L’heure du retour : cinq ans qu’elle n’était venue à Lussas. Tout s’était décidé à la dernière minute. Martine avait dit oui à Franck, oui, je te suis, je serai avec toi. Une tente igloo, un billet de train, un gel douche et un livre de Susan Sontag, le tour était joué, l’affaire conclue. Elle commençait à se trouver un peu usée pour ce genre de plan, mais en arrivant tout s’était adouci. Sa première pensée fut pour Jérôme: quatre ans qu’ils ne s’étaient vus. C’est Franck qui lui donnait des nouvelles: pas de Lussas cet été pour leur compagnon, pour cause de tournage. Son premier. Martine tentait d’imaginer ce film dont elle savait si peu, lorsque Franck débarqua dans la file d’attente de la programmation Guy Gilles.
– Je vais peut-être te laisser, s’il reste des places au séminaire de Marie-Jo ça me tenterait bien.
Elle acquiesça. Ils plongèrent un instant dans le catalogue. Autour d’eux, les conversations s’animaient peu à peu.
« C’est vraiment pour les braves, venir un quinze août, faut le vouloir. J’ai loupé un super week-end de copains ».
Franck était décidément branché séminaires: « Arts contemporains ça commence jeudi, ça te dit? ». Martine, plus volage, refusait le système des inscriptions et préférait choisir au coup par coup.
Franck insista :
– C’est le grand débat en ce moment !
Regarde l’évolution : c’est dans les années 1990, avec le documentaire, que « dispositif » est devenu un autre mot pour dire mise en scène. Il fallait trouver des solutions de cinéma qui ne soient plus tributaires du langage classique, de la scénographie. Mise en scène du réel, dialectique entre saisie du réel et volonté narrative… c’était ce qui permettait de tisser une histoire dans les filets du cinéma direct. Aujourd’hui cette foutue notion de dispositif a emmené l’écriture docu…
– … vers les rives de l’installation, des arts plastiques et patati !…
– Martine !, fronça Franck énervé. Eh oui, terminé : le dispositif comme système persiste, mais seul. Tout schéma se suffit, une image c’est déjà du texte : voici venu le règne du tout plastique !
– Mais Dieu merci. Quand tu vois l’état super dépressif de la fiction ici, en France… C’est bien par sa capacité à être traversé par ces enjeux-là que le documentaire reste un genre plutôt vivant. Sinon bonjour la tristesse. Les enfants de Pialat se sont auto-détruits. Il reste ceux de Godard : Sornargaa et Des Pallières. Et ceux de Bresson : Green et Brisseau. Ça fait pas les doigts d’une main.
– Ouais enfin le fantasme du docu comme laboratoire de formes, il a vécu aussi.
Pas dupe de leur pose blasée, Martine s’empêcha de sourire. Le Proust allait commencer. Elle prit Franck par l’épaule :
– On fait le point dans une semaine ?
Gaël Lépingle