Chronique lussassoise

Le jour tombait. Martine et Franck avaient décidé de fêter leur premier coup de cœur, Papy-Mamie, en zappant la séance du soir pour s’offrir un bon dîner. Mais malheur :

Martine s’était prise à regretter que Le Cauchemar de Darwin ne soit pas programmé – elle l’avait raté à Paris, tout le monde en parlait tant, et c’était un film si nécessaire. Franck recracha illico sa bouchée dans son assiette :

– Un délice. Le pire cliché de l’Afrique, maintenue dans un statut de super-victime, et servi par le bon occidental coupable.

Ces pauvres Africains ils ont le sida, ils s’entretuent, je t’en passe… La séquence avec le gardien est un vrai festival : filmé de profil, les yeux bien révulsés, chuchotant sur fond de nuit opaque, ça lui donne un air de cannibale parfait. C’était pas compliqué de le filmer de face, d’homme à homme, non c’était juste inimaginable. Tous les personnages sont instrumentalisés dans une fascination de la violence qui cherche le pire pour les besoins de sa démonstration. Et que je me repais de ces putes éplorées devant l’image de leur copine assassinée, hum, en bon judéo-chrétien-sado-maso j’adore, vas-y fais-moi mal, j’achèterai plus de poisson, promis !

Martine éclata de rire.

– Quand même, t’abuses, il paraît qu’il y a au moins un vrai souci de forme…

– À fond. Aboiements et décollages d’avions en Dolby aux quatre coins de la salle, ça c’est cinoche ma vieille ! Narration à suspense, montage choc, yeah !

Martine crut un instant que Franck allait monter sur la table. Mais non, sa logorrhée le clouait heureusement sur sa chaise :

– Le réal’ a top intégré – en tout bonne foi, c’est tragique – le discours dominant : je fais pas de reportage, mon film s’attache moins à livrer des infos qu’à la description poétique des êtres. Il faut oser ! L’émotion se déploie ainsi sur les bases d’une bonne – ou mauvaise, ici c’est la même chose – conscience qui se croit tout permis. C’est littéralement de la PUB : contre les méchants, c’est plus sympa qu’une nouvelle pub pour McDo, mais ça n’a STRI-CTE-MENT (Franck détacha voluptueusement les syllabes) rien à voir avec un point de vue cinéma.

Martine se méfiait toujours un peu de ce genre d’oukase. D’autant que la critique avait été très favorable au film. Franck décolla complètement :

  • Mais les critiques se laissent taper dessus par le chantage à la culpabilité vu qu’ils n’ont aucune culture documentaire…
  • Tu ne peux pas dénier aux gens qui aiment le film que c’est un film !
  • Et pourquoi pas ? Je préfère passer pour un conard intolérant, parfois ça fait du bien même si c’est pas très pédagogique !

Martine profita du répit pour mâcher la salade qu’elle avait dans la bouche depuis quelques minutes. Elle servit à chacun un verre de vin, leva le sien et, lumineuse :

– Il faudrait montrer Ophuls. Plus sou-vent, constamment, tout Ophuls.

– Rien qu’Ophuls.

Gaël Lépingle