti guttural sur le R) est une invention, presque une idéologie, qui a justement permis de lutter contre la fatalité de la disparition et la tentation nostalgique du repli sur soi…

– Que ce soit une idéologie, c’est certain, ricana Franck. Ça n’existe pas dans la nature !

– Voilà. D’un côté, une éthique du Réel dans la lignée de 68 – pour aller vite.

– Tu prends du sucre ?

– De l’autre, l’essor des films-concept, à la radicalité affichée, sinon effective. Tout ça est très politique : il s’agit chaque fois de penser la possibilité d’une langue moderne débarrassée du lourd outillage du XIXe siècle, des formes romanesques aliénantes. C’est excitant… mais j’arrive pas à suivre, et je sais pas pourquoi.

Martine s’arrêta. Ils replongèrent dans leur pensée comme dans leur café.

– Il faut prendre ça comme un jeu, pas trop sérieux, essaya Franck. Les gens occupent des places pour se donner une identité mais rien n’est si figé. Souviens-toi Visconti : « Si nous voulons que rien ne change, il faut d’abord que tout change ».

Avec le souvenir du beau Burt Lancaster

Le café leur sembla tout d’un coup moins amer.

Gaël Lépingle