Les plus belles œuvres cinématographiques sur l’enfance sont bien souvent rongées de l’intérieur par un sentiment indéfinissable de perte et d’absence (à soi, aux autres, au monde réel). Plongée au cœur du Disneyland de Marne-la-Vallée, archétype « monde de l’enfance » dans sa version « produits dérivés » la plus aboutie, le dernier film d’Arnaud des Pallières est la troublante tentative d’un retour aux sources, celles de l’enfance précisément, contrée nébuleuse s’il en est où le « réel » fuit de toute part. Les récits et les images, pourtant familières, de la foule des visiteurs et des personnages du parc, acquièrent dans l’accumulation, la répétition de certains plans, le grain et les différentes vitesses de défilement un caractère parfaitement insolite. Ils s’hybrident avec les musiques et les matières sonores conçues par Martin Wheeler pour accoucher d’un objet perceptif et sensoriel d’une inquiétante étrangeté, travaillé par le désir, la maladie et la mort.
À l’instar de H.G. Wells, cité dans le film, la machine à remonter le temps de des Pallières prend la forme d’un jeu de pistes complexe, tantôt montagne russe avec sensation « d’écrasement imminent », tantôt manège (dés)enchanté. Pas de lignes droites ici, ni de chemins balisés ou pré-digérés, mais une succession de zigzags narratifs entre détours poétiques et bifurcations philosophiques qui empruntent à la littérature, au conte ou encore à la science-fiction. Captivé par l’omniprésence de la voix-off – comme les rats et les enfants du conte de Hamelin envoûtés par le son de la flûte –, on sent pourtant confusément que nous ne serons pas guidés ou pris en charge par elle. De fait, convoquant de nombreux doubles (P. K. Dick, W. Benjamin, R. Kipling), des Pallières déploie et orchestre, dans son sens le plus musical, un récit polyphonique qui nous égare, tel le Petit Poucet, dans une forêt d’histoires à la profonde mélancolie.
Ce brouillage du sens – et « des sens » – n’est pas une perte mais bien un gain pour le spectateur, invité à se livrer à une déambulation périlleuse dont il n’a plus l’habitude, tant le cinéma est trop souvent aujourd’hui affaire de propagande et de reproduction du même plutôt qu’espace de liberté, de prise de risque et d’altérité. Entremêlant fragments littéraires, informations statistiques brutes (la litanie des chiffres du début du film qui en évoque bien d’autres, de sinistre mémoire), commentaires glaçants ou ironiques et scènes (supposées) vécues sur place (la rencontre avec Monsieur Robert ou l’étrange histoire de l’enfant aveugle avec sa chute inattendue), des Palliéres crée un rhizome d’une grande richesse sensible. Point de discours vertical donc, distillé d’en haut par un réalisateur démiurge « qui sait », mais des horizontalités foisonnantes qui, en plaçant en permanence le doute et l’indétermination au cœur du dispositif cinématographique et marchand (le parc de loisirs), mettent la pensée et l’imaginaire du spectateur au travail.
Cheval de Troie fragile mais résolu, immergé au sein de la multinationale du rêve formaté, Arnaud des Pallières contamine en profondeur un système qui, au final, s’avère d’une extrême porosité. De fait, s’approchant cercles concentriques de son dur, l’enfance, des Pallières éclaire notamment sous des angles inédits la notion de réel (Phillip K. Dick : « La réalité c’est ce qui, lorsqu’on cesse d’y croire, ne s’en va pas »), et interroge la place du simulacre, des « puissances du faux » et de la croyance à l’œuvre dans toute représentation spectaculaire ou artistique.
Dans l’entrelacs des images, des sons et des textes, ce « vieux pays natal » dans lequel nous avons tous baigné exprime alors une noirceur insoupçonnée. Hanté par le retour des spectres, traversé de fantômes, Disneyland, par ses architectures concentrationnaires et ses images de trains en partance pour une destination que l’on n’ose à peine imaginer, trace aussi en filigrane les devenirs d’une humanité en proie à un cauchemar éthique et esthétique généralisé.
Éric Vidal