Le Spleen de paris

« Quel est celui de nous qui n’a pas, en ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout dans la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »

Ainsi Baudelaire, en introduction au Spleen de Paris, décrivait-il son entreprise poétique : dresser le portrait d’une ville, de ses rues, de ses foules, de ses passantes entrevues fugitivement et dans le regard desquelles étincelleraient des promesses d’amour aussitôt perdues, et dans le même mouvement, grâce à cette fréquentation exacerbée des flux de la grande ville, inventer une forme d’écriture inédite, celle même des mouvements intérieurs de la conscience. Les films de Guy Gilles apparaissent comme un puissant écho cinématographique au projet baudelairien. Cinéaste topographe, Guy Gilles, de documentaires en fictions, du court au long métrage, semble ne filmer obsessionnellement qu’un seul et même film, où un lieu réel – Paris – devient, par le montage fragmenté, découpé en blocs d’immobilité, et par la puissance litanique de la voix off, un pur espace mental. Dresser le portrait de la ville revient à arpenter un territoire intérieur, se promener dans ses rues revient à errer sans fin en un labyrinthe mnésique, retomber toujours sur le visage d’une vieille femme fardée d’un mauve faisandé (Absences répétées) revient à dévisager une obsession morbide, celle du temps qui passe et de la mort qui vient.

La topographie de cet espace mental est rigoureuse, construite selon un montage et des motifs récurrents : dans Côté court côté champ comme dans Absences répétées, des plans fixes des rues de Paris où la foule anonyme des passants semble un lent défilé de somnambules flottants (« Que regardent-ils ? – À quoi rêvent-ils ? »), alternent avec des plans fixes et longs de jeunes garçons ou de jeunes filles aux beaux visages mutiques, regardant fixement la caméra, sortes d’anges qui semblent les seuls survivants dans la ville de pierre. Dans un Paris filmé comme une ville fantôme, la caméra de Guy Gilles s’attache à enregistrer les lieux vides, pareils à des ruines, hantés par des « traces », des « signes » : le jardin des Tuileries, dans le film éponyme, est « une île ouverte sur la ville » mais une île déserte, qu’un homme regarde de loin, à travers le grillage qui semble enclore le jardin comme le lieu interdit d’une catastrophe ancienne. Le guignol vide, les chaises vides, le gant perdu sont autant de vestiges qui témoignent de gestes de vie, disparus dans un temps englouti ; et le regard de la caméra qui se pose sur eux, seul œil à pénétrer dans cette zone abandonnée, semble appartenir à une temporalité suspendue, un temps mort.

Les films de Guy Gilles installent cette étrange temporalité, sans événement, atone, étale, produisant des perceptions ambiguës : douce rêverie, vague et aléatoire, ramenant à soi les images comme autant de fragments de mémoire (Ciné-Bijou, Les Cafés de Paris…) ; angoisse d’un présent impossible à saisir, où tout moment vécu devient immédiatement souvenir. Dans Absences répétées, François semble mourir de ces absences au présent, de ce que tout « file » sans jamais tenir, la drogue étant alors peut-être pour lui la tentative désespérée non pas de la fuite, mais au contraire de la « fixation » du présent, d’une image du présent.

Dans Ciné-Bijou, Guy Gilles fait le portrait d’un tombeau de mémoire, un lieu presque en ruine, mais qui garde en lui le temps passé et réanime les souvenirs, les images mortes. D’abord apparemment banal, le cinéma – plus exactement l’avant-salle, arpentée par les spectateurs, où sont affichées les visages des stars – devient au fur et à mesure de ce court film, un lieu de transfiguration où le réel se confond, s’incruste littéralement au fantasme : dans ce boudoir de lumière et d’ombre aux murs tapissés d’affiches et de grands miroirs, un enfant caresse les images de papier, embrasse le visage d’un acteur. Le profil de l’enfant se découpe en silhouette contre le profil du visage photographié, dans les miroirs son reflet côtoie celui des icônes figées. Réifié par l’immobilité et le silence, le corps vivant s’amalgame au décor ; rassemblés en un même reflet, territoire commun, le visage du rêveur et le visage rêvé ne sont plus qu’une seule et unique image.

Safia Benhaïm