Rarement un photographe aura été, comme Evgueni Khaldei, l’instrument et le jouet de l’Histoire, celle de l’URSS. Il y voit le jour en 1917, assiste à la quasi-disparition de sa famille dans les pogroms et travaille dès l’enfance pour échapper à la famine. Pourtant, il trouve encore l’énergie et la passion pour être un primitif de la photographie, plus de quatre-vingts ans après son invention.
C’est cet engouement opiniâtre qui le mènera en 1936 à l’agence Tass, pour laquelle il couvrira la guerre de libération menée par l’Armée Rouge, le procès de Nuremberg et l’exercice du pouvoir par Staline, le vénéré Père des peuples.
Photographe en uniforme, intuitif, opportuniste, il opère sur les mêmes théâtres, d’égal à égal, avec ses concurrents occidentaux, Robert Capa sûrement, Lee Miller, peut-être.
Instrument de l’Histoire, donc, tant ses images emblématiques ont pu galvaniser le moral des troupes et le sentiment patriote, tout comme elles ont contribué au culte des chefs, Staline d’abord, Joukov et Malenkov ensuite.
Victime de la tyrannie totalitaire de ce régime après la guerre, car de confession juive, marqué du « sceau de Caïn » aux yeux des autorités, Khaldei fut de plus coupable d’avoir trop voyagé, et d’être entré trop souvent au contact de l’occident. Pour ces deux « fautes », l’agence qui l’employait lui appliqua strictement les règles d’une épuration planifiée, le réduisant à gagner péniblement sa vie avec des reportages folkloriques destinés à des publications de deuxième ordre.
Au delà de la biographie circonstanciée d’un destin de photographe, ce film offre, en filigrane, une réflexion sur les rapports entre l’image et l’Histoire.
Ici, la représentation que nous pouvons nous faire de cette période procède de trois sources.
D’abord, par le truchement de l’interview, par la parole même du photographe qui se souvient, nous entrons de plain-pied dans un récit détaillé qui ne trouve sa limite que dans la pudeur et la douleur du narrateur.
Ensuite, dans les photographies présentées et commentées par Khaldei, c’est une histoire symbolisée dans l’acmé d’un événement, dans « l’instant décisif » d’une action, proche du mythe quand Joukov chevauche son Pégase sur la Place Rouge, mais dont le rusé Staline démontre l’ambiguïté tant il maîtrise lui-même, comme sujet de l’image, l’instant du déclenchement et le sens de la situation. Les images que le vieux photographe présente à la caméra sont saisissantes, improbables, presque miraculeuses. Les chances de réunir autant d’éléments signifiants en une fraction de seconde, sans que rien ne vienne en troubler le génial ordonnancement, sont infimes. Cependant, cinquante ans après la prise de ces clichés d’actualité, c’est avec une certaine gêne que nous voyons celles qui montrent le maître du Kremlin sous un jour si flatteur. Car désormais nous savons… et nous pouvons penser que, paradoxalement, la perfection de cette esthétique, qui propose chaque événement dans une « version définitive », semble amoindrir la capacité du document photographique à rendre compte avec justesse d’un fait politique, à fortiori des arrières pensées d’un chef d’état.
Enfin, en contrepoint de ces photographies extraordinaires, s’intercalent des passages d’actualités filmées, des documents cinématographiques bruts qui montrent sans effets des mouvements de troupes, des moments de débâcle…
Alors, quelle image juste pour l’Histoire ? Sans doute celle qui génère des effets de hors-champ, par l’intrusion dans la scène d’un élément incontrôlé ; une représentation qui se laisse investir par la présence du réel et par les faits tels qu’ils sont. L’image filmée y semble le plus propice tant qu’elle échappe à la coupe et au montage orienté. Les photographies d’Evgueni Khaldei laissent peu de place à l’équivoque. Göering est un vaincu soumis et ridicule auprès duquel on pose comme avec un monstre de foire, tandis qu’un Staline patelin reçoit des fleurs et embrasse des enfants.
Si l’effet de hors-champ rentre dans la photographie, c’est comme par effraction, profitant de l’inattention du reporter. À ce titre, l’anecdote des deux montres au poignet du soldat soviétique à valeur d’exemple. Il s’en fallut de peu, sans la vigilance d’une rédaction d’agence aux aguets, que le glorieux spadassin de l’armée rouge ne passe pour un pillard, un détrousseur de cadavre, jetant l’opprobre sur une cause plus que noble. Un peu de retouche, et revoilà une image parfaite, prête à faire le tour du monde, chargée d’une vérité relative.
À travers l’émouvant personnage d’Evgueni Khaldei, qui ne peut opposer aux années de désillusion qu’un peu de fierté légitime pour son travail, et le droit d’être filmé en paix sur la Place Rouge par des caméras occidentales, on constate, une fois encore que la vie, la dignité, le talent consciencieux disparaissent dans la dictature… même l’objectivité de l’instantané photographique.
Christophe Mauberret