Les liens du sang

Malgré des prémices peu engageantes sur lesquelles plane l’ombre dévorante de la télévision (ballet aquatique de dauphins et couchers de soleil carte postale), La peau trouée est une épopée humaine et cinématographique hautement captivante. Passé les premiers plans d’ouverture, ce que l’on pressentait comme un reportage de plus sur la pêche en haute mer – avec commentaire obligé sur l’état des forces économiques, juridiques et écologiques en présence – s’avère en fait une fausse piste. En effet, le beau film de Julien Samani, au titre énigmatique, ne s’intéresse pas aux lois élaborées à Bruxelles ou ailleurs qui fixent les différents moratoires, quotas ou autres sanctuaires marins. Pas plus qu’il ne dresse le portrait d’une catégorie socio-professionnelle au bord de l’épuisement, ni ne milite en faveur de la protection d’espèces en voie d’extinction. Autant de « sujets » certes d’importance, mais largement balisés par les grands médias de l’audiovisuel ou de la presse écrite. De fait, La peau trouée est une aventure sensible d’une tout autre envergure. Tendu vers un unique objectif, une pêche sanglante, le film est un document rare sur une forme de vie enracinée dans des temps immémoriaux.

Embarqué pendant quinze jours avec cinq pêcheurs de requins-taupes au large de la mer d’Irlande, Julien Samani enregistre des gestes séculaires qui visent à la féroce mise à mort de dizaines d’énormes poissons. Conçu comme un triptyque, le voyage auquel nous sommes conviés démarre sur un rythme léger. Manger, prendre le quart, dormir, scruter le ciel, rester en contact radio, préparer les appâts, jeter les filets : autant d’actes de la vie quotidienne à bord d’un bateau mais effectués, paradoxalement, dans un quasi mutisme.

Si dans notre monde résolument dévolu au bavardage de la communication ce resserrement de la parole peut dérouter, il est en revanche l’une des clés du film. Cette pénurie de mots ouvre indéniablement un vaste champ de possibles pour le cinéma, qui ne passe plus seulement par l’information verbale ou l’injonction. Il faut donc lâcher prise. Abandonner un certain nombre de repères pour s’attarder sur les visages de ces marins taiseux qui brûlent de leur présence la pellicule. Sans se douter que la mort à venir git déjà dans les sourires complices à peine esquissés, ou les regards, exceptionnellement « caméra », comme si celle-ci s’était peu à peu éclipsée.

C’est pourtant par un cri puissant (« Fish ! ») que le film, rompant avec son rythme nonchalant, bascule brusquement dans une dimension archaïque pour le moins imprévisible. Une fois la présence des poissons avérée, le moment de la pêche proprement dite vire au rituel primitif. Se penchant dangereusement au-dessus du bastingage, harponnant, à l’aide de puissants crochets et à une cadence infernale, les proies emprisonnées dans les mailles du filet, les hommes transforment la parcelle d’eau de mer sur laquelle ils opèrent en un champ de bataille sanguinolent. En transes, comme possédé par la tâche à accomplir, l’équipage œuvre sans discontinuer dans le bruit assourdissant des machines, et c’est le cœur parfois bien accroché que l’on assiste à la métamorphose de la cale du bateau en salle mortuaire.

Serait-ce la violence convulsive de ces étranges créatures marines ? La construction d’un climax parfaitement dominé (avec progression graduelle, acmé et retour à la normale) ? La captation instinctive d’un climat sacrificiel au voisinage des écrits théoriques de Georges Bataille ou des crucifixions colorées de Francis Bacon ? Toujours est-il qu’une obscure tension érotique travaille ces images. Car c’est le propre des grands récits cinématographiques, notamment, que d’échapper à la raison et à la volonté de maîtrise de leur créateur. Une perte, souvent décisive, pour que le cinéma s’ouvre à une pluralité de lectures ou de sensations. Et que le spectateur soit (at)tiré vers des zones plus sombres de la psyché où la complexité des expériences humaines s’exprime sur un autre mode, ici ésotérique.

Engagé dans une recherche forcément insensée et dérisoire, Julien Samani renoue sobrement avec la grande tradition du cinéma direct. Ses images, ce qui n’est pas rien du point de vue de la transmission de l’art cinématographique, en convoquent d’autres. Les épopées lyriques et poignantes de l’Italien Vittorio de Seta, ou les films (estampillés Office National du Film) des Québécois Michel Brault et Pierre Perrault, recueils fascinants sur la pêche traditionnelle au large de la Sicile (Contadini del mare, 1955) ou dans le fleuve Saint-Laurent (Pour la suite du monde, 1963). Sans aucune concessions au folklore, avec pour seuls commentaires sonores la clameur des hommes, le tumulte des flots et le bruit des machines, La peau trouée s’inscrit à son tour dans une mémoire qui lie le geste à la technique.

Éric Vidal