La métamorphose permanente

Interview de Arnaud des Pallières à propos de Disneyland, mon vieux pays natal

Dans Disneyland, mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières déploie un mode narratif qui nous a étonnés par son originalité autant que par sa densité. Déchiffrage en forme d’entretien.

Dans le cadre de la série documentaire « Voyages Voyages », Arte vous a commandé un « carnet de voyage où le commentaire est conjugué à la première personne et dont le premier geste est le choix d’une destination ». Pourquoi avoir choisi Disneyland ?

Par défiance à l’égard du voyage et de l’exotisme. Par refus d’avoir jamais à me trouver en position de pilleur d’étrangeté et de différence. Par refus d’aller « filmer l’autre », comme on dit. Parce que quatre-vingts pour cent au moins du documentaire qui se fait, c’est ça : I’« autre » comme matière première inépuisable. Le documentaire comme super-loisir, comme safari pour cinéastes avec alibi éthique, et qu’on refourgue plus tard à des téléspectateurs qui, eux, n’ont l’argent que pour en rêver.

Disneyland est un lieu vulgaire, sans noblesse et sans « authenticité ». Mais où flottent beaucoup de fantômes pour ceux dont l’enfance a eu lieu quelque part entre le début des années soixante et la fin des années soixante-dix. C’est un des lieux honteux de notre civilisation, mais aussi de notre intimité. Le « nous » que j’emploie est dépourvu de toute joie communautaire. Il veut dire « nous, la première génération d’enfants, dans toute l’histoire du monde, qui a été considérée comme une génération de consommateurs à part entière ». Voilà notre titre de gloire, voilà la raison de la tristesse qui baigne le film, et voilà pourquoi il m’a semblé important d’aller là, à Disneyland, dans cette espèce de nombril du monde occidental.

Dans le film, vous citez cette phrase entendue à la radio disant que « faire de la géographie est une manière de faire de l’histoire » et que « voyager dans l’espace est une façon de voyager dans le temps ». Selon vous, de quelle destination relève l’enfance ?

Vous voulez dire de quelle « dimension » ? Espace ou temps ?

Oui.

Les deux. Ou peut-être aucune des deux. Franchement je ne sais pas. Et je doute même qu’un enfant en sache plus que nous à ce propos. L’enfance n’est sans doute ni un lieu, ni un temps, l’enfance est une idée. C’est même une idée relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Pour le monde occidental, je ne sais pas, je ne suis pas spécialiste, mais ça doit dater de la fin du XVIII ou du début du XIX*. Peut-être que ça date de Rousseau. De l’Émile. Avant, il n’y avait pas d’enfance telle que nous l’entendons aujourd’hui. Regardez, de la peinture des primitifs italiens jusqu’à la grande époque flamande, les enfants sont des adultes miniatures, des adultes inaccomplis, des êtres en devenir et non pas des êtres en eux-mêmes considérables. On dit que dans notre corps d’adulte, il ne reste sans doute plus une seule cellule ayant autrefois fait partie de notre corps d’enfant. Pas étonnant que l’adulte que nous sommes et l’enfant que nous avons été soient si étrangers l’un à l’autre. L’enfance, nous ne pouvons que l’inventer.

Monde breveté de l’enfance, Disneyland est aujourd’hui un univers mental très largement partagé. Pour échapper à ce regard commun, et tout en respectant votre cahier des charges (Arte, Disney), quelles questions de cinéma (images et sons) vous êtes-vous posées ?

Je ne me suis pas vraiment posé de questions pour échapper au « regard commun », comme vous dites. || n’existe pas de regard commun, heureusement. Et ce n’est pas le tait d’avoir un regard singulier qui distingue l’artiste (chaque regard, j’imagine, est singulier). Non, ce qui distingue l’artiste, c’est, à travers une technique, à travers une connaissance de la tradition, une certaine capacité à faire partager son « point de vue ». Mais pour revenir à votre question, oui, certaines contraintes techniques ont été déterminantes. Premièrement, l’usage d’une caméra vidéo numérique. J’ai toujours détesté la nature de l’image vidéo à qui, pour aller vite, je dirais qu’il manque à la fois le temps et l’espace. La vidéo ne sait filmer ni la matière, ni la durée. La vidéo est une métamorphose permanente et n’est pas, comme le film, un battement et un défilement, plus proche en cela de notre conception occidentale du battement et du défilement du temps (Gertrude Stein avait magnifiquement montré le lien entre son écriture et le cinéma, dans leur mimétisme au battement du temps, « toujours le même, toujours différent », comme la succession des photogrammes). Or le temps est sans doute mon sujet et matériau de travail favori. Il m’a donc fallu torturer un peu cette caméra pour lui faire cracher autre chose que les réglages d’usine, et obtenir cette matière d’image si proche des home movies en Super 8 des années soixante, avec ce battement et ce grain. De la durée et de la matière. Du temps et de l’espace. Deuxièmement, l’impossibilité du son direct, pour des raisons liées à des questions de droits musicaux. D’où nécessité de recréation, par Martin Wheeler, de la totalité de l’espace sonore. Troisièmement, le montage virtuel sur ordinateur. Tous ces éléments conjugués ont concouru à donner à ce film son aspect synthétique et mental, presque abstrait.

Dans votre dispositif, comment est pensée la place du spectateur ? La spécificité du lieu, Disneyland, vous a-t-elle amené à concevoir cette place de manière différente par rapport à vos œuvres antérieures ?

Je ne pense pas en termes de « dispositif ». Je n’ai aucune volonté ni conscience de « mettre en place un dispositif », comme on tendrait un piège pour saisir du réel ou de la vérité ou je ne sais quoi d’autre. Mes principaux gestes de mise en scène, c’est-à-dire d’interprétation de la réalité, sont liés à une culture qui est celle de la distance. Quelle sorte de distance, quelle bonne distance mettre entre l’objet regardé et celui qui le regarde, et pour cela, quels seront les meilleurs instruments (une « bonne distance » pour moi est une distance qui permet l’ouverture d’un espace critique, doublé d’un espace d’appropriation).

Disneyland, mon vieux pays natal est un voyage mental puisqu’il est avant tout un voyage dans le temps de l’enfance. J’ai donc pensé que la meilleure place pour le spectateur serait d’être dans ma tête. C’est ce que tente le film. Dans de bonnes conditions de son et d’image, le spectateur est comme dans ma tête. Il perçoit la réalité telle que je me la représente, c’est-à-dire telle que je me la déforme. Il perçoit mon interprétation de ce monde mais sans discours spéculatif. Et avec juste un peu, un minimum, de narration.

Je voulais proposer au spectateur le film non pas comme spectacle mais comme expérience. Mentale, sensorielle, affective, etc. J’avais déjà eu cette idée, cette envie pour Drancy Avenir. Je voulais que le film soit une expérience et non un spectacle. Qu’il soit une aventure mentale dans le temps, dans les textes. D’ailleurs, Drancy Avenir et Disneyland sont des films qui ont ceci en commun qu’ils sont tous deux, pour le spectateur, une aventure dans le temps. Le temps est le sujet et le matériau de ces deux films. D’où leur nature quelque peu « hypnotique ».

Il peut sembler paradoxal de prétendre relever d’une tradition de la distance tout en avouant fabriquer des objets d’hypnose. Pourtant, ce paradoxe est exactement l’endroit de travail où je me trouve en ce moment.

Dans ce film qui se présente notamment comme un voyage vers l’enfance, vous vous appuyez sur certains auteurs de science-fiction ou d’anticipation. Disneyland est-il aussi un film sur notre devenir ?

Non, et je me méfie de tout ce qui prétend parler de notre futur. Si Disneyland représente honnêtement quelque chose de notre présent, c’est déjà bien. N’en demandons pas plus aux films, sinon ils vont finir par se mettre à mentir. L’anticipation ou la science-fiction sont des genres codés qui ont toujours eu pour vocation de parler du présent. Le futur ne leur a presque toujours été qu’un pur prétexte de déplacement critique. Et je suis même frappé, à les lire encore aujourd’hui, de voir à quel point certains bons auteurs d’anticipation font parfois de merveilleux historiens en nous parlant si bien de notre passé. Si nous voulons connaître un peu quelque chose de notre futur, il convient, je crois, de lire Tacite ou Thucydide plutôt qu’Asimov ou Van Vogt.

Entretien préparé par Benjamin Bibas et Eric Vidal.