Évidences commence par la mise en scène d’un geste initial. Représentation d’un ramassage d’objet. Geste symbolique puisqu’il ouvre le film en même temps qu’il lui donne naissance (sans cette première fois, pas de sujet). Alain-Paul Mallard, réalisateur et personnage principal, expose sa passion pour les objets mis au rebut. Comme il le dit si bien : « J’ai envie de leur donner une seconde chance ». Il les ramasse, les dessine, les classe parfois… et les déclasse. Difficile pourtant d’employer les mots de collection ou de collectionneur, même s’ils reviennent à plusieurs reprises, sans faire passer Alain-Paul pour un fou. Un énergumène.
Alain-Paul Mallard s’apparente plutôt à une sorte de taxidermiste. Il maintient ces objets en vie en les récupérant, mais moins pour les figer dans leur condition d’objet et les limiter à ce qu’ils représentent que pour leur offrir un sens, des sens. Leur ouvrir un espace propice au dialogue. Les questionner sur leurs histoires cachées qui sourdent, ouvrent des brèches, fêlures occasionnées par la chute (physique) mais aussi du fait de leur abandon. À la fois liens. À la fois supports. Cette récolte devient l’espace de projection de son univers intérieur, mais également un matériel prétexte à quelques jeux.
Le film avance au gré des rencontres qui paradoxalement sont toutes organisées dans cet espace clos qu’est l’appartement (en fait un décor…). Parallèlement à cela, les errances, les flâneries solitaires dans la ville sont consacrées à la quête de nouvelles trouvailles.
La première question qui vient à l’esprit: pourquoi ramasser ? Cette manie a commencé il y a six ans, nous dit-il, lors de son arrivée à Paris. La voix-off ne sera pas plus explicite sur le sujet. Nous comprendrons au cours des rencontres que pour Alain-Paul Mallard, ces objets sont comme des traces, des mémoires conviant à la lecture de deux (espaces) temps possibles. Traces de sa vie à Paris, mais aussi traces de ses racines, de son pays d’origine : le Mexique. En effet, s’il ramasse, extrait ces objets de l’oubli, s’il imagine leurs histoires, ce n’est que pour mieux faire resurgir la sienne. Les siennes. Le ter de chaussure ramassé l’est moins pour son statut d’objet utile que pour « l’usure » qu’il a acquise (patine qui dépend de la chaussure, qui dépend de la marche, qui dépend de l’individu, qui dépend de…). Mais que faire ensuite de ces récoltes ?
Les rencontres vont permettre d’ouvrir quelques pistes. Des jeux vont s’opérer ainsi que des tentatives d’organisation. Jeu de massacre avec l’Enfant. Jeu de rébus avec la Chinoise. Jeux où la parole s’efface laissant place à quelques bruits d’objets raclant le fond du réceptacle en bois et surtout à quelques rires, signe d’une communication qui s’établit. Procédé métonymique où des « phrases d’objets » se construisent sous nos yeux instaurant un autre type de présence à l’autre, une autre écoute. Jeux évoquant ceux de Roland Barthes ou de Georges Perec, ou encore ceux du chorégraphe Jérôme Bel et son Nom donné par l’auteur (pièce duo où le mouvement se limite à la manipulation d’objets, le sens étant produit par le rapport linguistique des objets). Jeux de classifications avec son ami le Penseur, par couleur, par forme, par matière… La totalité des éléments en présence s’agence alors et élabore une forme. Ces objets morts pour leur ancien propriétaire, ramenés à la vie par Alain-Paul Mallard et son compère, s’organisent comme des cellules pour donner une nouvelle figure, celle du Coelacanthe : animal symbole redécouvert vivant quand l’esprit collectif le pensait totalement disparu.
L’une des dernières séquences, le faux vernissage, confirme l’envie d’ Alain-Paul Mallard d’accaparer de nombreux territoires artistiques par l’intermédiaire de ses objets. En témoignent ses clins d’œil à la littérature, au dessin, à la photo, à la sculpture, à la musique, aux arts vivants… sans prétention et pleins d’humour. Gonflé pourtant, le sous-titre du film Cet obscur désir de l’objet! Mais il permet de rééquilibrer le côté abstrait du seul mot Évidences et d’éclairer davantage le spectateur. Gonflées aussi, les franches œillades à Agnès Varda! Mais comment faire sans qu’elle soit présente, étant donné le sujet ? Alors, un lion jaune à paillettes se désaltère fièrement au bord d’une fontaine Wallace près du lion vert bronze de Denfert. La couture s’opère en marabout, bout de ficelle… Qu’il glane ou qu’il grappille, Alain-Paul Mallard veut faire passer l’objet du statut de déchet, de détritus au statut d’objet d’art. Ces objets naufrages, comme il le dit avec son bel accent, acquièrent ainsi une certaine autonomie, une certaine liberté.
Sébastien Vin