Le choix d’Alexandre

À la suite de leur dernière représentation d’Hamlet – leur travail de fin d’études –, les élèves d’une promotion de l’école de théâtre d’Irkoutsk passent une dernière nuit ensemble. Dans les loges leur joie est à la mesure de la fougue juvénile. Alors qu’ils exultent, leur maître tonne, les reprend avec colère, leur reproche de n’avoir rien appris, puis les laisse à leur fête à l’abri des murs du théâtre. Ils vont vivre la dernière nuit de leur vie d’étudiants et se libérer du « maître », leur formateur et mentor.

« On ne joue pas avec ses émotions personnelles, c’est interdit ! », leur reproche-t-il, « l’histoire des personnages de Shakespeare n’est pas la vôtre ». En contrepoint se présente une jeune femme d’une autre école, étudiant la théorie du théâtre, qui évoque Stanislavski, dont un portrait orne d’ailleurs la loge. C’est sous ces deux auspices qu’Oren Nataf place son film. Le début semble une captation. Mais pour les rejoindre dans la loge après la représentation, le maître doit monter sur scène. Il entre symboliquement dans l’espace de jeu et le film dans la fiction. Ce choix de la fiction lui permet de faire, avec ses jeunes acteurs, un travail de recherche de distance. Ils jouent dans ce drame des rôles qui leur sont certainement proches. Utilisant le pouvoir de « concentration » que permet la fiction, le réalisateur et ses acteurs explorent le large spectre des  confrontations vécues par un groupe en bouleversement. Tout l’enjeu est là : une prise de conscience de ce que chacun est ou devient, de ce que chacun a vécu afin de créer des personnages d’une histoire qui a été ou aurait pu être la leur. De ce travail, la justesse peut alors surgir.

Oren Nataf filme les différents lieux en utilisant peu d’angles de vue. Bien loin de reconstruire la géographie du bâtiment, il crée autant de décors de théâtre juxtaposés. Sur ces scènes vont se dérouler les rencontres, les amitiés, les amours, les affrontements individuels ou collectifs durant quelques heures, jusqu’à la rupture. Pendant le repas, autour de la table dressée devant la scène ces jeunes adultes se découvrent. Leurs caractères s’affirment dans la recherche des autres et d’eux-mêmes. Au fil des toasts, alors que les recommandations du maître Viacheslav Vsevolodovich – peu de boisson, pas « d’étrangers » – n’ont pas été respectées, ils abandonnent le statut d’apprentis qu’ils s’étaient choisi pendant ces années. Lorsque le maître sera de retour, les élèves devront trouver leur moyen de défaire ce nœud gordien que créent les situations d’apprentissage. C’est l’intérêt de chacun et du groupe et aussi le nœud de l’intrigue. Comme dans le théâtre classique où le dénouement – ici double – ne peut être apporté que par une catastrophe finale ou par l’accomplissement d’actions nécessaires. Ce seront les actes de chacun qui engageront leurs sentiments avec violence dans la recherche de leur solution au problème rencontré par Alexandre à Gordium. Pressé de conquérir le monde, lui avait tranché le nœud. La conquête de soi ne saurait toujours être aussi spectaculaire, en tout cas aussi directe.

Dans ce huis clos bouillonnant, la recherche de passages vers une liberté nouvelle donne au film son intensité.

Sous forme de rituel, un de ces passages salvateurs leur sera donné par Viacheslav Vsevolodovich lui-même. À sa demande, ils enjambent son corps pour sortir symboliquement de la scène et trouver l’apaisement. Ils deviennent alors visiblement fantomatiques, ne font déjà presque plus partie du lieu et pourront tomber dans le sommeil. Jusqu’au matin, où un basculement lumineux vers l’extérieur, espace autant physique que mental, leur apportera le renouveau, leur nouvelle vie.

Boris Mélinand