Comment le cinéma peut-il aujourd’hui évoquer, à l’égard des très jeunes générations, l’ampleur et la monstruosité du génocide ? La polémique – formelle autant qu’éthique – autour du film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler, montre que la question reste pour le moins ouverte (1). En d’autres termes, existe-t-il un type de fiction recevable ? Ou bien celle-ci est-elle condamnée – face à la réalité brute des témoignages enregistrée par les caméras à l’ouverture des camps –, à échouer aux portes de l’indicible, lorsqu’elle rencontre la souffrance des hommes et le silence qui souvent l’accompagne ? En effet l’extermination est tellement massive et l’abomination si insoutenable, qu’aucune incarnation spécifique ne peut s’en dégager. Devant l’amoncellement de cadavres que nous renvoient les images de la Shoah, nous restons hébétés et désemparés. En impliquant sa mère Solange – déportée à Auschwitz – dans un intense processus de figuration, Charles Najman ébranle, non sans courage, ce canevas. Le film la suit dans un établissement thermal qu’elle fréquente tous les deux ans aux frais du gouvernement allemand. Un lieu qui n’est pas sans rappeler l’univers concentrationnaire, notamment lorsque la caméra s’attarde sur des pommeaux de douches de sinistre mémoire. Un rappel de l’horreur ordinaire, matérialisée dans des objets anodins, mais que l’énergie de Solange balaye instantanément. Il faut bien l’avouer, on ne peut s’empêcher d’être d’abord surpris et décontenancé par sa vitalité. Car Solange, malgré la douleur, échappe obstinément à son statut de victime muette des camps ; statut dans lequel, peut être inconsciemment, nous cherchons à la maintenir. Solange est belle, gaie et souriante. Elle boit, mange, chante. Son corps s’offre aux jets d’eau ou aux massages qui le régénèrent. Des images de bonheur, en quelque sorte, auxquelles nous ne sommes pas vraiment habitués, même si certains signes montrent que tout n’est pas si évident (le renouvellement de sa prescription médicale, antidépresseurs et tranquillisants notamment). Nous en ressortons désorientés en se demandant, un peu abasourdis, où cette femme tire une telle volonté, une telle puissance de vie. On comprend alors pourquoi cet appel – parfois théâtral voire incongru (2) – à la fiction, parce qu’il imprime un rapport de proximité, une réelle matérialité physique et émotionnelle à son personnage, était nécessaire à l’émergence d’un témoignage si bouleversant. En effet, en de brefs mais fulgurants moments, la parole s’incarne littéralement. On mesure alors la force intrinsèque de son récit, dans le télescopage improbable entre son passé et notre présent. Des mots déchirants, inouïs, qui brisent le silence et les apparences pour décrire la cruauté, la folie, la déshumanisation.
Éric Vidal
- Le 3 mars 1994, Claude Lanzman déclare au journal Le Monde à propos du film de Spielberg : « La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation […] Il n’y a pas une seconde d’archives dans Shoah parce que ce n’est pas ma façon de travailler, de penser et aussi parce qu’il n’en existe pas. […] Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives […] Si j’avais trouvé un film existant […] tourné par un SS […], non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit ». Repris dans Art Press, juillet-août 96, n° 215. Dossier « Quoi de neuf sur la guerre ? ou l’art de la mémoire ».
- Ainsi quand on lui demande si le fait d’être séduisante était un atout non négligeable pour la survie…