Un comte en hiver

Le Solitaire du château du Fresne est un film dont se dégage une infinie mélancolie.

L’hiver en Normandie, un château à la façade décrépite, les arbres nus dans l’allée du parc, la buée sur les vitres forment le décor d’un lieu de vie loin du monde. Alain du Périer de Larsan – ancien résistant, déporté à Dachau, devenu châtelain gentleman-farmer, élu et réélu maire de sa commune – se confie. Il livre un peu de son chemin parcouru aux antipodes d’une « culture de classe », son engagement pour ses concitoyens, son irréductible fidélité aux idéaux humanistes.

A la demande de Roseline, la fille d’Alain, Pierre Beuchot accepte d’être un passeur, un accompagnateur pour approcher cette figure lointaine d’un père dont elle vient de découvrir l’existence. Roseline, toujours hors champ, qu’on entend à peine vouvoyer le vieil homme lors de rares entretiens. La voix-off d’un narrateur rapporte certains de leurs dialogues, impossibles à enregistrer. Comment entrer en relation avec ce noble inconnu ? Quelle est la probabilité d’une rencontre avec une solitude si dense qu’elle l’enveloppe d’un voile ? Grâce à la caméra, en une semaine de tournage à peine ?

Filmant lentement les albums de famille, les pièces du château, les immenses portraits d’aïeules – comme si ces défuntes inconnues étaient les seules dont le vieil homme accepte la tendre présence – Pierre Beuchot approche « son » sujet sans jamais le réduire à un portrait d’aristocrate, même atypique, tels ceux qui ornent les murs. Seuls de prudents mouvements de caméra semblent convenir à cette âme forte à la tristesse discrète. Humilité d’un projet de cinéma qui, s’il donne à entendre de nombreux souvenirs (la perte irréparable du frère aimé, les camps, les engagements politiques…) ne peut – ne veut – parachever l’image d’un « grand témoin du siècle » comme les aime la télévision.

Au milieu de cette atmosphère hivernale un peu confinée, entre les ocres chaleureux du salon et les gris-verts humides de l’extérieur, Alain du Périer sort soudain de sa nonchalante distance. On était presque engourdi par ces plans crépusculaires pleins de la présence immobile de l’homme quand des mots lapidaires viennent cogner et statuer de façon définitive. Alors que la caméra le cadre regard baissé, le corps tranquillement assis dans son  fauteuil, sa voix s’élève avec force.

Une parole autoritaire, inflexible, passionnée aussi, avec, dans le timbre, un emportement entier auquel les années n’ont rien retranché. Ses origines ? « Un milieu imbécile, pour ne pas dire plus. » Les lauriers des ancêtres illustres ? « Mais qu’est-ce qu’ils allaient foutre en Terre Sainte ? » Les policiers français qui ont arrêté son frère, mort en déportation ? « Une bande de salauds. » L’invitation chez un cousin, ancien vichyste ? « Si j’y vais, j’aurai encore envie de lui rentrer dans les tripes ! » La guerre d’Algérie ? « Inadmissible. »

Diminué par la maladie, la respiration sifflante, il assène sans faiblir ses mots comme des couperets. Sécheresse de la parole, à peine atténuée par cette élégance qui le fait sourire de tout, même de l’évocation des souvenirs les plus tragiques.

On songe à ces figures de résistants légendaires croisées dans nombre de documentaires. Ici pourtant, pas de prestance donneuse de leçons ni de titres de gloire ostensiblement affichés. Même les compliments malicieux d’une amie sur son ancien pouvoir de séduction ou ses talents de chasseur ne déjouent pas sa lucidité désabusée. L’essentiel est loin des flatteries mondaines ou des remémorations des fastes du passé. La mort endeuille, et surtout emmure dans une douleur difficile à traverser. Mais de ces terres arides, Alain du Périer fait jaillir justement des sources vives, celles de la colère, de la conviction, du refus de renoncer, parfois seules expressions possibles d’une intelligence aux prises avec le chagrin.

Céline Leclère