La navette pour Montélimar filait sur la route. Jérôme se redressa sur son siège. Les champs de luzerne, de poiriers, les vignes alentours formaient comme chaque année la dernière image de Lussas qui s’imprimerait en lui.
Pourtant des images, ce n’était pas ce qui manquait. Les réveils sous la tente à l’aurore, le ciel foudroyé, les hordes de campeurs rassemblés comme des réfugiés, les courses nocturnes sous le déluge pour trouver une salle pouvant projeter un film…
Devant lui, deux passagers masochistes en rajoutaient encore :
– C’est bien simple, ils sont maudits. Il y a deux ans, c’étaient les émeutes à l’entrée des salles. L’année dernière, l’état d’urgence occupait tous les esprits. Et maintenant, c’est la noyade !
Jérôme tenta mentalement de compter le nombre de films qu’il avait vu en une seule fois, sans interruption. Il y avait eu davantage de films entre les pauses que de pauses entre les films. Au moins on avait pu parler avec ses voisins, diverger sur Peippo, plébisciter Krier, causer Castro et météo. Devant lui, ça continuait :
– Entre les déprogrammations de films projetés quand même et finalement non mais si plus tard, entre les annulations en direct et les projections surprise, c’était un peu Fort Boyard, non ? On aurait dû organiser un grand jeu-concours : « Trouve ton film » , avec des médailles à gagner.
Jérôme détourna les yeux vers la vallée. Voilà. Paris, bientôt, dans quelques heures. Retrouver le monde quotidien… mais poursuivre, encore, bien sûr, les conversations sur les films ; en dégager des pistes personnelles et intellectuelles, en tâchant bien de ne pas séparer ces deux dimensions.
Car s’il y avait une question chère à son cœur, c’était toujours celle-ci : d’où parle-t-on ? Vieille antienne qui courait depuis Mathusalem, comme le furet des chansons d’enfance…
Les idées se précisaient, Jérôme aurait voulu pouvoir les dire à Franck ainsi : cette histoire de générations, qui l’obsédait. La façon dont les gens de leur âge s’étaient incorporés le discours de leurs aînés, alors qu’il ne correspondait pas à leur historicité de spectateur, de citoyen, d’adolescent. Jérôme ferma les yeux, imagina la scène, chez lui, autour d’un verre :
– Il y a de multiples raisons à cela, mais on peut imaginer que cela tourne autour d’une transmission verticale et institutionnalisée. Jamais le cinéma n’a été autant enseigné, jamais il n’a fait l’objet d’autant de débats, colloques et séminaires. C’est passionnant, mais il ne faut pas lâcher sur le sens que ça a pour chacun. Les enjeux de représentation du monde ne sont plus les mêmes…
– Alors au travail !
… répondit Franck, imaginairement. Car Jérôme s’était endormi, bercé par la route et par ses doux soucis.
Gaël Lépingle